Article extrait du Plein droit n° 27, juin 1995
« Dénoncer et expulser »
Des avocats dénoncent
Mylène Stambouli
Comparution tardive
Dans la pratique, très souvent, les étrangers comparaissent devant le juge délégué plus de vingt-quatre heures après leur mise en rétention, donc plus de vingt-quatre heures après la notification de l’arrêté de reconduite à la frontière. Ces étrangers se voient donc privés de la voie de recours suspensive prévue par l’article 22 bis de l’ordonnance du 2 novembre 1945. En effet, à l’occasion de leur passage devant le juge délégué, ils ont concrètement la possibilité d’avoir un entretien avec un avocat sur l’opportunité d’un recours en annulation devant le tribunal administratif, et la possibilité de rédiger un recours. Il faut savoir que pendant les premières vingt-quatre heures rares sont ceux qui, en rétention, parviennent à user de cette voie de recours suspensive pour des raisons diverses : difficultés pour obtenir le formulaire requis, pour écrire en français…
Pourtant l’article R. 241-6 du Code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel prévoit expressément la saisine du tribunal administratif compétent à l’occasion du passage devant le juge délégué. Simple faculté certes, mais ô combien essentielle au regard du peu de sollicitude manifestée par ceux qui sont chargés de la rétention.
Même lorsque l’étranger fait acter, lors de son audition devant le juge délégué, son intention de solliciter l’annulation de l’arrêté de reconduite à la frontière et que sa comparution tardive s’explique par les lourdeurs administratives (retards dans la transmission des listes d’étrangers en rétention, absence d’interprète par exemple), la requête se heurte à une irrecevabilité devant le tribunal administratif pour tardiveté.
Audience devant le juge délégué
Depuis des années, les audiences devant le juge délégué se déroulent dans une pièce exiguë, gardée par des gendarmes, où les membres de la famille de l’étranger, et de façon générale le public, n’ont pas leur place.
À la suite d’une décision rendue par la Cour d’appel de Paris, les audiences ont certes changé de lieu mais leur caractère confidentiel est resté. Les représentants d’associations et les membres de la famille, souvent condamnés à rester debout, y sont plus tolérés qu’acceptés. Le débat qui s’y déroule est à l’image du peu d’importance que l’on donne à ces audiences : il est limité aux garanties de représentation que peut produire l’étranger.
Seule une vraie salle d’audience, digne de ce nom, favorisant l’accès du public, permettrait un respect réel des droits de la défense et peut-être un authentique débat sur la privation de liberté dont sont frappés les étrangers en instance de départ forcé.
Le dossier communiqué au juge délégué est des plus pauvres : ni procès-verbal d’interpellation, ni pièces relatives au passé de l’étranger (attaches familiales et personnelles en France, exercice d’une activité professionnelle…). Rien de tout cela à Paris, quand on sait qu’ailleurs certains juges délégués examinent les conditions d’interpellation et laissent partir ceux qui ont été contrôlés irrégulièrement.
Les représentants de la préfecture s’opposent toujours à ce que les avocats de permanence aient communication de l’ensemble des pièces du dossier administratif de l’étranger et préfèrent verser celles-ci au cours de l’audience, de préférence lorsque l’avocat a terminé ses explications. Le principe du contradictoire est largement bafoué.
Lors des audiences, l’ADDE a eu l’occasion de constater l’irrégularité de nombreuses interpellations, l’absence d’interprète, la violation des garanties entourant la garde à vue (pas d’avocat à compter de la vingtième heure, garde à vue dépassant vingt-quatre heures…), la postériorité de la notification d’arrêtés de reconduite à la frontière par rapport à la mise en rétention, l’absence de convocation à l’audience du 35 bis ou encore la non-communication des pièces au juge délégué.
Le décret du 12 novembre 1991, modifié par celui du 13 juillet 1994, concernant la procédure devant le juge délégué est constamment violé. Les formalités exigées ne sont pas respectées.
Que sanctionne le juge ?
Le juge délégué s’« autocensure » en se bornant à constater l’existence ou non de garanties de représentation, négligeant ainsi son rôle de gardien des libertés individuelles.
Face à la pérennisation d’une politique migratoire attentatoire au droit d’asile, au droit de se marier et à mener une vie familiale normale, il se refuse à jouer son rôle de garant des libertés. Pourquoi ne pas changer d’attitude face à de telles violations des droits de la défense, à ces obstacles l’empêchant de former une requête devant le tribunal administratif ou encore au non-respect des règles édictées par le décret du 12 novembre 1991 ? Comment conserver une telle passivité, qui confine à l’indifférence, lorsqu’on interpelle un étranger dans la salle des mariages ou que les coups portés au droit d’asile se font chaque jour plus durs ? La liste des irrégularités non sanctionnées est si longue que l’on peut se demander comment ce garant des libertés individuelles accepte encore de jouer le rôle de juge délégué.
Appel de l’ordonnance
L’étranger doit en principe lui-même interjeter appel de l’ordonnance rendue par le juge délégué. Des formulaires sont disponibles au dépôt auprès des fonctionnaires de la préfecture de police, alors qu’il appartient au greffe du 35 bis d’enregistrer les appels. Il n’est pas rare qu’un étranger se trouve dans l’impossibilité matérielle d’interjeter appel, faute d’obtenir le formulaire prévu à cet effet.
La transmission de la requête à la Cour d’appel qui doit être faite « sans délai » prend en pratique plus d’une journée, ce qui aboutit à faire comparaître l’étranger deux à trois jours après sa mise en rétention.
L’appel n’étant pas suspensif, il est courant, lors de l’audience devant la Cour, que le représentant de l’administration indique au magistrat que l’étranger ne comparaît pas parce qu’il a déjà été reconduit à la frontière même si la famille apporte ce jour-là les garanties de représentation nécessaires, ou encore qu’il a été libéré de son lieu de rétention sans que l’on sache pourquoi. L’avocat n’a alors aucun mandat pour intervenir au nom et pour le compte de l’étranger, et l’ordonnance est rendue sans débat.
La rétention administrative et la procédure l’accompagnant concentrent finalement toutes les difficultés que les étrangers rencontrent pour assurer leur défense. L’ADDE a permis de les recenser ; il lui faudra encore du temps pour faire évoluer les pratiques dans l’enceinte du Palais de justice de Paris.
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