Article extrait du Plein droit n° 76, mars 2008
« Hortefeux, acte 1 »

Biométrie : corps étrangers sous contrôle

Meryem Marzouki

Chercheur au CNRS, Laboratoire d’Informatique de Paris 6 – Présidente de l’association IRIS*

Une large mobilisation s’est affirmée, bien au-delà des seules associations de défense des droits des étrangers, contre l’amendement introduisant les tests ADN de filiation dans le projet de loi sur l’immigration. Toutefois, les prises de positions qui ont reçu l’attention médiatique ont ignoré que cet amendement s’inscrivait dans une logique de contrôle biométrique, en constant développement depuis quelques années déjà, notamment mais pas uniquement à l’encontre des étrangers.

Parmi les très nombreux amendements qui sont venus s’ajouter à l’édifice initial de la loi « Hortefeux », celui qui est devenu l’article 62 de la loi énonce : « L’article L 611-3 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile est complété par un alinéa ainsi rédigé : “Il en est de même des bénéficiaires de l’aide au retour mentionnée au dernier alinéa du I de l’article L 511-1” ». Traduction : ils seront fichés par leurs données biométriques (photographie et empreintes digitales).

« Ainsi, même une fois rentrés dans leur pays d’origine, les étrangers nous gêneraient à ce point qu’il faille organiser leur fichage ! », s’est exclamée au Sénat Bariza Khiari – l’une des rares parlementaires, avec sa collègue Éliane Assassi et le député Noël Mamère, à réagir en séance à propos de cet amendement. Les personnes de retour dans leur pays volontairement et dans un cadre tout à fait légal, seront en effet désormais les compagnons de fichage biométrique des étrangers non européens sollicitant une carte de séjour ou ceux en situation irrégulière, déjà stigmatisés par ce même article L 611-3.

La déjà problématique conjonction de « l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du codéveloppement » en un ministère prend ainsi une dimension insoupçonnée avec cet amendement : le codéveloppement, dont l’aide au retour constitue officiellement une dimension, suppose donc le fichage biométrique – c’est-à-dire par les caractéristiques corporelles – de ses bénéficiaires. Tous comptes faits, la question de savoir si les étrangers ont une âme ne semble pas mériter une nouvelle controverse : seul importe leur corps, identifiable et authentifiable à merci.

De manière significative, ce fichage biométrique des bénéficiaires de l’aide au retour était déjà envisagé dans une circulaire interministérielle du 7 décembre 2006 [1] : « un système de prise d’empreintes digitales sera géré par l’Anaem, dans le cadre des prescriptions de la loi informatique et libertés ». Il n’a absolument pas été tenu compte de telles prescriptions, puisque la disposition a été introduite par amendement au projet de loi, échappant ainsi à la saisine obligatoire de la Commission nationale informatique et libertés (Cnil) par le gouvernement pour avis consultatif. Proposé par le député Éric Ciotti, adopté par la Commission des lois de l’Assemblée nationale avec le soutien du rapporteur Thierry Mariani, l’amendement a ensuite été adopté en plénière avec avis favorable du ministre, et enfin confirmé au Sénat [2].

Pendant tout le processus, la Cnil n’a pas soufflé mot, elle était pourtant directement concernée. Interrogé sur ce silence à propos de l’amendement sur les tests ADN, son président pouvait certes arguer du fait que « ce n’est pas un fichage supplémentaire. On va comparer les ADN, déterminer la filiation, mais les résultats de ces analyses ne seront pas conservés. Donc on ne peut pas estimer qu’il y a là un pas de plus dans le fichage ADN » [3]. Une telle explication ne peut cependant pas être invoquée pour le fichage biométrique par la photographie et l’empreinte digitale. En ne prenant pas position sur cette disposition, trop occupée à justifier l’introduction, par deux de ses membres parlementaires, de l’amendement sur les statistiques « ethniques » dans le même projet de loi, la Cnil n’a pas rempli sa mission. L’opposition parlementaire, quant à elle, s’est contentée de soulever les deux seules dispositions très médiatisées – tests ADN et statistiques « ethniques » – dans sa saisine du Conseil constitutionnel. Comme on pouvait s’y attendre, le Conseil n’a pas jugé qu’il y avait lieu de se saisir d’office d’autres dispositions de la loi (voir dans ce numéro p. 27).

Ciotti rime bien avec Mariani : le fichage biométrique et les tests ADN s’inscrivent dans une même logique d’identification des personnes par leurs caractéristiques corporelles. Les techniques biométriques se classent en effet en trois grandes catégories selon le type d’analyse : biologique (dont le test ADN), comportementale (démarche, tracé de signature, frappe clavier...) ou morphologique (empreintes digitales, géométrie de la main, traits du visage, iris de l’oeil...). Certaines existent depuis longtemps : on se contentait alors de parler d’anthropométrie, terminologie qui, par sa référence à l’histoire des techniques de police, suscitait une certaine méfiance dans la population, en tout état de cause une réaction mitigée, loin du consentement social actuel.

La nouveauté de la biométrie réside dans l’automatisation de la mesure et de la reconnaissance des caractéristiques d’un individu, c’est-à-dire dans le couplage entre anthropométrie et informatique. Le regain d’intérêt qu’elle suscite découle directement de la disponibilité, à coût de plus en plus bas, d’outils et de systèmes de collecte et d’analyse rapide des échantillons. C’est alors un boulevard qui s’est ouvert, à la fois pour les fournisseurs et pour les utilisateurs potentiels de ces systèmes.

Du point de vue des fournisseurs, la biométrie est un marché en expansion, qui s’avère très lucratif : l’International Biometric Group, une firme de consultant dont les clients sont des États et des sociétés commerciales, prévoit une constante augmentation des revenus du marché de l’industrie biométrique, pour passer de 3 milliards de dollars US en 2007 à 7,4 milliards en 2012 (hors ADN). La firme le dit clairement : cette croissance est entraînée par des programmes gouvernementaux à large échelle, ayant un effet structurant sur ce marché.

On note aussi l’augmentation des crédits à la recherche académique dans ce domaine et plus largement dans le secteur des techniques de surveillance et de contrôle. Malgré des bénéfices escomptés certes sans commune mesure, cela suscite un intérêt accru pour des développements scientifiques qui viendront, en un cercle particulièrement vicieux, renforcer l’expansion de l’industrie du contrôle. La dimension critique, voire simplement éthique est rarement prise en compte : elle ne paie guère.

Du point de vue des utilisateurs potentiels, une démarche règne en maître : la rationalisation des procédures, sous-tendue par une logique managériale. Que les objectifs soient sécuritaires, administratifs ou marchands, que l’utilisateur soit un service de l’État, un directeur d’école ou un gérant de supermarché, le but est identique : il s’agit de contrôler des flux de personnes et d’éviter des fraudes. Identification et authentification sont ainsi les deux mamelles de la biométrie. Et cela doit se réaliser dans la plus grande fluidité, aux postes frontière comme à l’entrée d’une cantine ou aux caisses de magasins, tout en mobilisant le moins de personnel possible. Lorsque Nicolas Sarkozy dit vouloir « substituer la culture de la preuve à la culture de l’aveu » dans les enquêtes pénales, il illustre parfaitement cette logique de rationalisation, d’industrialisation pourrait-on presque dire, des procédures.

Les efforts vont d’ailleurs tous dans ce sens, à commencer par l’organisation de l’administration Hortefeux. Francis Etienne, nommé le 9 janvier 2008 directeur de l’immigration, était auparavant directeur des systèmes d’information au Quai d’Orsay, notamment en charge de l’intégration de la biométrie dans les traitements consulaires [4]. Tout aussi notable est le fait que, bien que de création très récente, ce ministère fait partie des premières administrations concernées par la révision générale des politiques publiques (RGPP). Parmi les décisions prises lors du premier Conseil de modernisation des politiques publiques du 12 décembre 2007, figure, au titre de ce ministère, l’automatisation des contrôles aux frontières par l’installation de sas biométriques automatiques dans les grands aéroports. L’objectif affiché est bien de permettre « un contrôle de meilleure qualité à un meilleur coût » [5].

Ce contrôle sera d’autant plus « fluidifié » qu’il sera fondé sur la disponibilité de données bio-métriques permettant d’attester des entrées sur le territoire, mais aussi d’en vérifier les sorties. Le Quatrième rapport du Comité interministériel de contrôle de l’immigration [6] relève la mise en place « à titre expérimental » d’une procédure de contrôle des retours dans le pays d’origine de bénéficiaires de visas de court séjour. Soulignant la lourdeur d’une telle démarche, qui suppose pour l’instant que les intéressés se présentent au consulat à leur retour, le rapport conclut que « seule la biométrie permettra à terme de centraliser les entrées et sorties des étrangers dans une base de données en tenant compte des prolongations de séjour accordées par les préfectures et dont les postes consulaires n’ont pas aujourd’hui connaissance ».

C’est pratiquement chose faite, au moins du point de vue législatif et réglementaire. Le décret créant le fichier des visas biométriques des demandeurs de visas, Visabio, est déjà paru le 3 novembre 2007 [7], en application de l’article L 611-6 du code des étrangers (Ceseda). Avec ce décret, le prélèvement et l’enregistrement des identifiants biométriques des demandeurs de visas deviennent obligatoires. La mise en œuvre de Visabio s’étendra jusqu’en 2010, selon les termes du marché public lancé pour son exécution [8]. Il contiendra la photo numérisée et les empreintes digitales des dix doigts de tous les demandeurs de visas, seuls les enfants de moins de six ans pouvant échapper à ce dernier prélèvement. Il sera également alimenté par le fichier du Réseau Mondial Visas 2 (RMV2) [9].

Biopolice des étrangers

L’application de l’article L 611-3 du Ceseda suivra sans doute, et sans retard, le même processus, concernant cette fois non pas les demandeurs de visas, mais les demandeurs d’un titre de séjour, les étrangers en situation irrégulière, et, depuis l’adoption de la nouvelle loi sur l’immigration, les bénéficiaires de l’aide au retour. Actuellement, leurs identifiants biométriques « peuvent » être relevés, comme c’était le cas pour les demandeurs de visas avant le décret du 3 novembre 2007. Le traitement de ces données fera peut-être l’objet d’un fichier séparé, mais pourrait tout aussi bien être centralisé dans le même fichier Visabio. Une telle hypothèse, cohérente dans une logique de rationalisation des procédures, est confortée par une autre décision importante prise dans le cadre de la RGPP au titre du ministère Hortefeux, consistant à instruire de manière concomitante la demande de visa de long séjour et l’autorisation de séjour auquel ce visa ouvre théoriquement droit.

Entre pays d’origine et pays d’immigration, c’est l’intégralité du circuit possible de l’étranger qui est ainsi mis sous mandat. L’obsession du contrôle permanent et infaillible se réalise à grande échelle, par la réification des corps pour mieux les étiqueter, les contrôler, les trier : la biopolice des étrangers s’industrialise, tout comme s’est industrialisée leur expulsion avec le fichier ELOI [10].

* Site du laboratoire d’informatique de Paris 6 : www-polytic.lip6.fr
Site d’Iris : www.iris.sgdg.org




Article extrait du n°76

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Dernier ajout : lundi 7 avril 2014, 17:19
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