Article extrait du Plein droit n° 76, mars 2008
« Hortefeux, acte 1 »

Une armée de travailleurs de réserve

Violaine Carrère

Chargée d’étude au Gisti
Sans guère faire de bruit dans un premier temps, un amendement au projet de loi du nouveau ministre de l’immigration discuté à l’automne 2007 a été adopté sitôt que présenté à l’assemblée nationale. Il s’agissait de rien moins que de la possibilité pour des étrangers d’obtenir un titre de séjour simplement sur la base d’une promesse d’embauche. Une petite révolution après des décennies de dogme de nécessaire protection du marché de l’emploi national ! Cependant ni parmi les députés, ni au dehors, personne ne s’est particulièrement ému sur le moment de la nouvelle disposition ainsi introduite.

Un contrat de travail, ou une promesse d’embauche, vont-ils de nouveau suffire à des sans-papiers pour obtenir un droit au séjour ? Alors que la réforme du code des étrangers (CESEDA) de juillet 2006 avait déjà inauguré le prétendu « retour » à une immigration de travail, c’est surtout une série d’annonces avant la promulgation de la loi de novembre 2007 qui a commencé à faire enfler la rumeur d’une possible régularisation des sans-papiers sur la base du travail, rumeur qui s’est amplifiée avec la parution, coup sur coup, de deux circulaires. Le 7 juin, déjà, une dépêche de l’AFP avait cité Brice Hortefeux annonçant « son intention d’élargir la liste des métiers ouverts aux ressortissants des nouveaux États membres de l’Union européenne », et disant que certains de ces métiers pourraient être ouverts aux ressortissants de pays hors Union européenne qui peuvent avoir, depuis juillet 2006, une carte de salarié. La nouvelle était passée quasiment inaperçue. On n’était pas sûr de bien comprendre : s’agissait-il d’introduction de nouveaux travailleurs, ou d’un droit au travail, donc au séjour, pour des étrangers déjà sur place ?

À la fin octobre 2007, le journal Libération fait état de deux projets de listes de métiers dits « en tension », ouverts aux étrangers n’ayant pas un titre de séjour donnant droit au travail salarié. La publication de cet article fait l’effet d’une petite bombe. Le Monde, sous le titre « La régularisation de travailleurs sans-papiers bientôt facilitée », explique le 18 octobre que « L’idée est née, au printemps 2006, d’un débat entre Frédéric Lefebvre, alors conseiller parlementaire du ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy, et le député (Verts) Noël Mamère, au moment où le Parlement, examinant la précédente loi sur l’immigration, s’apprêtait à supprimer la régularisation de plein droit des étrangers au bout de dix années de présence en France.  »

Au sein des collectifs de sans-papiers, dans le monde associatif, parmi les syndicats, et même chez nombre d’employeurs, court dès lors cette interrogation : sommes-nous face à une nouvelle grande opération de régularisation, cette fois par le travail ?

Alors que d’habitude en France toute réforme touchant aux politiques d’immigration est l’objet d’une intense communication, le gouvernement n’infirme ni ne confirme de façon nette la rumeur. Certes Nicolas Sarkozy a affiché depuis longtemps sa volonté de retour à « une immigration de travail », devant supplanter quantitativement l’immigration qu’il nomme « familiale ». Il avait plaidé en faveur de cette orientation dès la présentation de son projet de loi voté en juillet 2006, lorsqu’il était encore ministre de l’intérieur, et l’avait reprise tout au long de sa campagne pour les présidentielles. Rien de bien surprenant, donc, dans l’introduction d’un article de loi qui semble l’un des moyens de cette politique. Mais justement, on aurait pu s’attendre à ce que le président élu en fasse état comme la mise en œuvre de sa promesse électorale et donc comme un succès. Or c’est un député, et non le gouvernement, qui est à l’origine de la mesure apparue en novembre dernier, permettant une régularisation sur la base d’un possible emploi. Si ni le rapporteur du projet de loi ni le ministre Hortefeux ne s’y sont opposés, elle ne faisait pas partie de la palette de dispositifs imaginés au départ pour obtenir le retournement de tendance annoncé vers plus d’immigration « de travail ».

L’auteur de l’amendement, le député UMP Frédéric Lefebvre, a défendu son idée en soulignant qu’elle s’inscrivait dans la logique de deux principes, à l’œuvre « dans ce projet de loi comme dans la loi de 2003 et celle de 2006 »  : le « refus de toute régularisation automatique et massive  », et l’« immigration choisie  ». L’idée, explique-t-il, est que soit ouverte la possibilité de régulariser des travailleurs étrangers susceptibles d’être employés dans des secteurs touchés par des pénuries de main-d’œuvre, « avant d’en faire venir d’autres de pays étrangers  ». Ni automatique, ni massive, donc. C’est bien à ces conditions que le ministre Hortefeux a accueilli favorablement la nouvelle disposition, qui figure désormais dans le CESEDA comme une possibilité d’« admission exceptionnelle au séjour ».

Une circulaire d’application, puis des arrêtés, en décembre 2007 et janvier 2008, sont venus expliciter la démarche, fournissant les listes, région par région, d’une trentaine de métiers ouverts aux ressortissants d’États tiers à l’Europe, ainsi que la liste de métiers ouverts aux nouveaux Européens dont les pays sont soumis à un régime transitoire pour l’accès au marché du travail national. Cette fois c’est clair : il pourrait suffire à des étrangers d’apporter la preuve qu’ils peuvent être employés dans un secteur « en tension » pour être admis au séjour.

Mais c’est avec une sorte de sidération que sont accueillies ces listes. La différence de nature entre les deux listes est en effet stupéfiante : les emplois pour lesquels les entreprises ont du mal à recruter, et qu’occupent massivement des sans-papiers, figurent bien dans la liste de métiers ouverts, mais ils sont réservés aux nouveaux ressortissants communautaires ! Aux sans-papiers qui vivent et travaillent en France aujourd’hui ne sont accessibles que des emplois qualifiés, voire très qualifiés, auxquels bien peu peuvent prétendre. Que se passe-t-il ? On a le sentiment que le bon sens s’est perdu dans les limbes gouvernementaux. C’est comme si dans les hauts lieux du pouvoir on ne savait pas ce que tout le monde sait, que nombre de sans-papiers sont employés en France comme manœuvres sur les chantiers les plus ingrats, à faire la plonge dans les arrière-cuisines des restaurants, ou à nettoyer la nuit les parkings souterrains…

Pourtant, la rumeur continue d’enfler. Les permanences associatives reçoivent des appels de sans-papiers détenteurs d’une promesse d’embauche ou d’un contrat, qui demandent à être renseignés sur la marche à suivre, des employeurs interrogent pour savoir s’ils peuvent se mettre en règle et déclarer l’un de leurs ouvriers ou la nounou de leurs enfants. Le journal Le Monde va jusqu’à titrer en Une, le 9 janvier : « Le travail, un espoir pour les sans-papiers  »…

Un espoir ? Selon les circulaires parues fin 2007 et début 2008, un étranger devra, pour prétendre à une régularisation par le travail, d’une part disposer d’une qualification ou d’une expérience dans l’un des métiers de la liste, d’autre part apporter « la preuve d’un engagement ferme de l’employeur » à l’embaucher sous un CDI ou un CDD de plus d’un an. La circulaire du 7 janvier 2008 précise qu’« à titre exceptionnel » pourront être examinées les demandes portant sur un métier en dehors de la liste mais qui connaîtrait « des difficultés de recrutement particulièrement aiguës dans le bassin d’emploi concerné ». Dans tous les cas, qu’il s’agisse d’un métier figurant sur les listes publiées ou non, c’est de fait la demande de l’employeur qui est examinée, et c’est elle qui est déterminante. Car telle est bien évidemment la règle au pays de l’immigration « choisie » : celui qui a la maîtrise du choix est celui qui possède le pouvoir d’« offrir » un emploi. Le caractère exceptionnel et discrétionnaire du dispositif est d’ailleurs mentionné à satiété tout au long du texte de la circulaire de janvier. Il ne doit s’agir « par définition » que d’« un nombre très limité de bénéficiaires », la priorité du gouvernement restant « la lutte contre l’emploi illégal des étrangers ». En aucun cas, est-il rappelé, la mesure ne doit être interprétée comme une opération générale de régularisation.

Ouverture et répression

Constante du discours sur les politiques migratoires des trente dernières années, toute mesure d’ouverture est systématiquement présentée avec son pendant de surcroît de répression : on accorde des titres de séjour à telle ou telle nouvelle catégorie d’étrangers, mais on s’engage à user de davantage de sévérité contre ceux qui se maintiendront sur le territoire national sans autorisation. On annonce que la double peine va être bannie, mais qu’on sera intransigeant dans l’application des mesures d’expulsion. On parle d’investir dans l’intégration de ceux qui sont là, avec en corollaire des efforts accrus pour empêcher de nouvelles arrivées. Le dispositif de régularisation par le travail mis en place en 2007 n’échappe pas à cette tradition : d’une main on offre la possibilité d’obtenir un titre de séjour à ceux qui pourront se prévaloir du soutien d’un employeur, mais de l’autre on promet d’améliorer les performances du système de chasse aux sans-papiers qui travaillent.

Sur le terrain, on observe les effets de l’entrée en vigueur, le 1er juillet 2007, d’un décret paru en mai, faisant obligation aux employeurs de faire vérifier par les préfectures les papiers attestant que les personnes qu’ils veulent embaucher disposent bien d’une autorisation de travail. Nombre d’employeurs, soit effrayés par la menace d’être poursuivis pour emploi illégal, soit profitant de l’aubaine pour se débarrasser à bon compte de salariés devenus indésirables, licencient des sans-papiers même employés depuis des années à leur service. Ils les licencient pour les réembaucher sous une autre identité, ils les licencient pour les remplacer par des travailleurs moins regardants sur les conditions de travail offertes, ils les licencient pour accroître la pression sur ceux qu’ils conservent à leur service…

La lutte contre l’emploi illégal des étrangers, priorité affichée par le gouvernement [1], semble dopée, mais les victimes de cette politique sont comme d’habitude au premier chef les sans-papiers plus que leurs employeurs. Dans le même temps d’ailleurs, l’effort de mise en œuvre effective de mesures d’expulsion continue à porter ses fruits : si le ministre Hortefeux n’a pas réussi à tenir ses objectifs de 25 000 reconduites à la frontière pour l’année 2007, des dizaines de milliers d’étrangers ont tout de même été renvoyés hors de France, et des centaines de milliers vivent dans la crainte d’une convocation-piège, d’une rafle ou d’une arrestation à leur domicile.

La nouvelle disposition fonctionne ainsi comme une arme à double tranchant : vous vous présentez en préfecture dans l’espoir d’être régularisé parce que vous travaillez, et là c’est pile ou face. Pile, vous obtenez en effet une carte de séjour – d’un an, et qui ne sera renouvelée que tant que votre employeur voudra vous garder dans votre emploi ; face, vous gagnez une place sur un vol payé par la France vers votre pays d’origine, encadré par quelques policiers.

Faire mieux que nos voisins

Quelle est finalement la logique de toute cette mécanique mise en place ? À chaque fois qu’un des États de l’Europe a voulu ces dernières décennies « assainir » une situation d’un trop grand nombre d’immigrés en situation irrégulière sur son territoire, il a usé de dispositifs permettant la régularisation d’un coup de dizaines ou de centaines de milliers d’étrangers. L’Espagne, l’Italie, et même à sa façon l’Allemagne ont tour à tour procédé ainsi dans les années quatre-vingt-dix et deux-mille à des régularisations massives de migrants susceptibles d’attester qu’ils occupaient un emploi dans l’économie nationale. En France, l’entrée de travailleurs a de fait régulièrement été autorisée à plusieurs reprises et de diverses façons, que ce soit avec les contrats de saisonniers dans l’agriculture ou en faisant venir des bûcherons au moment des tempêtes de l’hiver 1999, pour ne citer que ces deux exemples [2]. Mais c’est seulement en 2006 qu’a été officiellement prôné « le retour à une immigration de travail » et qu’il a été dit clairement que le pays avait besoin de main-d’œuvre immigrée. La dernière opération de régularisation menée a été d’un genre un peu particulier, puisque, née d’un mouvement d’opinion autour du Réseau Éducation sans frontières (RESF), elle a été orchestrée non sur la base du travail mais sur la base d’enfants scolarisés. Les autorités ont d’ailleurs dit avec force leur désapprobation des vagues de régularisation menées en Italie et en Espagne, responsables selon elles du fameux effet d’« appel d’air » en direction des pays source d’immigration.

Résolue, par un entêtement de petit coq, à faire mine de ne pas imiter ses voisins, la France, qui bien sûr connaît cependant le même contexte et la même problématique, tente en fait de faire d’une pierre… trois coups ! D’une part, les réalités de son marché de l’emploi lui imposent de conserver la main-d’œuvre immigrée dont elle a besoin dans les secteurs non délocalisables (le BTP, l’hôtellerie-restauration, l’agriculture, le nettoyage industriel…) et dans certains emplois peu convoités par les autochtones (les « services à la personne »…). Elle va donc évidemment massivement régulariser les immigrés qui veulent bien occuper ces emplois, pour ne pas risquer de les voir partir vers des cieux plus accueillants. Mais elle aimerait bien, dans le même temps, profiter de l’aubaine de l’entrée dans l’Union européenne des pays réservoirs d’une main-d’œuvre à très bon marché que sont les pays de l’Est de l’Europe. Les travailleurs de ces pays-là, outre qu’ils ont l’avantage d’être plutôt blancs et non mulsulmans, sont – pour l’instant – meilleur marché que ceux du Maghreb, d’Afrique de l’Ouest, de Chine ou de la région indo-pakistanaise. Opérer la permutation entre ces travailleurs européens et les migrants traditionnels, qui commencent à être un peu remuants parce que plus avertis de leurs droits, semble une très bonne affaire. Enfin, elle souhaite continuer, vis-à-vis de son peuple formaté depuis des lustres dans l’idée que la souveraineté de l’État et sa puissance passent par un contrôle rigoureux de l’immigration, de lui servir les faux-semblants de la lutte contre l’emploi illégal et le séjour irrégulier, quitte à dépenser pour cela des budgets considérables, à tricher avec le respect des droits de l’homme et à briser les vies de migrants installés de longue date ou venus récemment pleins d’espérance.

Ni esclaves, ni citoyens

La France s’apprête donc à régulariser sans le dire, en catimini. Si elle voulait le faire en toute loyauté, elle pourrait user, comme elle l’a souvent fait, d’une circulaire de régularisation. Ou, mieux, elle pourrait modifier la loi. Une circulaire de régularisation a au moins le mérite de définir des critères précis. Elle peut organiser l’examen des dossiers en limitant au maximum le caractère discrétionnaire de la procédure. La loi reste cependant bien sûr le meilleur outil pour qu’une certaine catégorie de population puisse faire valoir ses droits. Vous entrez ou non dans les critères définis par les textes. Si c’est oui et qu’un titre de séjour vous est refusé, vous avez la possibilité de vous plaindre devant le tribunal administratif.

L’amendement Lefebvre, lui, fait référence à des critères flous (des « difficultés de recrutement  »), changeants (une liste de métiers, fixée par arrêté après concertation avec les partenaires sociaux, pour une région donnée, à un moment donné), et qui n’ont que l’apparence de l’objectivité (le fameux « taux de tension », dont on pourrait commenter longuement la faible valeur scientifique…). Il donne toute latitude à l’employeur, qui sera de toute évidence le véritable maître d’œuvre des régularisations obtenues. Au final, cet amendement aboutit à un texte qui n’a pas grand chose d’un article de loi. Sa forme est en réalité celle d’une circulaire, ce genre de texte dans lequel le ministre dit à son administration « vous examinerez avec bienveillance les dossiers de telle nature ». La loi en l’occurrence ne fait rien d’autre qu’organiser le traitement discrétionnaire.

Une fois de plus, la France rate une belle occasion, celle de mettre en conformité une réalité socio-économique, la place des immigrés dans son marché de l’emploi, et une réglementation. Elle a pendant trois décennies refusé à des centaines de milliers de migrants le droit de s’installer sur son territoire pour y travailler. Il fallait, dans un contexte de chômage important, faire jouer la préférence nationale, réserver les emplois disponibles aux Français et aux résidents dûment encartés pour d’autres motifs que le travail. Tout d’un coup, elle se rend compte que non seulement elle a de nouveau besoin de travailleurs migrants, mais même que ceux-ci… sont déjà présents, et au travail ! Et à ces travailleurs réels, elle n’offre que des droits fondés sur un pari et sur le bon vouloir de leur employeur, au cas par cas.

Avec l’amendement Lefebvre, la France se dote d’une armée de travailleurs possiblement détenteurs d’un droit à la régularisation, mais possiblement aussi voués à l’exil. C’est la réinvention des ilotes : ni esclaves ni citoyens.




Notes

[1La lutte « contre l’emploi illégal des étrangers » est régulièrement évoquée en France comme « lutte contre l’emploi illégal », comme si l’emploi d’étrangers sans autorisation de travail était la seule forme d’emploi illégal, ce qui est bien loin d’être le cas : le travail dissimulé, travailleurs non déclarés ou heures de travail non déclarées, concerne massivement en premier lieu des Français, en second lieu des étrangers en situation régulière, avant les sans-papiers.

[2Sur cette question, on peut lire les travaux d’Alain Morice, chercheur à l’URMIS, et en particulier ses articles « “Choisis, contrôlés, placés”, renouveau de l’utilitarisme migratoire », publié dans la revue Vacarme à l’hiver 2000, ou « Le travail sans le travailleur », paru dans Plein droit n° 61 en juin 2004.


Article extrait du n°76

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:59
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