Article extrait du Plein droit n° 22-23, octobre 1993
« De legibus xenophobis »
Une entreprise de désinformation
Jean-Pierre Alaux
Si le Conseil d’État n’avait décidé de s’accorder quelques heures supplémentaires pour examiner le projet de loi de M. Charles Pasqua, modifiant les règles d’entrée et de séjour des étrangers en France, ce texte aurait été adopté, comme prévu, au conseil des ministres du 26 mai 1993, en même temps que le projet de privatisation de vingt-et-une des principales entreprises françaises publiques ou parapubliques. L’histoire aurait sans doute apprécié la « cohabitation » de ces deux innovations législatives par sa charge en symbole et en signification. Car le gouvernement de M. Edouard Balladur aurait alors approuvé d’un coup, d’une part, la fermeture des frontières aux étrangers venus du Sud et de l’Est de la planète, ainsi que la mise au ban de la société des ressortissants vivant déjà en France en provenance des mêmes régions du monde et, d’autre part, la cessibilité sans guère de limites du capital des entreprises nationalisables à d’autres étrangers, ceux-là issus de l’Ouest, du Nord et du Japon. Tout un programme géopolitico-économique.
La fermeté à l’encontre des flux migratoires, qui n’est pas nouvelle, n’empêche nullement l’existence de concessions discrètes définies sur la base des mêmes choix qui président à la circulation des richesses. Ainsi, l’impérieuse nécessité de fermer les frontières n’a jamais interdit aux cadres supérieurs et à certains chercheurs du tiers-monde de s’installer dans l’Hexagone. Une circulaire de 1984, toujours en vigueur, prévoit, par exemple, que la situation de l’emploi ne leur est pas opposable dès lors qu’ils perçoivent « une rémunération [horaire] (...) égale ou supérieure à 1 300 fois le minimum garanti » (21 000 F mensuels environ) en raison de « la spécificité des emplois occupés » et de leur « apport appréciable aux activités économiques et au rayonnement culturel de notre pays » [1]. Aujourd’hui encore, la commission des lois de l’Assemblée nationale confirme cette option à propos du projet Pasqua, en y introduisant un élément de couleur : « Il faut penser, recommande-t-elle dans son rapport, à ceux que la France pourrait accueillir plus généreusement dans le cadre d’une réelle maîtrise des flux migratoires : vrais réfugiés politiques, chercheurs et ingénieurs des pays de l’Est, etc. » [2]. Enfin, les députés de la majorité ont obtenu du ministre de l’intérieur que, malgré la loi de fermeture absolue qu’ils ont votée le 18 juin, une circulaire ultérieure ménage une porte d’entrée sur le territoire aux chercheurs de haut niveau et aux cadres supérieurs issus de tous les horizons.
Le trompe-l’œil de l’« immigration zéro »
Fût-ce en pleine période de fermeture des frontières, l’« immigration zéro » [3] est donc un trompe-l’œil qui, sous couvert d’en finir avec les arrivées d’étrangers (pas seulement clandestins), cache surtout une évolution qualitative des besoins du marché du travail. On sait, par exemple, que les Maghrébins perçoivent en moyenne des salaires inférieurs de 21 % à ceux de l’ensemble des Français ; pour les Africains, le différentiel est négatif de 26,5 % [4]. Même surexploités, leurs compétences ne correspondent plus à l’attente de l’appareil productif, d’autant que, s’ils s’en retournent d’où il viennent, leur place taillable et corvéable sera affectée, plus encore qu’aujourd’hui, aux Français exclus de l’appareil économique.
Tous les Pasqua d’Europe et d’Occident font mine de sévir à l’aveuglette contre les étrangers en général pour défendre l’ordre public ou l’identité nationale, alors qu’en réalité ils tentent de jeter comme des outils usés ceux qui n’ont plus guère d’utilité. D’où leur mépris des principes humanitaires, en parfaite continuité avec une instrumentalisation traditionnelle de ceux qui furent des esclaves, puis des colonisés, avant de devenir des travailleurs immigrés. Leur actuelle métamorphose en intrus ne coïncide pas pour rien avec une phase des relations internationales qui abandonne l’Afrique à un monde tiers.
Au regard de cette exigence économique, le reste - respect des droits humains et autres valeurs à vocation universelle - demeure un affichage de vitrine et un accessoire moral susceptible de servir à handicaper, dans leurs exportations, quelques « dragons » d’Asie qui imitent trop bien, à l’encontre de leurs propres ressortissants et de leurs immigrés, les pratiques inventées par l’Occident.
La « clause anti-dumping social » que la France a fait mine de brandir dans les négociations de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) contre les exportateurs d’Asie du Sud-Est, ou qu’elle a évoquée lors de la Conférence internationale sur les droits de l’homme tenue à Vienne en juin n’ont guère d’autre fonction.
Dans ce registre, l’Europe a des naïvetés d’expression qui sont autant d’aveux : à Copenhague, les 1er et 2 juin, les ministres des Douze chargés de l’immigration n’ont pas caché leur jeu. Leurs conclusions relatives à l’harmonisation des politiques nationales contre le regroupement familial n’hésitent pas à viser explicitement les « ressortissants du tiers-monde » [5]. Ils officialisent ainsi le fait qu’il existe désormais étrangers et étrangers. Au prix d’une négation ahurissante du droit d’asile et de toute considération humanitaire, le très moderniste Traité de Maastricht affirme, quant à lui (art. 100 C), que, « quand survient, dans un pays tiers, une situation d’urgence, confrontant la Communauté à la menace d’un afflux soudain, le Conseil peut rendre obligatoire le visa pour les ressortissants de ce pays pour une période ne pouvant excéder six mois ». C’est que, au-delà de visées stratégiques liées à la « guerre froide », le droit d’asile intéressait exclusivement, jusqu’aux années 1980, des cadres politiques peu nombreux et assimilables par le marché. Que faire des paysans haïtiens, maliens ou kurdes qui revendiquent aujourd’hui la protection de l’Occident ? On révise donc les valeurs.
Stabilité du nombre d’étrangers
Tout le reste - « invasion », « seuils de tolérance », « préférence nationale » et autres slogans sur l’insécurité - sert à mettre les foules du côté du nouvel ordre économique et à leur faire jouer le rôle « démocratique » qu’on attend d’elles. Car, à les regarder de près, les faits révèlent à quel point la répression qui pointe à l’horizon n’a d’autre rationalité que de dissimuler les véritables problèmes. Il n’y avait aucune difficulté à recevoir de nouveaux étrangers, quand, de 1965 à 1974, au moment où la France manquait de bras, ils étaient près de 200 000 à s’y installer chaque année. L’« invasion » commence curieusement avec l’effondrement de ce flux qui s’établit depuis lors à 100 000 entrées environ par an (123 000 en 1992). Ce qui explique qu’au cours de la dernière décennie, le nombre d’immigrés résidents (étrangers nés hors de France et Français par acquisition de nationalité nés eux aussi hors de France) soit resté globalement constant : 4 020 000 en 1982 ; 4 130 000 en 1990.
Quant aux étrangers proprement dits, sait-on que leur volume s’est réduit ? Ils sont, en réalité, passés de 3 700 000 en 1982 à 3 600 000 en 1990. Encore faut-il en déduire 740 000 étrangers nés en France, qui sont autant de « Français de fait », directement visés par la réforme du Code de la nationalité dans le but de les empêcher de devenir des Français de droit [6].
L’Hexagone compte donc moins de trois millions d’étrangers véritables, soit 5,6 % de sa population. Et puisque - seuil de tolérance oblige - on doit distinguer entre les Européens (38,4 % des étrangers en 1990) et les autres, les étrangers de cultures étrangères ne sont plus que de l’ordre de 1 850 000, soit... 3,6 % de la population. Il faut une forte imagination et beaucoup d’intoxication des esprits pour lire une invasion dans ce qui reste d’évidence un phénomène modeste. Y aurait-il sur le territoire 400 000 clandestins en sus, comme l’estiment les maximalistes, que cela ne bouleverserait pas les données.
Si l’Europe et la France veulent éliminer ces gêneurs, il leur sera bien difficile d’y procéder dans le cadre de l’État de droit. La construction de la Communauté européenne empêche, en effet, d’éloigner les 1,1 million d’Européens résidents ; l’ordonnance du 2 novembre 1945 (art. 25) interdit de reconduire à la frontière ou d’expulser des étrangers arrivés sur le territoire à la fois avant l’âge de dix ans et avant l’entrée en vigueur de la loi de M. Pasqua [7], soit au minimum 700 000 d’entre eux nés en France ; un principe de droit international proscrit, au grand dam du Front national, de toucher aux 1,3 million de Français par acquisition nés hors de France.
Sur 4,1 millions d’immigrés, 3,1 millions sont donc protégés par des exigences diplomatiques et par le droit, auxquels s’ajoute la quasi-totalité des autres, titulaires d’une autorisation de séjour, souvent de longue date.
Quand la France copie l’Allemagne
Tous ceux-là ne partiront pas, chacun le sait. À moins que, pour satisfaire à la fois le marché et les anxiétés créées à dessein dans l’esprit de nombre de Français et éliminer ces « envahisseurs » indéracinables, les pouvoirs publics ne créent un tel climat d’hostilité dans l’opinion que, de guerre lasse, ils fuient peu à peu une société à l’intolérance incompatible avec l’État de droit.
De ce point de vue, il faut s’interroger sur le mimétisme de certains aspects des réformes françaises en cours au regard du droit allemand, ne serait-ce qu’à travers la raréfaction des naturalisations nécessairement induite par l’effet combiné de la refonte du Code de la nationalité et de la nouvelle loi Pasqua.
Or, l’Allemagne connaît aujourd’hui le prix de ce pari fondé sur sa tradition archaïque de « pureté ethnique » qui, au lieu de lier, comme en France jusqu’à nouvel ordre, la nationalité à l’histoire de l’individu, la fait dépendre de sa filiation.
Avec 6 millions d’étrangers sur son territoire sur 78,5 millions d’habitants, dont 2 millions de Turcs appelés au travail au temps de l’expansion, elle n’est pas non plus véritablement menacée de submersion. Les drames de Mölln, en novembre 1992, de Solingen, en mai dernier, ainsi que les 1339 actes de violence attribués à l’extrême-droite au cours du seul premier trimestre de 1993 correspondent, là-encore, à une amnésie relative aux causes principales de l’immigration et à des facilités politiques qui dispensent les responsables d’avouer leur échec économique et social.
La philosophie politique sous-jacente au système juridique allemand constitue également un facteur de rejet radical des étrangers. Car ils ne bénéficient pas, jusque dans les principes constitutifs de la société, de cette égalité potentielle entre les hommes que présuppose le droit du sol. La xénophobie y semble d’avance justifiée par la loi. Les risques inhérents à cette tradition se révèlent aujourd’hui si graves que le Parti chrétien-démocrate (CDU) évolue tout à coup sans enthousiasme vers l’introduction d’une dose de sol dans son droit du sang.
Il n’y a pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. La Communauté européenne avec, en proue, la France, s’apprête néanmoins à régresser dans l’autre sens. Car les projets de lois soutenus par le gouvernement de M. Balladur, ainsi que les différentes harmonisations récemment adoptées à Copenhague ont en commun de dénier tout autre valeur qu’utilitaire aux étrangers résidents sur leur territoire. De ce fait, ils subissent une grave dévaluation qui ne pourra qu’inciter les extrémistes à hausser le ton et à passer parfois de la parole aux actes.
Il n’est pas indifférent que, en même temps, l’Europe et la France s’attaquent au droit de vivre en famille. Sa quasi-interdiction assigne à l’immigré une pure et simple fonction de travailleur qui, en période de crise et de chômage, fragilise à souhait sa position et légitime au mieux son image de parasite [8]. Quant à son insertion dans ces conditions, elle est rendue impossible. Bon moyen pour neutraliser d’avance toute lutte tant soit peu efficace contre la xénophobie et favoriser l’insécurité qui, seule, assurera accessoirement quelques départs.
Déstabilisation générale
En France, à ce rejet des familles, s’ajoute la déstabilisation générale de tous les résidents en situation régulière sous le couvert de l’ordre public, que M. Pasqua définit à dessein hors du champ du droit : « La menace à l’ordre public, écrivait-il aux préfets en 1986, doit être appréciée au regard de l’ensemble des éléments caractérisant le comportement personnel de l’étranger en cause. À cet égard, il n’est ni nécessaire, ni suffisant que l’étranger ait fait l’objet de condamnations pénales » [9]. Avec de telles armes, il n’existe plus que des coupables, dont l’insertion serait une vue de l’esprit.
Mais, pour s’allier l’opinion encore partiellement accrochée à ses valeurs humanitaires, le gouvernement maintient l’inscription de l’insertion au verso du programme, tout en faisant l’impossible pour la rendre hors de portée. Avec les nouvelles lois, l’étranger reste étranger à sa société d’adoption ou le redevient s’il était parvenu à y prendre racine. Sur ce point, M. Pasqua n’a pas lésiné pas sur les moyens. Dans son projet de loi initial, tout étranger entré en France avant l’âge de dix ans ou y ayant vécu plus de quinze ans, qui obtenait auparavant de plein droit une carte de résident, parce que le temps était considéré comme un facteur d’insertion, devait rester en situation irrégulière. Les « démocrates-chrétiens » de l’Assemblée nationale ont atténué cette disposition en donnant, par une demi-mesure, une petite chance de régularisation aux étrangers entrés en France avant l’âge de six ans.
La même intention de désinsertion se cache derrière les modifications d’acquisition de la nationalité. Le fait de repousser à seize ans l’âge de devenir français tout en exigeant des candidats qu’ils en manifestent la volonté, dénie encore toute valeur à la durée du séjour. Là encore, on assiste à une certaine germanisation du droit français de la nationalité.
La vraie bataille de l’Europe, souvent sous la pression de la France, ne se situe pas, quoi qu’on en dise, sur les frontières ni contre les primo-arrivants clandestins. Ceux-là ne sont que prétextes, de même que les hordes attendues d’Europe de l’Est depuis la chute du rideau de fer se révèlent n’être que des fantasmes sciemment entretenus. Les 438 000 demandeurs d’asile enregistrés en 1992 en Allemagne n’y changent rien. Avant que sa réforme constitutionnelle, longuement annoncée, n’entre en vigueur le 1er juillet, l’Allemagne restait simplement le dernier pays accessible, où se sont donc engouffrés, quand c’était encore possible, ceux qui auraient pu se répartir parmi les Douze dans un laps de temps beaucoup plus long.
Mensonge européen tous azimuts
La France n’est évidemment pas la seule en Europe à travestir la réalité pour vendre une politique de fermeture des frontières à son opinion publique. De ce point de vue, l’Union européenne ment tous azimuts. Pas plus qu’en France, ses étrangers issus de pays tiers - 8 millions - ne se multiplient. Et son invasion n’est pas d’actualité, surtout depuis que l’Espagne, la Grèce, l’Italie, le Portugal ont armé leur législation en ce sens, et que l’Allemagne vient de verrouiller sa dernière porte. La stabilité semble caractériser, de ce point de vue, l’espace européen. En réalité, certains des plus gros importateurs de main-d’œuvre étrangère en son sein - la France et l’Allemagne - jouent dangereusement à utiliser les idéaux de pureté ethnique de leur extrême droite pour écœurer et faire fuir des travailleurs étrangers en situation régulière accueillis à bras ouverts, quand ils n’étaient pas recrutés, au temps de leur prospérité. Ce petit jeu ne finira-t-il pas par échapper au contrôle des apprentis sorciers ?
La relance des cellules antiracistesPasqua pompier-pyromane ?
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Notes
[1] Circulaire du 21 décembre 1984, signée par Mme Georgina Dufoix, ministre des Affaires sociales et de la Solidarité nationale.
[2] Assemblée nationale, rapport n° 326, 10 juin 1993.
[3] « Un entretien avec Charles Pasqua », Le Monde, 2 juin 1993.
[4] Haut Conseil à l’intégration, Rapport statistique, 9 décembre 1992.
[5] Groupe ad hoc immigration, Harmonization of national policies on family reunification, Copenhague, 1er juin 1993. Sur ce sujet, lire également Jean-François Martini et Claire Rodier, Rapport introductif provisoire à la rencontre internationale sur le droit de vivre en famille des immigrés en Europe, Gisti, juin 1993. Le Groupe ad hoc a également examiné un projet de recommandation (confidentiel), daté du 25 mai, sur les « contrôles et expulsions des ressortissants du tiers-monde résidant et travaillant sans autorisation ».
[6] Haut Conseil à l’intégration, op. cit. On entend par « immigrés » tous les résidents qui sont nés étrangers hors de France, quelle que soit leur nationalité actuelle (en 1990, près de 1 300 000 avaient acquis la nationalité française).
[7] Le projet de loi prévoyait, en effet, que désormais ces étrangers entrés irrégulièrement avant l’âge de dix ans pourraient être éloignés. À cause du principe général de non-rétroactivité, il épargne les étrangers dans ce cas, présents avant l’entrée en vigueur de la nouvelle loi.
[8] Sur l’instrumentalisation du droit des étrangers, lire Danièle Lochak, Étrangers : de quel droit ?, PUF, Paris, 1985.
[9] Circulaire du ministère de l’Intérieur, 17 septembre 1986.
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