Article extrait du Plein droit n° 27, juin 1995
« Dénoncer et expulser »

Chasse à l’étranger en duo

C’était le 18 septembre 1991 sur les ondes de TF1, l’émission « Le point sur la table » animée par Anne Sinclair. Deux invités distingués devaient répondre à la question « Peut-on se passer des immigrés ? » en pleine période de grèves de la faim des demandeurs d’asile déboutés. À (pour la) gauche, Jean-Louis Bianco, alors ministre des affaires sociales et de l’intégration du gouvernement dirigé par Edith Cresson ; à (pour la) droite, Alain Juppé, secrétaire général du RPR. Comme on pourra s’en rendre compte en lisant les principaux extraits de leur dialogue sur l’éloignement des étrangers en situation irrégulière, leur conversation ressemble fort à celle que M. Blanc Bonnet aurait pu avoir avec M. Bonnet Blanc.

Alain Juppé – Le gouvernement [de Michel Rocard, NDLR] a fait deux choses, c’est vrai. Il a donné davantage de moyens à l’organisme qui est chargé d’instruire ces demandes [les requêtes du statut de réfugié] qui s’appelle l’OFPRA, et cela s’est accéléré ; ensuite, il a pris cette mesure sur l’accès au travail [suppression de l’automaticité du droit au travail pour les demandeurs d’asile, NDLR]. Mais j’ai le regret de dire à M. Bianco que cela ne sert strictement à rien car, dans les décisions qu’il a évoquées tout à l’heure – huit à neuf demandes d’asile sur dix sont refusées –, qu’est-ce qui compte ? C’est de savoir combien de décisions sont exécutées. Lorsqu’on dit à quelqu’un « Vous n’êtes pas un demandeur d’asile ; vous n’avez donc pas le droit de venir en France à ce titre-là ; il faut rentrer chez vous », que se passe-t-il ? Eh bien, rien.

Le taux d’exécution des mesures d’éloignement, comme on dit – disons les expulsions pour parler plus clairement pour les téléspectateurs –, a été à peu près les deux tiers au début des années 80. C’est-à-dire que, lorsqu’il y avait 100 décisions de justice éloignant quelqu’un du territoire français, il y en avait à peu près 65-66 qui étaient effectivement exécutées, c’est-à-dire que la personne frappée par cette décision rentrait chez elle.

En 1989, il y en a eu 39 et, d’après les chiffres dont je dispose, ce taux tombe à 30 % au début de 91. Cela veut dire qu’à peine un tiers, un tout petit tiers des décisions de refus sont exécutées, et on se trouve avec le problème auquel M. Bianco a eu à faire face, c’est-à-dire des dizaines de milliers de personnes qui devraient être expulsées et qui ne le sont pas, parce qu’il y a carence sur ce plan de l’autorité gouvernementale et des pouvoirs publics.

Il ne faut pas se réjouir d’avoir pris des mesures qui sont un peu des mesures d’habillage – j’ai le regret de dire – puisque cela ne suit pas par derrière.

Anne Sinclair – On va venir précisément sur le problème des expulsions qui concernent les clandestins. Aujourd’hui, le chiffre que donne Alain Juppé, c’est 30 % de reconduites effectives à la frontière. C’est en effet les chiffres qu’on trouve à peu près partout.

Là, deux arsenaux juridiques face à face : la loi Pasqua-Pandraud, la loi Joxe. La loi Pasqua-Pandraud, je le rappelle pour les téléspectateurs, c’est la reconduite effective à la frontière sous l’autorité du préfet, reconduite immédiate ; la loi Joxe – je n’entre pas dans les détails – mais prévoit un appel à un avocat et un recours pendant 24 heures devant un tribunal administratif.

Quelle est, selon vous, Jean-Louis Bianco, l’efficacité relative de l’une et de l’autre : est-ce que la loi Joxe, à laquelle vous tenez, est plus efficace que la loi Pasqua ou l’inverse ?

Jean-Louis Bianco – Un mot simplement sur ce qu’Alain Juppé a dit tout à l’heure. Les mesures que nous avons prises, qui ont été prises par le gouvernement Rocard, ne sont pas des mesures d’habillage. Et la meilleure preuve en est, je le rappelle, que la France est à peu près le seul pays d’Europe où le nombre de demandeurs d’asile est en train de diminuer.

Cela dit, c’est vrai, vous avez raison, il y a un problème d’exécution ; il y a un problème de comment fait-on pour reconduire les gens ? Ce qu’il faut voir, c’est que, là encore, il n’y a pas de singularité française ; il n’y a pas de menaces qui pèsent sur la France ; il y a une situation à laquelle toute l’Europe a à faire face.

Qui « exécute » le plus d’étrangers ?

À l’époque de M. Pasqua et de M. Pandraud – je ne vais pas vous noyer sous les chiffres –, le nombre de personnes qui étaient reconduites à la frontière n’était pas supérieur. Depuis le début de l’année 91, il y a plus de reconduites à la frontière effectivement exécutées que du temps de M. Pasqua et de M. Pandraud ; pas beaucoup plus, c’est vrai ; mais déjà un peu plus.

A. J. – À l’époque, les deux tiers des décisions étaient exécutées.

J-L. B. – Oui, mais vous preniez moins de décisions de reconduite.

A. J. – Mais les deux tiers étaient exécutées.

J.-L. B. – Vous preniez moins de décisions de reconduite.

A. J. – Aujourd’hui, vous avez pris un peu plus de décisions, mais vous ne les exécutez pas.

J.-L. B. – En nombre absolu, vous en exécutiez moins. On en exécute plus depuis le premier semestre 91.

A. J. – Il y avait deux fois moins de demandeurs d’asile à l’époque de M. Pasqua et de M. Pandraud. Il y avait 26 000 demandes en 1986 ; il y en avait 61 000 en 1988.

J.-L. B. – Mais vous répétez les mêmes chiffres…

A. J. –…Parce qu’ils sont exacts.

J.-L. B. – Mais non ! Il y en avait beaucoup moins partout dans le monde.

A. J. – Ne venez pas me dire, Monsieur Bianco, que M. Pasqua faisait moins bien. Il y avait beaucoup moins de demandeurs d’asile et donc on faisait mieux.

J.-L. B. – M. Pasqua faisait moins bien en termes de reconduites à la frontière effectives.

A. J. – Sûrement !

J.-L. B. – Ce qui montre bien qu’on peut faire aussi bien ou peut-être mieux en termes de reconduites avec une loi qui garantit les libertés, celle qui permet le contrôle du juge.

Le mot « charter » ne me choque pas

Anne Sinclair – Ce qu’on sait, c’est qu’on a beaucoup de mal à faire exécuter ces reconduites parce qu’il suffit – on l’a même vu dans des reportages diffusés par TF1 – qu’on se roule par terre pour ne pas être embarqué dans l’avion. Il suffit même – et on a vu un accident extrêmement regrettable d’un expulsé qu’on a néanmoins, malgré ses cris, ligoté, bâillonné, un expulsé sri lankais, il y a de cela une dizaine de jours, qui est mort dans l’avion [1]. A-t-on les moyens d’exécuter des expulsions comme vous dites, de façon à la fois efficace et humaine ?

J.-L. B. – Il y a toute une série de moyens qu’il faut employer pour y parvenir. D’abord, en effet, ce n’est pas admissible que quelqu’un meure au cours d’une telle opération. Mais, en même temps, il faut bien comprendre les difficultés de la police. Lorsque quelqu’un qui doit quitter le territoire national, parce que le juge l’a ordonné – et c’est la loi Joxe –, refuse de quitter ce territoire, il faut dans certains cas employer les moyens de contrainte (…).

Comment faire pour pouvoir améliorer ce nombre de reconduites, parce que c’est bien cela le problème ?

D’abord en discutant et en négociant avec les pays d’origine, non pas en envoyant sans préparation, n’importe comment, des étrangers dont on se débarrasse comme ça et qui reviennent – je fais naturellement allusion au fameux charter des 101 Maliens qui sont pratiquement aussitôt revenus en France, ce qui montre que c’est inefficace –, mais en préparant leur retour avec les pays, en discutant, en négociant avec eux, en regardant comment on peut faciliter ce retour. Négociations avec les pays, aide pour que les gens puissent retourner se réinsérer, et mise en place de tous les moyens nécessaires.

Le mot « charter » ne me choque pas. Il ne me choque pas dès lors que c’est préparé, dès lors que c’est discuté avec le pays d’accueil et dès lors qu’on ne le fait pas par une espèce de rafle au petit matin. Il faut prendre les moyens nécessaires en respectant…

Anne Sinclair – Vous confirmez le mot « rafle » que vous aviez appliqué au fameux charter des 101 Maliens ?

J.-L. B. – Je le confirme tout à fait.

Anne Sinclair – Les charters d’accord, mais pas les charters-rafles ?

J.-L. B. – J’ai d’ailleurs un échange de correspondance avec M. Pandraud à ce sujet, mais je le confirme tout à fait.

A. J. – Je voudrais dire que ce mot de « rafle » est quelque chose qui rabaisse le débat, et donc je ne vais pas me placer sur ce terrain. Monsieur Bianco ferait bien d’être prudent. La spécialité des socialistes est toujours de donner des leçons de morale à tout le monde. Eux, ils sont humains et nous inhumains. Puis ils se rendent bien compte que, quand on veut faire exécuter une décision difficile, il arrive qu’on ait des ennuis. Vous en avez eus. Nous en avons eus. Je pourrais donner des exemples. Ne nous attardons pas sur ce point.

Moi, ce que je veux dire, c’est qu’aujourd’hui, lorsqu’on est un étranger en situation irrégulière, clandestin ou délinquant, frappé d’une décision d’expulsion, on a deux chances sur trois de ne pas être expulsé et de rester sur le territoire français.

Il y a d’ailleurs un moyen – je ne sais pas si je devrais le dire ; c’est peut-être une façon d’encourager des pratiques qui sont condamnables –, c’est de ne pas avoir de papiers, car lorsque vous n’avez pas de papiers, vous n’êtes plus expulsable. Voilà quelle est la situation. Et je dis qu’elle n’est pas tolérable.





Notes

[1Voir Plein droit n° 15/16, novembre 1991, p. 34-35 « La mort d’un Sri Lankais ».


Article extrait du n°27

→ Commander la publication papier
S'abonner

[retour en haut de page]

Dernier ajout : jeudi 26 juin 2014, 15:47
URL de cette page : www.gisti.org/article3603