Article extrait du Plein droit n° 76, mars 2008
« Hortefeux, acte 1 »

Ukraine, l’asile sous-traité

Chakri Belaïd

Journaliste indépendant
Chaque jour, des réfugiés interceptés en Pologne, Hongrie et Slovaquie sont niés dans leur droit à demander l’asile en Europe et renvoyés avec d’autres migrants vers l’Ukraine en vertu d’accords de réadmission. Contraires à la Convention de Genève de 1951, ces refoulements sont en passe d’être légalisés par la directive sur les procédures d’asile, laquelle pourrait faire de l’Ukraine, malgré les graves dysfonctionnements de son système d’asile, le premier laboratoire de l’externalisation hors de l’Union de la gestion des demandeurs d’asile.

Elle est réfugiée, sans papiers et vit dans la précarité. Cependant, Tomara refuse obstinément de se plaindre de son sort. « On est mieux ici, explique-telle, à la terrasse d’un café viennois. Je me sens libre, les Russes ne nous menacent pas  ». Pourtant, cette Tchétchène alerte de trente ans, son époux et les neuf membres de leurs familles évitent, autant que possible, de s’éloigner du foyer qu’ils occupent, non loin de la capitale autrichienne. Les soixante euros que chacun touche comme demandeur d’asile, depuis octobre 2006, n’autorisent pas de dépenses superflues. Surtout, ils sont fatigués : ils ont assez vécu de péripéties, depuis leur fuite de Grozny, fin 2005, pour ne plus vouloir risquer de vivre la moindre mésaventure. Leur présence en Europe, ils la doivent à la révolte rageuse qu’ils ont opposée à des policiers slovaques lorsque, après quatre tentatives de traversée de la frontière ukrainienne et deux longs séjours en détention, les deux familles étaient sommées de regagner l’ex-république soviétique. « Finalement, explique Tomara, ils nous ont laissé demander l’asile, mais nous sommes allés en Autriche  », où 81,8 % des demandeurs d’asile tchétchènes étaient reconnus en 2006.

Rares, pourtant, sont les clandestins en provenance d’Ukraine à qui on autorise l’accès à une procédure d’asile en Slovaquie. Comme la Pologne et la Hongrie, ce pays les y renvoit de façon expéditive s’ils sont soupçonnés d’y avoir transité. Un mécanisme qui relève d’accords bilatéraux de réadmission conclus en 2004 entre l’Ukraine et ses voisins alors que ceux-ci faisaient leur entrée dans l’Union. « Les polices des frontières polonaise et slovaque, témoigne Human Rights Watch dans une enquête très documentée [1], traitent en général leurs demandes sans vraiment chercher à identifier leur origine ou leur statut, sans leur avoir accordé un accès à un avocat ou à un interprète, ni leur avoir laissé la possibilité de contester leur décision de les renvoyer en Ukraine  ». Ainsi, reprend l’enquête, « on retrouve dans les personnes susceptibles d’être renvoyées, des demandeurs d’asile pour qui le niveau de protection n’a pas été évalué  ». En ne rendant pas obligatoire l’examen scrupuleux des besoins de chaque personne, ces accords bilatéraux, bien qu’ils appellent les parties au respect de la Convention de Genève de 1951, favorisent la violation de l’un de ses principes fondamentaux, celui de non refoulement. Aucun État, commande-t-il, ne refoulera un réfugié dans un pays où sa vie et sa liberté peuvent être menacées. Or, dans certains cas, ces renvois expéditifs vers l’Ukraine en constituent une grave entorse.

Qu’ils soient bilatéraux ou communautaire, les accords de réadmission avec un pays tiers s’inscrivent dans une vaste stratégie de l’Union en matière de lutte contre l’immigration clandestine convenue lors des Conseils européens de Tampere (1999) et de Séville (juin 2002). À ce jour, cinq accords ont été conclus par l’UE, mais beaucoup d’autres sont en cours de négociation, notamment avec ses voisins d’Afrique du nord. Cependant, hormis celui que la Russie a ratifié en janvier 2007 [voir encadré], aucun d’entre eux n’énonce clairement qu’il exclut les demandeurs d’asile de son champ d’application. Ce, en dépit des condamnations répétées, par le Parlement européen, des préjudices qu’ils entraînent, notamment les expulsions collectives de migrants d’Italie vers la Libye qui demeurent sans doute l’exemple le plus emblématique. Faut-il imputer à ces accords de réadmission la chute de 46 %, depuis 2001, du nombre de demandes d’asile en Europe ? À l’évidence, ils ont influencé cette décrue puisqu’à elle seule, la Slovaquie a enregistré une baisse de 69 % par rapport à 2004. Certes, l’Ukraine n’a pas la réputation libyenne en matière de violation des droits de l’homme. Elle est même signataire de la Convention de Genève depuis 1996 alors qu’il n’existe pas de système d’asile en Libye. Il n’empêche. Relégués aux marges de l’Europe, que peuvent espérer des chercheurs d’asile dans cette ex-république soviétique ?

La plupart des migrants qui franchissent la frontière européenne jettent leurs passeports pour ne pas être identifiés. Ce qui leur vaut, une fois interceptés, d’être détenus dans un de ces camps construits le long de la frontière européenne. « Une détention peut durer jusqu’à six mois  » témoigne Olexandr Sergeyev, avocat à Pavshina dans un centre de détention près de la Slovaquie. « Et il n’y a que deux façons d’en sortir… Demander l’asile ou être déporté !  ». Qu’ils soient Indiens, Pakistanais, Égyptiens, Palestiniens, Syriens, « tous finissent par demander l’asile  », poursuit-il avant d’ajouter : « Aucun règlement officiel ne refuse à tel ou tel ressortissant l’accès à une procédure d’asile, mais certains sont l’objet de consignes officieuses.  » À propos des Chinois et des Afghans, le juriste est catégorique : une fois identifiés avec l’aide de leurs ambassades, ils sont envoyés à Kiev et déportés au frais de celles-ci, qu’ils soient demandeurs d’asile ou non. Quant aux Tchétchènes, qui comptent parmi les plus nombreux à transiter par l’Ukraine, un sort identique attend la plupart d’entre eux. À ceci près que « leur déportation peut se faire en un jour  », la « procédure d’expulsion » n’étant « pas prévue dans leur cas  », précise Olexandr : « Les Tchétchènes sont en général considérés comme des terroristes. Il est interdit, officieusement, de les reconnaître comme réfugiés  ». Alerté maintes fois par des ONG locales, le HCR à Kiev décidait, fin 2005, de mener son enquête. Il conclut ainsi : « Tant que les autorités russes sont coopératives dans la réadmission des Tchétchènes, les décisions d’expulsion sont prises assez rapidement, souvent avant même que les Tchétchènes aient l’opportunité d’entamer une procédure de demande d’asile.  » Certes, il est des cas, rares, où des Tchétchènes parviennent à entamer une procédure d’asile. « À condition, relève cependant l’avocat, que les gardes-frontières ne s’y opposent pas et qu’ils l’expriment clairement  », ce qui n’est pas une évidence car « la majorité ignore que ce droit existe.  »

Les familles de Tomara et de son époux étaient de ceux-là et sont parvenues à entamer une procédure. Mais l’hostilité traditionnelle envers les Caucasiens et la peur de la déportation les ont dissuadés d’attendre leur réponse. Avaient-ils, du reste, des chances d’obtenir le statut en Ukraine ? Une procédure dure en moyenne deux à quatre ans ici et pour un résultat très aléatoire. Entre-temps, les demandeurs d’asile n’ont droit ni à une indemnité, ni à une couverture santé, ce qui n’est pas la norme en Europe.

Alors qu’il s’élevait auparavant à près de 50 %, le taux de reconnaissance du statut de réfugié en Ukraine chutait à 1 % au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, à la faveur d’une réforme de la loi durcissant les critères d’attribution. Il n’a pas, depuis, dépassé ce pourcentage. « Nous n’avons pas assez de moyens pour traiter les 2000 demandes d’asile annuelles et les services d’immigration ne sont pas profession-nalisés  », se justifie Serguey Zlavitch responsable du département d’État chargé de l’immigration et des réfugiés, avant d’évoquer les nombreux réfugiés irakiens déboutés : « La guerre civile n’est pas une raison pour obtenir une protection puisqu’il n’existe pas d’asile temporaire en Ukraine.  » De l’avis d’ONG locales et de l’UNHCR, l’efficacité du système d’asile ukrainien bute sur la mauvaise implantation de la loi sur les réfugiés, dont ils reconnaissent, toutefois, les efforts d’adaptation aux standards internationaux de la Convention de Genève. « Comment distinguer un réfugié d’un migrant économique ? La plupart des services d’immigration n’en savent rien !  » regrette Natalia Dulnyeva membre d’une association d’aide juridique pour réfugiés, basée à Lviv [2]. « Dans les services d’immigration, poursuit-elle, ils ignorent comment enquêter sur les réfugiés, mais aussi les conflits en cours, la législation sur l’asile, les langues.  » Cela l’inquiète cependant moins que le climat grandissant de xénophobie, sans lequel, estime la militante, le taux de reconnaissance ne serait pas aussi dérisoire : « L’influence de l’Europe forteresse est mauvaise pour l’Ukraine. Notre police, nos gardes frontières, le service d’immigration nous disent : Voyez ! L’Europe non plus ne veut pas ces migrants...! Pourquoi devrions-nous les accueillir ?  »

Ce climat est d’autant plus problématique que cette ex-république soviétique est amenée à récupérer, outre les réfugiés renvoyés par ses voisins européens, ceux ayant enregistré une demande d’asile dans un État membre. Quel qu’il soit. Pour peu que ces réfugiés aient avec l’Ukraine « un lien de connexion », comme le stipule la directive sur les procédure d’asile [3] dont l’adoption, en décembre 2005, s’inscrit dans le cadre du Programme de La Haye [4]. Cette directive, à l’encontre de laquelle le Parlement européen avait émis de « sérieuses réserves », permet ainsi, à chaque membre de l’Union, de juger « irrecevable » la demande d’asile d’un réfugié ayant ce « lien » en question avec un « pays tiers sûr ». Le texte ne précise pas la nature de cette « connexion », favorisant une large appréciation de ce terme. « Il peut s’agir, estime l’association Forum réfugiés, d’un pays où la personne a fait une première demande d’asile, un pays qu’elle a simplement traversé ou, pourquoi pas, où vit un membre de sa famille.  » Quant à la notion de « pays tiers sûr », la Commission laisse la liberté à chaque État membre d’en dresser sa propre liste, alors qu’aucun critère dûment établi ne permet, dans la directive, de les qualifier comme tels. Les pays de transit, voisins de l’Europe, sont ici directement concernés. Et en premier lieu l’Ukraine. D’une part, l’Union, dans le cadre de sa politique européenne de voisinage (PEV) a signé avec ce pays, en octobre 2006, un accord de réadmission dont l’entrée en vigueur, en décembre 2008, coïncide par ailleurs avec l’échéance accordée aux États membres pour transposer la directive « procédures » en droit interne. D’autre part, avec la Biélorussie et la Moldavie, l’Ukraine a été choisie pour être le théâtre d’expérimentation, à partir de l’automne 2006, des programmes de protection régionaux (PPR), dont les objectifs sont de renforcer le contrôle des flux migratoires et d’élever, dans les régions d’origine et de transit des migrations, les capacités de protection existantes. Les PPR sont, en effet, financés sur un programme aux missions similaires, baptisé AENEAS et dont l’Ukraine bénéficie depuis mars 2004. À condition qu’il existe un accord de réadmission entre l’UE et un pays cible des PPR, il ne sera pas contraire à la directive « procédures » qu’un État membre, faisant de ces programmes les garants que les pays concernés sont « sûrs », renvoie un demandeur d’asile vers ce pays, avec lequel il pourrait n’avoir aucun lien et qu’il n’aurait pas traversé…

L’influence grandissante du Parlement européen



Sur l’asile, l’accord de réadmission entre l’UE et la Russie ne se singularise pas des autres. Mais la Commission et le Conseil y ont ajouté une déclaration formelle commune répondant aux inquiétudes exprimées par la Commission des libertés civiles du Parlement européen quant à de possibles atteintes aux droits fondamentaux lors des réadmissions, notamment à celui des réfugiés.

Ils y reconnaissent les « manquements » aux droits de l’homme en Russie et s’engagent à surveiller « très étroitement » leurs promotions, dans l’application de l’accord de réadmission : ils en excluent explicitement les demandeurs d’asile et réaffirment qu’aux frontières des États membres, le principe de non refoulement sera respecté.

Des députés se sont, pour autant, indignés du fait qu’aucun mécanisme de contrôle actif n’a été pensé pour assurer que la procédure de réadmission accélérée respectera ces principes. Il n’empêche. Une telle déclaration est inédite et constitue une avancée substantielle. Elle n’a certes aucune valeur juridique, admet Mme Esteves, membre de la commission parlementaire. « Mais, si lui sont signalées des entorses graves à la Convention de Genève, le Parlement peut rappeler la Commission et le Conseil à leurs engagements, ce qui peut entraîner des pressions sur la Russie.  »

Cette déclaration est d’autant plus exceptionnelle qu’elle accompagne un accord relevant de la politique étrangère, domaine exclusif de la Commission et du Conseil. Elle est emblématique de l’influence grandissante du Parlement dans la politique menée par l’exécutif européen. Le passage à la procédure de co-décision rend contraignant désormais son avis dans la législation sur l’asile (depuis décembre 2005), de la lutte contre l’immigration clandestine, du droit pénal.

Du reste, c’est l’esprit de concertation encouragé par le Traité constitutionnel, qui tend à prévaloir dorénavant. Il devient rare que la Commission n’informe pas le Parlement sur l’évolution des négociations d’un accord avec un pays tiers, alors qu’aucune règle ne l’y oblige. Ce qui lui permet d’influencer son contenu avant son adoption par le Conseil.

Ce transfert de responsabilité quant à l’examen de la demande d’asile vers des pays hors de l’UE n’est-il pas prématuré ? Quelle garantie a-t-on que l’Ukraine, par exemple, ne continue pas de renvoyer des demandeurs d’asile vers leurs pays d’origine au mépris des risques d’atteinte à leurs droits fondamentaux, sinon à leurs vies ? Quant à son système d’asile, même « dans le meilleur des cas, estime Natalia Dulnyeva comme la plupart des observateurs locaux, il ne s’en développera pas de conforme aux standards de l’Europe occidentale avant un certain nombre d’années  », en dépit des PPR, semble-t-il, dont la visée principale, soupçonnent des ONG internationales, confine au contrôle des flux migratoires plutôt qu’à la protection. La Cimade en veut pour preuve les « sommes dérisoires engagées  » [5], eu égard aux « besoins colossaux de protection dans les zones de transit visées  ». Une chose est sûre : l’externalisation de la gestion des réfugiés hors de l’Union, dont certains États membres se sont si souvent scandalisés de l’idée, et que le programme de La Haye appelle finalement de ses vœux, commence à trouver les voies de sa réalisation. En effet, on peut se demander si, à l’aune de cette directive « procédures », de l’extension des programmes de protection, et au rythme où l’UE négocie des accords de réadmission avec l’ensemble de ses voisins, il sera encore possible dans quelques années, pour un réfugié, d’entamer une procédure d’asile en Europe.




Notes

[1Le rapport d’octobre 2006 de Human Rights Watch, intitulé « En marge, Ukraine : violation des droits des migrants et des chercheurs d’asile sur la nouvelle frontière Est de l’Union européenne » www.hrw.org

[2Human rights has no Borders.

[3Directive 2005/85/CE, relative à des normes minimales concernant la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié dans les États membres.

[4Lancé en novembre 2004, ce programme doit achever, en cinq ans, d’instaurer un système d‘asile commun à tous les États membres.

[5Pour ces projets, l’Europe entend engager 1,829 million d’euros pour l’ensemble des trois pays.


Article extrait du n°76

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Dernier ajout : mardi 24 juin 2014, 15:15
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