Article extrait du Plein droit n° 22-23, octobre 1993
« De legibus xenophobis »
Pour un Bad Godesberg sur les flux migratoires
Guillaume Malaurie
Journaliste à L’Événement du Jeudi
Peut-on répondre à la question des migrations internationales et donc de la mondialisation de l’économie par un « La France ne peut accepter toute la misère du monde », véritable pirouette doublée d’un colossal chantage ?
N’est-il par urgent de considérer que la question migratoire n’est pas une parenthèse de l’histoire contemporaine et de mettre en place dans nos relations avec les États du Sud une stratégie de la collaboration ?
La « petite phrase » de Michel Rocard, alors Premier ministre, et reprise par toute la classe politique, est devenue l’alpha et l’oméga de la « pensée » française sur les flux migratoires. Son objet ? Rassurer une opinion angoissée par les migrations internationales mais sans froisser la susceptibilité de gauche. Du bel emballage.
On peut saluer une « communication » réussie et quasiment imparable si l’on s’en tient au slogan : oui, qui donc pourrait bien revendiquer chez lui toute la misère du monde ? Quel serait donc le forcené qui exigerait que l’on empile sans compter de la détresse sur celle qui existe déjà dans les quartiers difficiles ? Astucieux.
Mais comment ne pas déplorer que le triomphe de cette tactique consensuelle nourrie par la magie du verbe se nourrisse de la démission de la pensée politique. Car, enfin, peut on encore entretenir le mythe d’une « croissance zéro immigré » en échec depuis qu’elle fut promulguée dans les années soixante-dix ? Peut-on passer de la déclaration d’Helsinki sur la libre circulation des personnes au cadenassage des frontières sans le moindre examen de conscience ? Peut-on continuer de suivre et flatter une opinion déboussolée, à juste titre, par le maelström des hommes à l’échelle planétaire, sans jamais éclairer les intelligences ?
Il faut bien reconnaître que la peur est partout. Rappeler timidement que les citoyens des pays d’accueil ne sont pas des veaux et que les migrants ne sont pas du bétail conduit aujourd’hui à être taxé d’« angélisme ». L’impérieuse nécessité sur le front Sud et bientôt Est, ne se discute plus. On obtempère et on se tait. Qui, au sommet de l’État, s’interroge à long terme ? Le ministère de l’Économie qui, dans les années soixante, était un ardent partisan de l’immigration ? Du tout. Les Affaires sociales ? Elles gèrent ce qui déborde. La Chancellerie ? Elle adapte le droit. Quant aux chefs d’entreprise, ils se taisent. Il n’est plus qu’un seul état-major : celui de l’Intérieur guidé par l’unique logique du blocus.
Après tout, les policiers laissés à eux-mêmes, investis des pleins pouvoirs, sont bien les seuls à faire leur métier. Les seuls à penser l’espace Schengen. À établir des plans de bataille : sans contre-pouvoirs ni garde-fous. Possible aussi que les organisations humanitaires se soient laissé piéger dans ce face à face avec la place Beauvau. Leur opposition, conçue comme essentiellement juridique, vient de subir de sérieux revers avec les lois Pasqua. Il faut bien parler d’échec quand la représentation nationale tranche contre elles en changeant la loi et en modifiant la Constitution.
Un new deal Nord-Sud
Et pourtant, ces associations de défense demeurent les partenaires obligés de l’administration. L’heure n’est-elle pas venue pour elles de renouveler leur attitude ? De changer de braquet ? De traiter la peur ? D’incorporer cette panique dans leur réflexion pour renouer avec l’opinion et la classe politique ? Bref, de passer d’une position de résistance juridique à une offensive sur le terrain des idées ?
L’heure d’un new deal Nord-Sud se rapproche forcément. Avec de nouvelles règles. Il suffit de se référer au grand débat américain sur la zone de libre-échange avec le Mexique qu’ignoraient superbement nos députés franco-centrés, qu’ils soient de droite, du centre ou socialistes. D’une certaine manière, la réunification allemande va dans le même sens. L’idée que l’interdépendance est notre futur proche progresse.
Cette échéance se rapproche. Même les plus chauds partisans de la stratégie du hérisson, Pasqua notamment, sont désormais convaincus qu’elle n’a qu’un temps.
D’abord parce que, c’est bien connu, le moindre frémissement de la croissance économique freinera des nouveaux venus d’autres continents sur notre marché du travail. Et que l’opinion se sentira grugée par les effets de manche des uns et des autres.
En outre, il ne faudra pas attendre longtemps pour que la régularisation ou l’expulsion, sur des critères totalement discrétionnaires, des étrangers en situation irrégulière, conduise à des scandales de corruption.
Comment une administration, déjà malade, pourrait-elle longtemps gérer avec équité des dizaines de milliers de destins par an tout en étant soumise au lobbying croissant des entreprises ou des groupes ethniques ? Le ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua, ne cachait pas d’ailleurs à la commission des lois du Sénat qu’il faudrait, certes discrètement, procéder bientôt à une régularisation de grande ampleur. Fatal. Mais selon quels critères ? Quelle garantie contre la foire d’empoigne quand seule la référence à l’« ordre public », c’est-à-dire la volonté des petits princes fonctionnaires de préfecture, fait loi ? Paradoxe des textes récents : plus ils génèrent de la législation dure, sans zone molle de discussion et de compromis, plus ils créent de l’arbitraire.
Pour une approche « raisonnable » de la question migratoire
Alors, quel new deal ? N’est-il pas une voie pour affronter la question migratoire dans le respect des droits sans donner aux citoyens de ce pays une impression de laxisme ? Tout se résume-t-il, comme on veut nous le faire croire, à un conflit de logique entre une attitude moralisante et permissive et une autre « réaliste et répressive » ? Entre le « parti des immigrés » et la « préférence nationale » ? Faut-il substituer à ce vieux débat, un autre qui s’impose peu à peu : d’un côté, les libéraux à tout crin qui s’en remettent à une main invisible pour organiser et équilibrer les mouvements migratoires ; et de l’autre, les républicains étatistes qui filtrent au compte-gouttes les nouveaux arrivants pour être sûrs de les transformer en citoyens modèles ?
Ce type de collision entre deux rationalités d’acier (la dérégulation riche d’un nouvel ordre naturel et la régulation administrative qui décrète sa vision du monde), la France intellectuelle en est coutumière. N’est-il pas venu le temps d’une approche non plus « rationnelle », mais « raisonnable » selon la formule de John Rawls. Une approche qui permette d’impulser une politique nationale et européenne des migrations en impliquant les acteurs. En leur suggérant fermement d’établir des règles. Et non en pensant toujours à leur place.
Il est tout de même invraisemblable que, sur ce sujet de société qui hante les Français et le reste des Européens depuis une vingtaine d’années, aucun débat pluraliste au sommet n’ait jamais eu lieu.
Certes, nous sommes abondamment servis en colloques sur le droit ou en sommets policiers. Mais, juste Dieu, où sont les autres principales parties prenantes : que pensent et que veulent les chefs d’entreprise, ce grand lobby immigré qui, aujourd’hui, ne dit mot mais crache bien rarement sur le travail clandestin ? Où sont les syndicats que cette nouvelle armée atomisée du travail devrait intéresser au premier chef ? Où sont les « nouveaux esclaves » qui triment dans les ateliers clandestins ? Et, surtout, comment réfléchissent sur leur départ, leur installation, leur retour, leur va-et-vient, leurs circuits financiers, les migrants eux-mêmes : ceux installés dans les pays industrialisés, ceux candidats au départ et ceux qui restent au pays ? Au consensus fermé nationalement et passablement démagogique, n’est-il pas possible de substituer un effort de consensus ouvert par « recoupement des intérêts » ?
Fadaises ? Regardons-y de plus près. C’est d’Afrique noire que viennent aujourd’hui les nouvelles vagues migratoires. Or, il est frappant d’observer comment, dans la région du fleuve Sénégal, le processus de l’immigration génère de la responsabilité. Responsabilité des associations villageoises en France même, responsabilité des villages d’origine mais aussi responsabilités religieuses si l’on pense au dynamisme de la confrérie des mourides : tous intéressés par les circuits financiers venant d’hexagone qui stabilisent et parfois enrayent le désastre économique et démographique des économies du fleuve.
Éviter le mépris à l’égard du père
De nouveaux acteurs qui deviennent des interlocuteurs de plus en plus fiables : mairies de la région parisienne (voir Montreuil), ONG, ministères. Toute une série de flux migratoires. Et éviter les impasses du tout ou rien. Oui, c’est vrai, disent les uns et les autres, la question de la polygamie est sérieuse. Oui, c’est exact, il peut y avoir réinvention du « travail saisonnier » ou d’« alternance ». Non, il n’est pas sûr que le regroupement familial soit toujours la solution. D’ailleurs, n’est-ce pas la fermeture des frontières qui a conduit nombre de migrants temporaires à faire venir femme et enfants ? Solution extrême pour répondre à des mesures extrêmes.
On dira que cette cogestion des mouvements migratoires donne la part belle aux notables. Et alors ? Vaut-il mieux s’en remettre aux seuls États des pays d’origine dont on sait qu’ils sont rongés bien souvent par la corruption et que leurs promesses sont aléatoires ?
Jouer les nouveaux acteurs, c’est aussi parier sur des noyaux de pratiques démocratiques. C’est aussi - ressasse sans être écouté suffisamment l’anthropologue Jacques Barou - conforter la vocation de développeurs des pays d’origine des migrants installés en France. Et ainsi prévenir peut-être le mépris à l’égard du père qui tente toutes les secondes générations.
Faute de faire émerger du contrat - tant sur les valeurs que sur les règles - dans les sociétés ouvertes que sont nos pays industrialisés et les pays d’immigration, nous resterons dans la préhistoire. Dans ce chaos libéral où les groupes d’intérêts cloisonnés - nationaux, ethniques, syndicaux - risquent de s’affronter de manière âpre et brutale. Avant que la main invisible chère aux libéraux fasse son œuvre de pacification, les poings les plus lourds risquent de dicter leur loi.
Il est encore temps pour qu’un Bad Godesberg réformiste, un recyclage de la guerre de tranchée vers une stratégie de la collaboration soit possible. Il est même très probable que l’opinion, lassée des matamores, convaincue que la question migratoire n’est pas une parenthèse de l’histoire contemporaine, soit prête à examiner des solutions de rechange. Où l’autre soit un acteur. Un cogérant. Un copropriétaire du développement. Pas seulement un délinquant à la législation sur le séjour. Pas seulement un errant à défendre a priori.
Le temps du bâton et des bonnes œuvres, du sabre et du goupillon, touche à sa fin.
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