Article extrait du Plein droit n° 22-23, octobre 1993
« De legibus xenophobis »

Droits de l’homme et frontières

Paul Blanquart

Sociologue et philosophe, auteur de « La société française demain », Intercultures, n°16, janvier 1992
Souvenir, souvenir. La France entend aujourd’hui se mettre à l’abri des flux mondiaux de population, alors qu’elle s’associe par ailleurs volontiers à la mondialisation du marché. Cette position absurde en rappelle d’autres : par exemple, la France de Pétain. « De quoi comprendre rétrospectivement, remarque Paul Blanquart, le passage en douceur, en 1940, à l’occasion de la défaite, de cette République à l’État de Vichy ».

Nous sommes à un moment de vérité. Vers quoi basculerons-nous : intelligence ou barbarie ? Outre les lois Pasqua, deux faits occupent ces jours-ci la « une » de nos journaux. En France, il s’agit des remous internes à la nouvelle majorité parlementaire, au vu des délocalisations d’entreprises et de leurs conséquences sur le chômage : libéralisme ou protectionnisme ? À Vienne, à la Conférence mondiale sur les droits de l’homme organisée par l’ONU, s’opposent les partisans de l’universalité de ces droits et ceux (les gouvernements signataires de la Charte de Bangkok) qui cherchent à en relativiser la conception. Ces divers événements sont liés, car un même problème les habite, qui domine la conjoncture : celui de l’organisation planétaire. Abordé sous cet angle : quels rapports entre frontières et droits humains ?

Ce qui fait aujourd’hui l’unité de la planète est cela même qui la disloque : la seule logique de la rentabilité financière immédiate. Et celle-ci ignore les frontières : alors que notre monde a d’abord consisté en une multiplicité de « mondes » sans grand contact entre eux, puis en un champ de forces où s’opposaient à leurs bordures des États souverains sur des territoires homogénéisés, plus tard encore en des « économies-monde » distinctes et soucieuses chacune de son monopole interne, il est maintenant fait d’un unique marché mondial.

C’est la règle du trans- : il n’y a plus que des flux (économiques d’entreprises ou de gangs, culturels et d’information, démographiques) qui traversent et débordent les anciennes identités collectives (dont les États-nations, ce qui explique l’impuissance de l’ONU qui repose sur eux). Machine destructrice de tout, y compris - en perspective - du marché lui-même : quand on ne valorise pas l’activité de tous, la consommation fait défaut. Il n’y a plus de « nous », la société se défait par dilution. Société dépressive, dit-on, car emportée dans un trou noir qui la dévore et l’engloutit. Voilà qui ne va pas avec les droits de l’homme : ils sont de plus en plus nombreux ceux qui, intégrés-exclus par ces flux, se retrouvent errants tant dans ce qui fut chez eux qu’ailleurs, partout de nulle part, expulsés-réfugiés, clandestins.

Alors, face aux effets néfastes de cette mondialité-là, on rétablit des frontières. Renaissent ainsi des fondamentalismes religieux et des nationalismes ethniques : ils sont évidemment incompatibles avec des droits humains universels, lesquels requièrent que tous soient libres et égaux à l’origine d’une vie collective qu’ils font ensemble et pour eux tous. Mais on relance aussi, ici, l’« identité française républicaine » : nous retrouvons Pasqua. Cette figure historique prétend tenir inséparablement les droits universels de l’homme, l’État-nation et le libéralisme économique. La situation actuelle nous oblige à démasquer l’hypocrisie de ce lien.

Car à Vienne, ceux qui relativisent les droits humains sont des États du tiers-monde particulièrement autoritaires (Chine, Iran, Indonésie et autres) et/ou dans lesquels les structures mentales et sociales (stratification en pyramide) limitent les droits de leurs basses couches ou castes. Or, comme le montrent les délocalisations en cours, c’est précisément pour cela que s’investissent chez eux, à fin de rentabilité, les flux financiers. Bien loin de s’accorder, libéralisme économique et droits de l’homme s’opposent : ce qui fait se fermer la frontière à ceux-ci est ce qui la fait s’ouvrir à celui-là.

La frontière était également à sens unique pour la Troisième République. Les droits humains pour nous, certes, pas pour les autres. Car nous étions alors au sommet-centre d’une « économie-monde », c’est-à-dire maîtres des flux : notre universalisme déclaré (porter les Lumières au monde) couvrait le colonialisme (le ministre de l’instruction publique, Jules Ferry l’était aussi des colonies). L’universel, c’était en fait une patrie particulière : grande référence républicaine, Michelet n’avait-il pas parlé d’« une nationalité héroïque [qui] fait l’ouvrage du monde », de « la France comme foi et comme religion » ? La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen soulève un énorme problème : on est homme en étant citoyen. Citoyen de quoi ? De cet État-nation particulier ? La citoyenneté se définit alors par le code de la nationalité.

Or, pour le manuel d’histoire de Lavisse, enseigné par des décennies d’école républicaine, l’identité française était faite de trois strates (les ancêtres gaulois, l’hexagone monarchique, la liberté révolutionnaire) qui tiennent ensemble « compactées » par un État qui, finalement, est ce qui définit la France.

C’est cette opération que réactive Pasqua : au droit du sang (ancêtres) et à celui du sol (hexagone), il ajoute bien la volonté élective (suivant la proposition faite par Finkielkraut à la commission Marceau Long), non toutefois comme décision de l’individu, mais comme simple demande de celui-ci souverainement jugée par l’administration. Le masque des droits de l’homme tombe.

Car, n’étant plus maîtres des flux du fait de leur mondialisation, nous reviennent en pleine figure, avec l’immigration post-coloniale, des gens qui n’ont jamais été considérés comme citoyens. Alors, logiquement, l’identité française n’en veut pas. Du coup, ce qu’on nous sert sous couleur de Troisième République, c’est la France de Pétain, ratatinée sur elle-même, déconnectée des flux mondiaux. De quoi comprendre rétrospectivement le passage en douceur, en 1940, à l’occasion de la défaite, de cette République à l’État de Vichy.

Pour rendre la planète viable, nous devons relever ce défi : contre une absence de frontières qui exclut et zombifie le plus grand nombre, et contre des frontières à sens unique ou qui enferment et asphyxient, comment concevoir des frontières qui favorisent les droits humains de tous ?

Une Terre de citoyens

Comment, autrement dit, imaginer une entité particulière, la France pour ce qui nous concerne, qui contribuerait pour sa part à ce qu’il n’y ait plus sur cette Terre que des citoyens ? Que chacun existe lui-même (c’est la problématique des droits de l’homme), dans et par les flux mondiaux (c’est la condition d’aujourd’hui), requiert des relais, des appuis structurés : sous-ensembles actifs d’un système mondial conçu comme un réseau de scènes, ensemble en auto-organisation permanente grâce à cette composition multipolaire.

« Relais » et « scènes », cela veut dire non-coupure d’avec les flux, mais tout autant non-dissolution en eux. On entre alors dans une logique non plus du trans-, ni de la totalité close, mais de l’inter-. Logique non plus de mort, mais du vivant, où vont de pair l’autonomie et l’ouverture, la disjonction et la conjonction. Dans ce cas, la frontière est comme la peau qui sépare et unit à la fois, organe de la respiration.

En déliant la société de ses enveloppements cosmiques et divins qui hiérarchisaient les humains, la Révolution française l’a fondée sur tous, en tant que participants également actifs d’une scène publique, espace de débat entre individus à la fois libres et responsables les uns des autres. Certains auteurs contemporains parlent à ce propos de « raison communicationnelle », par l’exercice de laquelle chacun s’affirme soi de l’intérieur d’échanges bénéficiant à tous les partenaires.

Logique de différence : on n’est inter-essant que si l’on est entre autres. Logique d’intelligence, faite inséparablement d’originalité et de dialogue.

Pourquoi ne pas penser sur ce modèle les échanges mondiaux ? Ce n’est qu’une question d’échelle.

Un individu ne vit pas enfermé sur lui-même, mais par des relations multiples qu’il noue d’une façon particulière. En proclamant la citoyenneté interne à ses frontières, la France y a promu ce type d’individus. Avec, cependant, une importante réserve : elle a trop conçu ceux-ci comme identiques (assimilation). En mettant aujourd’hui ses frontières au service de l’inter- avec son extérieur, elle éviterait ce défaut, tout en devenant agent de citoyenneté universelle, pôle-relais d’une organisation vivante de la planète : frontières pour les droits humains. Et par là plus intelligente, elle n’en serait que plus intéressante, pour tous et partout. On a peur des États-Unis d’Amérique du Nord. Mais, en signant l’an dernier un traité de libre-échange avec le Mexique (et le Canada), ils ont ouvert leur frontière du Sud. Ouverture à sens unique, ou bien respiration dans les deux sens ? Si c’est le second cas, ils se seront montrés plus intelligents pour l’avenir que Pasqua qui, en fermant la nôtre, contribue à la barbarie.

* Intervention prononcée lors du débat public organisé par le Gisti le 17 juin 1993 à Paris.



Article extrait du n°22-23

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Dernier ajout : lundi 15 septembre 2014, 14:25
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