Article extrait du Plein droit n° 76, mars 2008
« Hortefeux, acte 1 »

Appel à M. Sarkozy pour l’accueil des Irakiens

Faute d’une ouverture de l’Occident, les Irakiens ne trouvent même plus refuge en Syrie et en Jordanie. Ces deux pays, qui en ont accueilli seuls près de deux millions, ont récemment fermé leurs frontières aux nouveaux arrivants. D’où la lettre ci-après de la CFDA (coordination française pour le droit d’asile) au Président de la République. Elle lui a été remise le 30 janvier 2008. Depuis lors, silence.

Monsieur le Président,

Depuis mars 2003, date du début de l’intervention de la coalition internationale en Irak, les violences ont fait dans ce pays entre 80000 et 87 000 victimes civiles, dont 23 000 au cours de l’année 2007, selon l’Iraq Body Count. Pour l’OMS, elles seraient au nombre de 150 000 entre mars 2003 et juin 2006. À ce bilan terrifiant, s’ajoute celui des blessés – de l’ordre de 400 000 –, les destructions, la misère, l’effondrement du système de santé, les atteintes aux libertés, notamment celles des femmes.

Face à cette situation, plus de 2 millions d’Irakiens ont fui à l’étranger, pour la plupart dans les pays de la périphérie de l’Irak : 1,2 à 1,4 million en Syrie ; entre 500 000 et 750 000 en Jordanie ; plusieurs centaines de milliers supplémentaires au Liban, en Égypte et dans les États du Golfe. À l’intérieur même de l’Irak, on compte 2,2 millions de déplacés, auxquels viennent de s’ajouter quelques milliers de Kurdes [...]. Au total, plus de 4 millions d’Irakiens, arabes ou kurdes, musulmans ou chrétiens, sur 26 millions d’habitants que compte le pays – soit un exode sans équivalent dans la région, depuis l’exode des Palestiniens en 1948 – ont dû se résoudre à vivre ailleurs que là où ils le souhaitent pour tenter de préserver leur sécurité.

Au milieu de ce désastre, on ne peut oublier les 13 000 Palestiniens d’Irak, dont personne aujourd’hui ne veut assurer la sécurité et qui, parce qu’accueillis sous le régime de Saddam Hussein, souffrent sur place d’une hostilité à peu près générale.

Dans les pays du Proche-Orient où la plupart des Irakiens ont trouvé refuge, leur situation humanitaire est préoccupante, notamment en Syrie et au Liban : absence de titres de séjour, peu ou pas d’accès à l’emploi, aux soins, souvent à l’éducation. C’est cette misère qui explique qu’environ 46 000 d’entre eux, en provenance de Syrie, aient regagné leur pays depuis novembre 2007. Toutes les organisations compétentes des Nations unies, y compris le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), sont formelles : 1) les retours au pays sont provoqués par la précarité dans les pays d’exil ; 2) ils sont prématurés au regard de l’insécurité qui continue à prévaloir en Irak et aussi au regard des conditions matérielles qui attendent les rapatriés. De ce petit mouvement de retours, on ne peut conclure à une amélioration notable de la sécurité en Irak. Le flux concomitant des sorties, toujours de l’ordre de 40 000 à 50 000 personnes par mois, en apporte la preuve.

Les pays occidentaux ont leur part de responsabilité dans la précarité des exilés irakiens du Proche-Orient. En ouvrant aussi peu que possible leurs frontières et leur système d’asile aux Irakiens [...], ils ont contribué à la submersion des pays riverains de l’Irak. C’est ainsi que la Syrie a fini par décider, en septembre 2007, l’imposition de visas. Au sein même de l’Union européenne, l’important flux que connaît la Suède et l’absence de solidarité de la part des autres États membres ont incité ce pays à opérer un durcissement de son attitude pour éviter un accroissement compensatoire du nombre des arrivées.

Malgré les obstacles qui leur sont opposés, quelques dizaines de milliers d’Irakiens ont risqué le chemin de l’Europe. Dissuadés par divers obstacles juridiques, en particulier le règlement Dublin II, un grand nombre d’entre eux n’osent pas prendre le risque de formuler une demande d’asile. À cet égard, la situation française est particulièrement édifiante : du temps du centre de Sangatte jusqu’en 2002, les Irakiens étaient déjà nombreux dans la région de Calais. Depuis la fermeture du centre, leurs arrivées restent aussi nombreuses, comme en témoigne leur présence de Cherbourg à Dunkerque parmi d’autres nationalités. Quelques dizaines tout au plus saisissent chaque année l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA). Les autres, après une étape en France où, faute de demander l’asile, ils restent en situation irrégulière, s’engagent dans une errance européenne à la recherche, le plus souvent vaine, d’une terre de protection.

La communauté internationale ne peut ni ne doit demeurer sourde aux besoins urgents de protection des Irakiens, de toutes les régions et de toutes les confessions, qu’il s’agisse de ceux qui se sont déjà exilés ou de ceux qui le feraient s’il leur était possible d’espérer accueil et équité. L’Union européenne peut prendre l’initiative de ce réveil international. La France peut le lui proposer. C’est dans cet objectif que nous vous écrivons.

Pour accueillir et protéger les Irakiens, des solutions diverses peuvent sans doute être imaginées. Le passé et le droit en vigueur nous en suggèrent deux, à titre indicatif. En premier lieu, dans les années 70 et 80, la communauté internationale avait su répondre à une crise quantitativement à peu près comparable, celle des réfugiés du Sud-Est asiatique. Un programme, coordonné par le HCR, avait alors permis l’accueil de 1,3 millions de Cambodgiens, de Laotiens et de Vietnamiens en Amérique du Nord, en Europe et en Océanie.

Le HCR, le Parlement européen et de nombreuses organisations nationales ou internationales ont appelé depuis le début de la crise à la réinstallation des réfugiés irakiens et plusieurs conférences internationales ont été organisées sur ce thème. Cependant, la réponse de la communauté internationale reste anecdotique au vu des besoins exprimés par le HCR. L’Union européenne s’honorerait d’encourager ses États membres à offrir plus de place de réinstallation, de proposer rapidement au monde un programme à la hauteur de la crise actuelle et d’y assumer un rôle majeur, compte tenu notamment de sa proximité géographique avec le Proche-Orient.

En second lieu, qu’elle agisse dans le cadre d’un programme international ou seule, l’Union pourrait mettre en œuvre la « protection temporaire », prévue dans une directive de 2001 certes en cas d’« afflux massif » et jamais utilisée à ce jour. Compte tenu du régime spécifique de cette protection, sa mise en œuvre serait ainsi une étape destinée à protéger immédiatement les ressortissants irakiens sans les empêcher d’accéder rapidement aux autres procédures d’octroi d’une protection internationale, dont celle prévue par la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés.

Quelles que soient les solutions retenues et sans plus attendre, nous vous demandons de faire en sorte que la France et les autres pays membres de l’Union cessent immédiatement d’opposer le Règlement Dublin II aux Irakiens. En raison de leur itinéraire géographique, des milliers d’Irakiens pénètrent sur le territoire européen par la Grèce dont quantité d’expertises, y compris du Médiateur grec de la République, confirment qu’elle respecte particulièrement peu et mal les règles de l’asile. Or, parce qu’ils y ont simplement transité, le règlement Dublin II fait néanmoins de la Grèce l’État membre responsable de l’examen d’une proportion considérable des demandes d’asile des Irakiens. Les autres États membres, en particulier la France, s’exonèrent ainsi de leur responsabilité et renvoient en Grèce des Irakiens qui, pour la plupart, n’ont aucune protection à y espérer. Cette politique a pour principal résultat de fabriquer des Irakiens sans-papiers en errance, souvent dans des conditions matérielles misérables, dans l’ensemble de l’Europe, et par exemple sur les côtes françaises de la Manche et de la Mer du Nord.

Nous vous demandons enfin de tirer les conséquences de l’impossibilité de renvoi vers leur pays d’origine des Irakiens actuellement présents sur le territoire français et de prendre sans attendre une mesure humanitaire nationale, celle de leur accorder un droit au séjour et au travail. Cette régularisation immédiate donnerait de la crédibilité à l’appel européen et international que nous attendons de vous.

La réponse du monde à l’immensité de l’exil irakien depuis 2003 sera, dans l’avenir, comparée aux réponses que la communauté internationale a antérieurement apportées à d’autres drames de cette sorte et de cette ampleur. L’indifférence actuelle des États les plus puissants de la planète à l’égard des déplacés irakiens de l’extérieur et de l’intérieur ne manquera pas d’étonner et de scandaliser les générations à venir. Il est encore temps de corriger ce jugement. Nous serions soulagés que la France en prenne l’initiative.

C’est dans cet espoir que nous vous adressons cet appel pressant.



Article extrait du n°76

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Dernier ajout : mardi 24 juin 2014, 15:14
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