Article extrait du Plein droit n° 96, mars 2013
« Du service au servage »

Des prêtres français aux côtés des nationalistes algériens

Sybille Chapeu

docteur en histoire à l’université de Toulouse
Comme l’ensemble de la société française, les Églises chrétiennes sont divisées par la guerre d’Algérie. Certains prêtres, issus de la Mission de France, vont faire le choix, à rebours de l’épiscopat français, de soutenir l’indépendance et de s’impliquer aux côtés des militants du FLN. Au nom de leur conscience.

La guerre d’Algérie a profondément divisé, entre 1954 et 1962, la société française. « Événement » pour les uns, « révolution » pour les autres, ce drame suscite des oppositions acharnées. Les Églises chrétiennes ne sont pas épargnées. Le processus de décolonisation mobilise les esprits et conduit à des ruptures irréversibles. Des prêtres se mobilisent très vite contre la torture, d’autres soutiennent le peuple algérien en lutte pour son indépendance. En remettant radicalement en cause l’ordre colonial, ils se placent à contrecourant de l’opinion publique française. Leurs engagements, qui ont scellé l’amitié entre les peuples algérien et français, restent aujourd’hui encore méconnus. Revenir sur le parcours de ces hommes, c’est montrer comment ils ont occupé une place capitale dans les résistances chrétiennes à la guerre d’Algérie.

Ce qui rassemble Jean-Claude Barthez, Bernard Boudouresques, Christien Corre, Robert Davezies, Jobic Kerlan, Pierre Mamet, Jean Urvoas… c’est leur appartenance à la Mission de France [1], une institution atypique. Créée, en 1941, sous l’impulsion du cardinal Suhard, évêque de Lille, par l’Assemblée des cardinaux et archevêques de France, la Mission de France se donne pour vocation d’évangéliser les régions de France les plus déchristianisées. Un séminaire est alors ouvert à Lisieux où une formation originale se met progressivement en place. On y lit Hegel et Marx, Combat, Libération, L’Humanité. Entre leurs années de théologie, les séminaristes font des stages de travail comme tourneurs, fraiseurs, ouvriers agricoles… ce qui développe chez ces clercs un sens précis de l’engagement aux côtés des pauvres et des exploités. Certains travaillent sur les chantiers des grands barrages, d’autres dans l’hôtellerie, chez Renault, Citroën ou Panhard. Les prêtres-ouvriers représentent le modèle missionnaire idéal. À la pointe des luttes ouvrières, parfois permanents de la CGT, ils viennent à Lisieux parler de leur vie. Le séminaire attire alors de fortes personnalités. Il faut en effet du caractère pour braver les évêques réticents et les contestations du reste de l’Église et de la communauté catholique ! Car la crise du mouvement missionnaire français est ouverte depuis plusieurs années et le 1er mars 1954, quelques mois avant le déclenchement des « événements d’Algérie », les évêques demandent aux prêtres-ouvriers de quitter le travail. Pour les prêtres de la Mission de France, le choc est rude. Alors que l’institution semble elle aussi menacée, Pie XII signe, le 15 août 1954, la constitution apostolique qui réorganise la Mission de France et autorise la réouverture du séminaire à Pontigny dans la vieille abbaye cistercienne. On y formera des prêtres destinés aux régions françaises déchristianisées mais la conversion ne se fera plus au sein même de l’usine.

C’est dans ce contexte qu’éclatent, dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre 1954, sur le territoire algérien, une trentaine d’attentats. Le déclenchement de cette insurrection est accompagné de la diffusion d’un manifeste qui, sous forme de tract, apprend au monde la naissance du Front de libération nationale (FLN) et le contenu de son programme, l’indépendance de l’Algérie. Mais pour la grande majorité des Français, « l’Algérie c’est la France  », comme l’a affirmé le 5 novembre 1954 le ministre de l’intérieur François Mitterrand et l’action de répression du gouvernement envers les « rebelles » est largement approuvée par l’opinion publique française. Mais des voix s’élèvent à contrecourant, parmi lesquelles, dès le printemps 1956, celles de quelques prêtres de la Mission de France.

Réputation sulfureuse

Car l’Algérie n’est pas une terre inconnue pour certains d’entre eux puisque l’institution y a, depuis 1949, des équipes, à Hussein-Dey, sur le port d’Alger et à Souk-Ahras. Désireux de rejoindre les plus pauvres, ces hommes se tournent vers la population musulmane dont ils comprennent très vite les aspirations nationalistes. Vivant au sein de la société coloniale, ils sont témoins de ses bouleversements.

Jobic Kerlan est de ceux-là. Il s’est lié d’amitié, depuis 1953, avec Badji Mokhtar [2], responsable FLN de l’Organisation spéciale de la région de Souk-Ahras, mort le 20 novembre 1954 lors d’une opération militaire de l’OS contre l’armée française. Avec Louis Augros et Pierre Mamet, les autres membres de l’équipe, ils créent une association Entr’aide fraternelle pour rapprocher les communautés et un comité de soutien aux familles de détenus nationalistes. Ils constituent aussi des dossiers sur les opérations de police et de répression de l’armée française et transmettent ces documents à des amis journalistes ou écrivains, à des responsables d’Église et à des hommes politiques en métropole. Ils sont très vite soupçonnés d’outrepasser leur fonction et sont expulsés de Souk-Ahras le 16 avril 1956. L’événement a un retentissement considérable et la presse nationale s’en fait l’écho. Pour la première fois, des prêtres sont accusés d’aider le FLN. La Mission de France acquiert une réputation sulfureuse, bientôt alimentée par d’autres affaires judiciaires.

C’est Jean-Claude Barthez, vicaire dans la banlieue d’Alger, qui prend le relais. Il donne des cours d’alphabétisation à de jeunes musulmans lorsqu’il reçoit, au début de l’année 1957, un jeune nationaliste algérien échappé d’un camp de regroupement qui porte encore des traces de torture. Il le cache sans hésiter. Arrêté en mars, en pleine Bataille d’Alger, pour avoir caché une ronéo destinée à imprimer des tracts pour la résistance algérienne, il est jugé lors du procès dit des chrétiens progressistes, le 22 juillet 1957, à Alger, et condamné à six mois de prison avec sursis.

Nommé à Hussein-Dey, Jobic Kerlan de son côté n’a pas rompu les liens avec les nationalistes algériens. Il sera lui aussi condamné, le 3 juin 1960, à 5 ans de prison avec sursis pour avoir dactylographié et ronéoté un tract reproduisant un message de Krim Belkacem, vice-président du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), aux populations d’Algérie.

Ces prêtres au cœur du conflit alertent leurs amis de la Mission de France en métropole, révoltés eux aussi par l’usage de la torture en Algérie. Ces derniers ont pris l’habitude de se réunir dans la chambre de Bernard Boudouresques, polytechnicien, chercheur au Commissariat à l’énergie atomique à Saclay.

Jean Urvoas est un des plus informés. Il a quitté l’usine la mort dans l’âme le 1er mars 1954 et a rejoint la Mission de France dans l’espoir de retourner un jour au travail. Prêtre à Puteaux, dans la banlieue parisienne, il côtoie nombre d’ouvriers algériens qui lui confient leur rêve d’une Algérie indépendante. Il les comprend d’autant mieux qu’il a été, de décembre 1953 à février 1954, ouvrier en Algérie dans une briqueterie de Maison-Carrée où il a fait l’expérience de la violence du colonialisme. Il apporte son soutien aux ouvriers algériens militants du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) d’abord, du FLN ensuite. Dès le printemps 1955, il organise son propre réseau d’aide au FLN en hébergeant des militants et en leur procurant des papiers d’identité. Il reçoit les premières lettres d’officiers et de soldats, séminaristes, prêtres, appelés et rappelés de 1955 et 1956 en Algérie, qui témoignent de l’emploi, par certains membres de l’armée française, de « méthodes de pacification » telles que les tortures infligées à des prisonniers, les représailles sur des populations civiles, les exécutions d’otages, les exactions, les viols. Il les fait lire à ses amis de la Mission de France, Bernard Boudouresques, Robert Davezies, Pierre Mamet, Jean de Miribel qui ne veulent pas rester sans rien faire. Ils décident d’alerter des personnalités chrétiennes telles que Robert Barrat, Madeleine Collas, Jean-Marie Domenach, Paule Mounier, Elia Perroy, André Philip, René Rémond, Paul Ricoeur… Ils créent ensemble un Comité de résistance spirituelle qui élève une protestation solennelle contre ces crimes et décident d’en rendre public le récit. La publication de la brochure Des rappelés témoignent… [3] en mars 1957 correspond au premier engagement public des prêtres de la Mission de France.

Le réseau Jeanson

L’un d’entre eux, Robert Davezies, physicien dans les laboratoires de l’École normale supérieure, veut aller plus loin et publier au nom du comité un texte qui reconnaîtrait le droit des Algériens à l’indépendance. Il ne parvient pas à convaincre ses camarades mais se fait recruter, le 1er juin 1957, par Jean Urvoas au sein de son réseau de soutien au FLN.

Dans d’autres univers, des hommes font le même choix. Le philosophe Francis Jeanson, écrivain et gérant des Temps modernes, rend lui aussi, dès 1956, des services au FLN. Il recrute parmi ses amis sartriens ou communistes qui jugent la direction du PCF face au FLN trop frileuse. En juillet 1957, arrive à Paris le nouveau responsable de la Fédération de France du FLN, Omar Boudaoud. Les deux hommes arrêtent le principe d’un soutien français organisé sur des points précis : hébergement, recherche de lieux de réunion, transport et garde de l’argent des collectes, passage des frontières des militants, convoi, impression de tracts…

Francis Jeanson et ses proches, d’une part, les prêtres de la Mission de France, de l’autre, décident alors de coordonner leur action et créent le 2 octobre 1957 un réseau qui sera appelé le réseau Jeanson [4]. Les membres de cette organisation clandestine n’appartiennent pas au FLN, n’interviennent pas dans ses décisions politiques, ne posent pas de questions sur la destination des hommes et de l’argent, ils se contentent d’apporter une aide matérielle dans un climat d’illégalité et de pression policière. Chacun recrutera dans son milieu et la Mission de France est largement sollicitée.

Pierre Mamet, après son expulsion de Souk-Ahras, est rentré en France où il côtoie nombre d’Algériens. Il fréquente leurs cafés et les militants du FLN le considèrent comme un des leurs. Ils lui demandent de témoigner, le 10 décembre 1957, au procès de Mohammed Ben Saddok qui a abattu à Colombes, à la sortie d’un match, le président du club de football, Ali Chekkal, connu pour ses sentiments francophiles. C’est l’occasion pour lui de dresser un sévère portrait de la société coloniale algérienne qu’il a connue lorsqu’il était ouvrier agricole dans la Constantinois : « J’ai senti à en souffrir le mépris des autres, le mépris d’une race, le mépris profond de la vie [5]. »

Avec les prêtres les plus mobilisés, Pierre Mamet fait aussi un travail d’information au sein même de la Mission de France afin de faire basculer l’institution dans le soutien à l’indépendance de l’Algérie. Ils organisent des journées d’information sur la guerre d’Algérie, du 20 au 22 janvier 1958, à Paris. Les conclusions de ces débats sont publiées dans la brochure interne de la Mission de France, La Lettre aux communautés, du mois de mars 1958 et sont largement reprises dans la presse. On peut y lire : « Il n’est pas traître à sa patrie, le chrétien qui exige le respect des droits des autres. Il ne démoralise ni l’armée, ni la nation, le chrétien qui condamne certaines méthodes inhumaines. […] S’il est avéré qu’en Algérie un peuple existe et veut exister comme distinct du peuple français, nous pouvons donc nettement déclarer que l’Église n’est pas davantage opposée là qu’ailleurs à l’accession de ce peuple à son indépendance. L’évangélisation ne peut être un prétexte à la domination d’un peuple sur un autre [6]. »

Si la Mission de France prend si tôt position contre la guerre d’Algérie, c’est par l’action de ces prêtres à l’avant-garde du mouvement anticolonialiste. Cela tient aussi à leur conception du rôle du prêtre. La Mission ne saurait être pour eux un simple mouvement d’Église mais un mouvement missionnaire qui permette l’expression de ses membres dans tous les domaines y compris celui de l’engagement politique. L’institution se trouve désormais dans le camp des opposants à la guerre d’Algérie ce qui fait scandale dans les milieux catholiques traditionnels dont l’opposition à la Mission de France ne cesse de grandir. Ses prêtres sont parvenus à faire participer l’institution missionnaire au mouvement anticolonialiste dès le début de l’année 1958 mais ils ne tardent pas à subir les conséquences d’un tel engagement. Les arrestations sont de plus en plus nombreuses dans les rangs des « porteurs de valises » du FLN.

Robert Davezies, qui s’occupe depuis le mois de novembre 1957 des passages de frontières entre la France et l’Espagne, au cœur du Pays Basque, à partir de St Pée-de-Nivelle, par des chemins proches du poste frontière de Dancharia, s’enfonce progressivement dans l’illégalité. Il devient dès le mois de mai 1958 responsable de la collecte et de l’acheminement des fonds et crée son propre réseau lorsque Jacques Soustelle, ministre de l’information, est victime d’un attentat organisé par le FLN, à Paris, le 15 septembre 1958. Les membres du commando arrêtés avouent sous la torture avoir été hébergés et convoyés par Bernard Boudouresques qui est arrêté, en octobre, avec le frère, Jean, et la sœur, Geneviève, de Robert Davezies. Jean Urvoas est interpellé et interrogé par la Direction de la surveillance du territoire (DST). La Mission de France toute entière est dès lors soupçonnée d’apporter son appui au FLN. Vingt-trois communautés sont perquisitionnées, le séminaire est cerné par les CRS, le secrétariat fouillé. Un mandat d’arrêt est lancé contre Robert Davezies qui fait le choix de la clandestinité et de l’exil. Il rejoint à Cologne les responsables de la Fédération de France du FLN.

La Mission de France se passerait bien de toute cette publicité mais la mobilisation de ses prêtres contre la guerre d’Algérie ne faiblit pas. C’est la question de l’insoumission qui place de nouveau l’institution sur le banc des accusés. Christien Corre, prêtre de Montluçon, se trouve impliqué dans une nouvelle affaire. Arrêté le 8 mars 1960, il est accusé d’avoir fourni à un jeune appelé des renseignements sur le réseau d’aide à l’insoumission et à la désertion Jeune Résistance. Son procès, qui se déroule les 7 et 8 juillet 1960 à Lyon, est une aubaine pour le mouvement inconnu du grand public et dont le sigle est bientôt sur toutes les lèvres des opposants à la guerre d’Algérie.

Robert Davezies, de son côté, ne peut rentrer en France et part visiter les camps de réfugiés algériens en Tunisie. Il rédige, à son retour en Allemagne, un livre, Le Front [7], publié le 2 octobre 1959 aux éditions de Minuit, dans lequel il démontre que le peuple algérien tout entier est derrière le FLN. Le livre fait choc et est traduit dans de nombreux pays. Mais son parcours de clandestin s’arrête le 29 janvier 1961 lorsqu’il est arrêté à Lyon avec Nils Andersson, éditeur des Editions La Cité, à Lausanne. Robert Davezies rejoint les membres des réseaux de soutien emprisonnés à Fresnes. Il publie bientôt Le Temps de la justice [8], le 27 mars 1961, dans lequel il explique les raisons de son engagement. À la tradition ecclésiale de soumission au pouvoir établi, il oppose la supériorité de la conscience sur toute raison d’État et puise la force de sa contestation dans la solidarité avec les opprimés. Son procès se déroule du 9 au 12 janvier 1962, à Paris, dans un climat marqué par la multiplication des attentats de l’OAS. Il mobilise le camp des opposants à la guerre d’Algérie. Défendu pas six avocats, Robert Davezies est soutenu par nombre de témoins dont Jean-Paul Sartre et Louis Aragon. Condamné à trois ans d’emprisonnement, il est toujours à Fresnes dans sa cellule avec ses camarades du FLN et des réseaux de soutien lorsqu’est annoncé le cessez-le-feu, le 18 mars 1962 : « J’ai compris, ce jour-là, dira-t-il, que les hommes ne sont pas le jouet d’une destinée, que les hommes ont le pouvoir de faire leur histoire, qu’elle est là, présente dans leurs mains [9]. »

Une page de l’histoire franco-algérienne a été écrite par ces prêtres de la Mission de France. L’apport de ces hommes à la décolonisation algérienne a contribué à l’instauration de relations entre les deux peuples dès la proclamation de l’indépendance. Car c’est aussi la question des relations entre la France et l’Algérie qui est ici posée. Un homme comme Robert Davezies sera, dès 1962, pour les dirigeants algériens, un interlocuteur privilégié. Il sera souvent invité en témoignage de ce lien qu’il sut maintenir entre le peuple algérien et le peuple français en se positionnant du côté de la justice et de la liberté. Et pour tous les Algériens qui luttèrent pour l’indépendance de leur pays, lui et ses camarades restent « les frères des Frères ».




Notes

[1Sybille Chapeu, Des chrétiens dans la guerre d’Algérie, L’action de la Mission de France, Editions de l’Atelier, 2004, 272 p.

[2Jobic Kerlan, « À propos de Badji Mokhtar, », Le retentissement de la Révolution algérienne en France, colloque international d’Alger, 24-28 novembre 1984, dir. M. Touili, ENAL/GAM, 1985.

[3Comité de Résistance spirituelle, Des rappelés témoignent…, Paris, 1957, 96 p.

[4Voir Hervé Hamon 4amp ; Patrick Rotman, Les porteurs de valises : La résistance française à la guerre d’Algérie, Albin Michel, 1982, 436 p., rééd. Points Histoire n° 59, 1982.

[5Témoignage de Pierre Mamet au procès de M. Ben Saddok, 10 déc. 1957, Archives E. Deschamps.

[6Mission de France, Conclusions de la session, Lettre aux communautés, mars 1958, p. 44-52.

[7Robert Davezies, Le Front, Paris, Editions de Minuit, 1959, 238 p.

[8Robert Davezies, Le Temps de la justice, Lausanne, Editions La Cité, 1961, 162 p.

[9« Les frères des Frères », Film de Richard Copans, avec Hélène Cuénat, Robert Davezies, Jean-Louis Hurst et Francis Jeanson, 1992.


Article extrait du n°96

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Dernier ajout : vendredi 16 décembre 2016, 10:44
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