Article extrait du Plein droit n° 22-23, octobre 1993
« De legibus xenophobis »

Protection sociale : la régression des principes constitutionnels

Jean-Jacques Dupeyroux

Professeur à l’Université Paris II
La loi du 24 août 1993 a considérablement restreint l’accès des étrangers au système de protection sociale en subordonnant cet accès à la régularité du séjour. Le Conseil constitutionnel a entériné cette régression en s’appuyant sur un raisonnement non exempt de contradictions.

À vrai dire, les dispositions de la loi Pasqua concernant la protection sociale ne sont ni tout à fait nouvelles, ni tout à fait inattendues. Elles ne sont pas tout à fait nouvelles puisqu’elles s’inscrivent dans le prolongement d’une évolution entamée avec la loi du 29 décembre 1986 (dite « loi Barzach ») subordonnant le versement des prestations familiales à la régularité du séjour non seulement du bénéficiaire mais aussi des enfants, qui doivent, s’ils ne sont pas nés en France, y être entrés par une procédure de regroupement familial ; évolution qui s’est poursuivie avec la loi du 1er décembre 1988 sur le RMI, qui met en œuvre le même principe, sur une base encore plus restrictive. Parallèlement, on sait que les caisses d’assurance-maladie, encouragées par la CNAM, refusaient de plus en plus systématiquement de verser des prestations aux ayants-droits en situation irrégulière. Et le Haut Conseil de l’intégration, dans son premier rapport, en 1991, n’avait pas hésité à proposer d’« harmoniser » les règles relatives aux différentes prestations et d’entériner par conséquent la pratique des caisses [1].

On pourrait donc, à cet égard, être tenté de minimiser la portée de la loi du 24 août en considérant qu’ici comme ailleurs elle se borne à mettre les textes en conformité avec les pratiques. Mais ce serait oublier que ces pratiques, parce qu’illégales, pouvaient être combattues par le biais du contentieux ; ce serait aussi oublier que les règles législatives nouvelles vont encore au-delà de ces pratiques.

La loi marque en effet un véritable tournant dans l’évolution du système français de protection sociale dans la mesure où elle confère à la condition de régularité du séjour un caractère de principe.

Le principe s’applique en premier lieu à la sécurité sociale : en application des dispositions de l’article 36 de la loi du 24 août 1993, un étranger ne peut être affilié à un régime obligatoire de sécurité sociale ou de mutualité sociale agricole que s’il est titulaire d’un titre de séjour et de travail, la loi obligeant de surcroît les organismes de sécurité sociale à s’en assurer lors de l’affiliation, puis périodiquement, au besoin en recourant aux fichiers des services de l’État. Si l’étranger n’est pas en situation régulière, il ne peut être affilié, mais il demeure néanmoins tenu, de même que son employeur, au paiement des cotisations...

Par ailleurs, l’étranger n’a droit et n’ouvre droit pour ses proches au bénéfice des prestations d’assurance-maladie, maternité et décès que s’il remplit les conditions auxquelles est subordonnée l’affiliation, et il ne peut prétendre à l’attribution d’un avantage en matière d’invalidité ou de vieillesse qu’à la condition de résider régulièrement en France. Enfin, la condition de régularité du séjour est également exigée des ayants droit de l’étranger, du moins s’ils sont majeurs.

Le principe ainsi retenu ne comporte en définitive que deux exceptions. En premier lieu, l’étranger en situation irrégulière peut prétendre aux prestations d’accident du travail, à charge pour l’employeur de rembourser aux organismes de sécurité sociale l’ensemble des dépenses supportées du fait de l’accident. En second lieu, si l’étranger est incarcéré, il a droit, même s’il est en situation irrégulière, pour lui-même et ses ayants droit, aux prestations en nature d’assurance-maladie et maternité ; et s’il est astreint au travail pénal, il a également droit aux prestations de l’assurance vieillesse et à la protection en cas d’accident du travail (voir encadré *).

Le même principe vaut pour l’aide sociale ; mais la loi en a cependant nuancé l’application. Suivant ce principe, un étranger ne peut normalement prétendre au bénéfice de l’aide sociale que s’il est titulaire d’un titre de séjour (art. 38-III). Toutefois, l’accès aux prestations de l’aide sociale à l’enfance, aux prestations dues en cas d’admission dans un centre d’hébergement et de réadaptation sociale, et aux prestations de l’aide médicale hospitalière, est ouvert aux étrangers sans condition particulière. S’agissant de l’aide médicale à domicile, il avait été prévu au départ de la subordonner à une condition de régularité du séjour ; la prise de conscience des conséquences néfastes qu’une telle mesure risquait d’avoir sur la protection de la santé publique a fait évoluer la position du législateur : l’aide médicale à domicile est donc ouverte non seulement à l’étranger régulièrement titulaire d’un titre de séjour, mais aussi à celui qui justifie de trois ans de résidence ininterrompue sur le territoire. Enfin, le ministre chargé de l’aide sociale peut, à titre dérogatoire, accorder le bénéfice de l’aide sociale à un étranger qui ne remplit pas les conditions normalement exigées.

Une décision ambiguë

Le Conseil constitutionnel a conclu, dans sa décision du 13 août 1993, à la conformité à la Constitution de l’ensemble des dispositions de la loi relatives à la protection sociale, se bornant à formuler quelques réserves d’interprétation [2]. Lorsqu’on examine d’un peu près le raisonnement suivi, on s’aperçoit que cette décision, pleine d’ambiguïtés et de contradictions, témoigne d’une régression de la protection due aux étrangers par rapport à la jurisprudence antérieure [3].

On sait bien que les étrangers ne peuvent revendiquer d’une façon générale et absolue le bénéfice de l’égalité avec les nationaux : le principe d’égalité n’oblige à traiter de la même façon que les individus ou les groupes qui se trouvent dans la même situation ; or il est nombre de domaines - à commencer par le droit d’entrer et de séjourner sur le territoire français - où les étrangers ne sont pas, par hypothèse, dans la même situation que les nationaux. Le Conseil constitutionnel avait néanmoins admis, dans sa décision du 22 janvier 1990, que s’agissant des droits sociaux fondamentaux, le Préambule de la Constitution de 1946 en garantissait l’exercice à tout un chacun sans distinction, et que par conséquent le législateur ne pouvait, sans méconnaître le principe constitutionnel d’égalité, réserver le bénéfice d’une prestations sociale aux seuls Français ou ressortissants de la CEE (il s’agissait en l’occurrence de l’allocation supplémentaire du FNS, mais le raisonnement était aisément transposable à d’autres prestations comme l’allocation adultes handicapés).

Or la décision du 13 août 1993, traduit un infléchissement certain de la position du Conseil constitutionnel en la matière. On le constate déjà à propos du fondement même des droits de l’étranger au bénéfice du système de protection sociale. Le Conseil avait certes admis, en 1990, que le législateur puisse soumettre les étrangers à des dispositions particulières, mais il n’en avait pas moins censuré la loi sur le terrain de la méconnaissance du principe constitutionnel d’égalité, ouvrant au surplus un accès de principe aux prestations à tout étranger en situation régulière.

L’égalité ébréchée

La décision du 13 août marque une évolution à ce double point de vue. D’une part, le Conseil constitutionnel érige en véritable principe la faculté reconnue au législateur d’édicter des règles propres aux étrangers ; et s’il reconnaît à ceux-ci les « droits à la protection sociale », c’est au terme d’un raisonnement excluant en définitive toute référence au principe d’égalité. D’autre part, la garantie des droits à la protection sociale ne s’applique, a priori, qu’aux seuls étrangers qui résident « de manière stable et régulière » sur le territoire français, sans que le Conseil précise d’ailleurs la signification qu’il attache à la notion de stabilité.

En fait, le Conseil constitutionnel ne s’en tient pas par la suite à ce critère, formulé dans les premiers considérants de sa décision : la déclaration de conformité à la Constitution des dispositions de la loi résulte en définitive de considérations d’espèce qui, si elles jouent finalement en faveur des étrangers, affaiblissent singulièrement la cohérence du raisonnement.

Pour nombre de prestations, il admet ainsi la validité des dispositions qui ne subordonnent l’accès à la protection sociale qu’à la condition de la régularité du séjour, sans exiger que celui-ci revête un quelconque caractère de stabilité ; de même il admet la validité des dispositions qui ouvrent droit à des prestations soit sous la seule condition d’une résidence de trois ans en France (aide médicale à domicile), soit sans condition particulière (aide sociale à l’enfance, etc...). On peut semble-t-il en conclure que, s’il n’a pas le droit d’exclure du système de protection sociale un étranger dont le séjour est à la fois régulier et stable, le législateur peut en revanche étendre le champ d’application de la protection sociale sans s’attacher à la régularité et/ou à la stabilité de leur séjour sur le territoire national. On ne saurait certes le déplorer...

Il semblerait même qu’une telle dérogation s’impose, à l’occasion, au législateur : s’agissant en effet de l’ouverture des droits aux prestations de l’aide médicale à domicile, le Conseil constitutionnel n’a admis la conformité de la loi à la Constitution - et plus précisément aux dispositions du Préambule de 1946 qui garantissent à chacun une protection sociale minimale - qu’en raison de la faculté ouverte au ministre chargé de l’aide sociale d’admettre à titre dérogatoire un étranger au bénéfice de l’aide en dehors des conditions prévues par la loi. Un tel motif implique, a contrario, que la loi se serait exposée à la censure si le législateur s’en était tenu au double critère de régularité et de stabilité du séjour pourtant érigé en principe par le Conseil dans les premiers considérants de sa décision...

Dernier point, et non des moindres, qui joue cette fois à nouveau nettement au détriment des intéressés, la garantie des droits sociaux doit s’accommoder, le cas échéant, des exigences de l’ordre public. La remarque vaut, tout particulièrement, pour les droits aux prestations des assurances invalidité et vieillesse. En vertu d’une règle traditionnelle de notre droit de la sécurité sociale, l’étranger qui a acquis, par son activité en France, des droits, peut obtenir le paiement à l’étranger de la pension d’invalidité ou de vieillesse lorsque celle-ci a été liquidée alors qu’il demeurait encore en France, mais il ne saurait obtenir, sauf convention internationale, le bénéfice d’une pension s’il a quitté la France lors du dépôt de sa demande de liquidation.

Dès lors que la loi du 24 août subordonne l’attribution des avantages en matière d’invalidité et de vieillesse à la régularité de la situation de l’étranger, il en résulte que les ressortissants des États que ne lie aucune convention avec la France ne pourront désormais bénéficier d’une pension, s’ils ont entre-temps quitté la France ou s’ils s’y sont maintenus en situation irrégulière, qu’à la condition d’obtenir au préalable un titre de séjour en bonne et du forme pour pouvoir procéder au dépôt de leur demande de liquidation.

Contradictions et approximations

Si la difficulté ne lui a pas échappé, le Conseil constitutionnel s’en est tiré cependant d’une façon bien formelle, en recourant à une réserve d’interprétation : la loi doit être entendue, selon lui, comme impliquant que l’autorité administrative accorde, dans une telle hypothèse, un titre de séjour à l’intéressé pour lui permettre de solliciter la liquidation de ses droits, mais sous réserve des exigences de l’ordre public. Autrement dit, l’ordre public peut justifier, aux yeux du Conseil constitutionnel, qu’un étranger ait cotisé sa vie durant sans pouvoir obtenir, le jour venu, la juste contrepartie de ses cotisations, faute pour lui de se voir délivrer le titre de séjour nécessaire à la liquidation de ses droits auprès des organismes de sécurité sociale...

Plus généralement, d’ailleurs, le Conseil constitutionnel paraît faire bien peu de cas de la notion même de droits contributifs, le législateur ne méconnaissant selon lui aucun principe ni règle de valeur constitutionnelle en privant de leurs droits, alors même qu’ils se sont acquittés du paiement de leurs cotisations de la manière la plus régulières, ceux qui ne remplissent pas des conditions relevant de l’application de la police des étrangers.

Le Conseil constitutionnel s’en est ainsi tenu, tout au long de sa décision, à un raisonnement ambigu et souvent approximatif, faute qu’ait été appréhendée clairement la spécificité des droits sociaux tels qu’ils résultent dans notre droit positif, pour les nationaux comme pour les étrangers, des dispositions du Préambule de la Constitution de 1946.

Dernière minute



Cette générosité était suspecte et ne pouvait pas durer : la loi du 18 janvier 1994 relative à la santé publique et à la protection sociale remet les choses en ordre. Elle introduit en effet, dans le code de la sécurité sociale, un article L. 381-30-1 qui précise que les détenus étrangers, s’ils sont en situation irrégulière ou si leurs ayants droit sont en situation irrégulière, ne bénéficient des prestations en nature des assurances maladie et maternité que pour eux-mêmes. De même, si, n’étant pas en situation régulière avant leur détention, ils ne remplissaient pas les conditions désormais exigées pour être affiliés à la sécurité sociale, ils ne bénéficient pas, à leur sortie de prison, de la prolongation d’un an de la prise en charge prévue par l’article L. 161-13 du même code.




Notes

[1Voir l’éditorial de Plein droit n° 13, mars 1991.

[2Sur ces réserves d’interprétation, voir, dans ce même numéro, « Les trompe-l’œil du Palais Royal ».

[3Pour une analyse plus approfondie de cette décision, voir Jean-Jacques Dupeyroux et Xavier Prétot, « Le droit de l’étranger à la protection sociale », Droit social, janvier 1994.


Article extrait du n°22-23

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Dernier ajout : dimanche 21 septembre 2014, 19:18
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