Article extrait du Plein droit n° 22-23, octobre 1993
« De legibus xenophobis »

Immigration : la nouvelle affaire Dreyfus

Gustave Massiah

 
Notre société est en danger, notre société régresse. Elle est menacée par la montée de l’intolérance, la tentation de l’enfermement, la fascination sécuritaire. Ce qui met en danger notre société et son identité, ce n’est pas l’immigration. Ce qui entraîne les risques de décadence et de désintégration, c’est la manière de traiter l’immigration et l’étranger.

Un discours confortable semble faire un consensus. Combattre l’immigration clandestine serait la condition indispensable pour intégrer les « réguliers ». En fait, aujourd’hui, le discours sur l’intégration sert d’abord à faire passer la volonté de répression. Ceux qui avancent l’objectif des « flux zéro », en flattant ceux qui en sont déjà à l’« immigration zéro », ne le font pas innocemment. Ce qui les intéresse, c’est moins le nombre des immigrés que l’importance des libertés. Ils trouvent nos sociétés trop laxistes et ont entamé leur croisade moraliste ; ils jouent sur la peur de l’avenir pour faire régresser les droits.

Accepter de réduire les droits pour réduire l’illégalité accroît l’espace de l’illégalité tout en restreignant l’espace des droits. Cette tentation est pourtant fréquente. Pour coincer quelques fraudeurs sur des millions d’individus, on trouve naturel de soumettre les millions à un contrôle systématique. La justification avancée est que la fraude non punie ne peut que se généraliser ; alors que la généralisation de la fraude, plus que le fraudeur, met en question la solidité du lien social.

Les mesures prises contre les étrangers déchirent le corps social. En prenant pour cible les étrangers, elles atteignent l’ensemble des citoyens ; elles restreignent l’ensemble des droits.

Croisade moraliste

Dans le contrôle des mariages, les droits de tous sont limités, y compris ceux des Français qui, par définition, forment la moitié des couples mixtes. Peut-être sont-ils déjà suspects d’envisager de lier leur sort à celui d’étrangers. La peur de l’immigration clandestine, ou plutôt la méfiance vis-à-vis des polices des frontières des autres Européens, a amené à retarder, sinon à refuser, la libre circulation pour les Européens.

Le droit de circuler librement sans papiers est annulé pour tous.

Le droit à la santé a déjà perdu son universalité, il faudra avoir des papiers ou prouver que... l’on est clandestin depuis plus de trois ans.

La nationalité des enfants nés en France est renvoyée d’abord à celle de leur famille remettant en cause les avancées récentes des droits des enfants. Le droit aux prestations sociales contesté aux immigrés sera bientôt en question pour tous ceux qui seront considérés comme improductifs. Le droit aux allocations familiales ne pourrait-il être réduit pour les familles qui ne surveillent pas leurs enfants ?

Le droit syndical et d’association sera restreint par les difficultés accrues pour les immigrés et les jeunes en attente de nationalité de manifester et de participer sans risques excessifs à la vie publique.

Le droit qui fonctionne sur l’exclusion, qui discrimine et sépare, qui distingue et désigne l’étranger est un droit qui régresse et qui risque de disparaître. Les nouvelles lois esquissent un droit dans lequel tout citoyen est présumé suspect ; il lui revient pour se défendre de démontrer qu’il n’est pas coupable d’être un étranger. L’étranger est celui qui est de l’autre côté de la frontière qui délimite la communauté ; il est celui qu’il est naturel et légitime d’exclure.

Pour se sentir pleinement le droit d’exclure, il faut se vivre en crise et se représenter en danger. Pour que la crise de l’emploi conduise à l’angoisse, et justifie les excès dans les atteintes aux libertés, il faut oublier que notre société est deux fois plus riche qu’il y a vingt ans, au temps du plein emploi. Pour qu’aucune issue ne soit considérée comme possible et que toutes les responsabilités puissent être rejetées sur l’extérieur et sur l’étranger, il faut pouvoir croire que c’est la plus grande pauvreté qui est cause du chômage et des inégalités ; il faut surtout éviter de s’interroger sur la nature de notre système social.

La situation est d’autant plus inquiétante que l’étranger a dépassé le statut de l’immigré pour atteindre celui plus général de l’ennemi. Qu’il soit ici ou chez lui, clandestin ou délocalisateur, c’est toujours un voleur d’emploi.

La progression des idées de guerre

Mais, si l’on met les injonctions et les discours bout à bout, que reste-t-il ? Si les pays du Sud doivent s’ajuster au marché mondial, accepter l’investissement international et exporter ; si la dette doit être payée en priorité et que le financement d’un développement intérieur est impossible ; si les immigrés doivent rentrer chez eux ; si la délocalisation est impossible ; alors, l’évolution la plus vraisemblable est celle de la multiplication des guerres locales et des affrontements plus généraux. La chasse à l’immigré conduit naturellement à la progression des idées de guerre.

Les lois qui ont été adoptées sont discriminatoires et liberticides. Ceux qui les votent et en redemandent prennent la responsabilité de mettre la société en danger. Ils arguent du fait que la majorité, sinon la presque totalité des Français en sont d’accord et que la démocratie exige de s’incliner. Il convient d’ouvrir le double débat du consensus et de la démocratie.

On ne saurait accepter l’idée d’un consensus sur la remise en cause de valeurs aussi fondamentales. Encore moins, la certitude d’une permanence des sentiments xénophobes et racistes et de l’incapacité de les remettre en cause à travers le débat politique.

Toute démocratie repose sur le fait majoritaire ; elle est aussi inséparable du respect des droits des minorités. Une majorité qui recours à l’oppression des minorités perd sa légitimité.

La ligne de partage est philosophique

La contestation, une par une, des mesures répressives, au nom de la mesure, conduit à l’impasse. Elle légitime la nécessité de la répression comme une évidence et comme la seule possible. Elle conduit à accepter de se placer de façon défensive dans un champ où tout est à perdre. Chacune des mesures de répression est en continuité avec un long passé ; sa justification technique est toujours facile au nom de l’efficacité et du réalisme. La logique technique du contrôle implique toujours plus de fermeture et de contrôle. On ne se rend compte qu’après coup, souvent trop tard, que le seuil de l’acceptable est passé, que nous sommes dans l’intolérable.

C’est l’ensemble qui est en cause : un état d’esprit. Cet état d’esprit, c’est celui de la forteresse assiégée, agressée ; celui qui conduit à la défense de l’identité par la purification ethnique. Le droit du sang remplace l’histoire et le territoire. Cet état d’esprit efface, dans la mémoire historique, la richesse des échanges et des apports nouveaux ; la continuité de l’affrontement entre la volonté de repli et la résistance à la fermeture.

La ligne de partage est philosophique. Il convient donc de s’interroger sur les démarches avant d’en arriver aux propositions. Ce qui est en cause, c’est l’articulation entre les principes, les projets de société et les mesures politiques et juridiques. Notre proposition est d’engager d’abord la réflexion et le débat sur les principes et les projets de société et d’envisager ensuite, seulement, les mesures nécessaires.

Ce détour indispensable, difficile dans son principe et sa mise en œuvre, est rarement admis. Il ne s’agit pas de s’abstraire des réalités pour s’évader dans un monde idéal. Ce qu’il nous faut à tout prix refuser, c’est la subordination des principes aux mesures prétendument dictées par la réalité. Le refus de la dictature de la réalité est un préalable à la volonté de transformer la société. Il fonde une position de gauche : l’hypothèse que la société peut assurer sa propre transformation ; qu’elle peut gagner en liberté et en équité.

Pour envisager d’autres possibilités en matière de mesures concrètes, il est nécessaire d’imaginer d’abord qu’il existe d’autres possibles. Bien des idées combattues et débattues contradictoirement se sont imposées comme des évidences quand il est apparu qu’elles pouvaient s’inscrire dans un avenir, radicalement différent mais possible. Il en fut ainsi de l’abolition de l’esclavage, de la démocratie, de la peine de mort, du droit à un revenu minimum ; il en sera peut-être ainsi de l’allocation universelle, d’une autre conception du travail, d’une autre solution que la multiplication des guerres, de la démocratie internationale.

Refuser la dictature de la réalité

Pour ne pas subordonner les droits aux contraintes, proposons de partir des principes, des valeurs et des droits ; de les inscrire dans un projet de société proposé au débat démocratique ; de discuter des garanties et moyens d’application des droits, et de les inscrire dans des politiques qui tiennent compte des contingences. Proposons d’organiser la discussion sur les droits et leurs conséquences autour de six thèmes : la liberté de circulation ; la citoyenneté politique ; la citoyenneté sociale ; les droits des minorités ; les droits au développement ; la démocratie internationale.

La liberté de circulation soulève les débats les plus passionnels. Comme si le fait d’en parler devait se traduire par l’ouverture généralisée des frontières. Pourtant, le refus de s’y référer conduit aux plus grandes dérives. Notre proposition devrait être, non de la limiter au maximum, mais de chercher à l’élargir autant que possible. Ce qui signifie particulièrement de renforcer certains droits comme, par exemple, le droit d’asile dans ses nouvelles définitions ; le droit au retour dans son pays d’origine et aussi dans son pays d’accueil ; le droit de vivre en famille...

La citoyenneté politique implique l’égalité des droits de tous ceux qui vivent sur un même territoire. Elle est nécessaire pour que, volontairement, ceux qui veulent faire société puissent dépasser les solidarités communautaires. Elle est le fondement de l’espace public.

Aujourd’hui, l’espace municipal apparaît moins contraint comme espace de transformation que l’espace de l’entreprise, l’espace national ou l’espace mondial. Il est possible, de façon volontariste, d’y construire de nouveaux rapports positifs entre développement et démocratie. La consolidation de cet espace politique requiert l’ouverture du droit de vote à tous les habitants d’un même territoire.

La citoyenneté sociale traduit la recherche, en combinant les mécanismes de marché et les interventions de l’État, d’une société capable de dépasser les exclusions. Les politiques sociales sont mises en crise par les limites du libéralisme qui exacerbe le chômage et les inégalités. L’immigration sert de révélateur et de bouc émissaire. Plusieurs pistes peuvent être explorées.

L’harmonisation des politiques sociales et la discussion sur les modalités (prestations, fiscalité, transferts, revenu minimum) est un premier chantier. La discussion sur les clauses sociales, y compris syndicales, devrait trouver sa place dans les négociations sur le commerce mondial.

L’existence d’un revenu minimum international, c’est-à-dire de transferts collectifs permettant à l’humanité de loger et de nourrir tous ses membres, est à l’ordre du jour, parce qu’elle est possible.

L’immigré, agent de développement

Le respect des droits de minorités, pas seulement nationales ou ethniques, est une des conditions fondatrices de la démocratie. C’est aussi une des conditions de la paix mondiale. En matière d’immigration, le problème est essentiel puisque, contrairement aux années soixante, les flux migratoires sont, pour l’essentiel, reliés aux questions des minorités. Le droit international pourrait garantir le droit d’association et de libre expression dans chaque pays.

Le droit au développement renvoie, de notre point de vue, à un développement équitable pour tous les peuples et soutenable pour l’écosystème planétaire. Il convient alors de reconnaître le rôle de l’immigré en tant qu’agent de développement dans deux sociétés et l’impossibilité d’imaginer une planète immobile sans échanges ni flux migratoires. La politique de l’immigration devrait relever des compétences du ministère des Affaires étrangères et de la Coopération plutôt que du ministère de l’Intérieur. Des accords de coopération devraient comprendre des volets sur l’immigration. Des négociations particulières permettraient d’associer les communautés de migrants au développement des régions d’origine.

La démocratie internationale constitue un volet essentiel de toute politique d’immigration. Les flux migratoires sont déterminés par la mondialisation, l’élargissement du système-monde à l’échelle de la planète, et par l’existence d’un marché mondial du travail unifié et segmenté. Il n’y a pas de maîtrise envisageable des flux migratoires sans propositions par rapport à la mondialisation.

Notre position est celle de la construction d’une démocratie internationale à travers des propositions alternatives dans les grandes négociations (dette, commerce mondial, ajustement structurel, environnement) et pour l’évolution des institutions internationales. De ce point de vue, nous devrions demander l’ouverture de négociations internationales, de préférence aux discussions bilatérales exclusivement concernées par le contrôle, sur la liberté de circulation et les flux migratoires.

D’un travail approfondi sur les principes et les droits devra résulter une proposition d’une politique de l’immigration différente dans ses orientations et dans ses applications. Tout ceci n’est possible que si s’impose comme une évidence l’idée qu’une société plus libre, plus équitable et plus fraternelle est possible. Alors, et alors seulement, la disponibilité, l’inventivité, le génie créateur des individus et des groupes se traduiront par des propositions qui iront dans ce sens ; qui s’ingénieront à doter l’utopie de son ingénierie.

Inversion de vocabulaire

C’est là que s’impose la priorité à donner au débat politique, y compris dans ses dimensions idéologiques. Le bilan des dix dernières années doit être fait sans concessions, y compris par ceux qui se sont opposés à la politique de la gauche en la matière. La volonté de consensus, l’approche défensive, la recherche du moindre mal ont abouti à isoler et marginaliser les propositions alternatives.

La certitude que les Français étaient massivement convaincus par les arguments xénophobes et racistes a paralysé les autres approches. Ceux qui, comme nous, ont demandé à plusieurs reprises (régularisation, droit de vote, droit d’asile...) l’ouverture d’un débat, même sur des positions minoritaires, se sont fait traiter de... démagogues par ceux-là mêmes qui considéraient qu’il ne fallait pas prendre la majorité à rebrousse-poil. Cette inversion de vocabulaire montre bien à quel point la dictature de la réalité a été intériorisée.

Les socialistes au pouvoir ont complètement négligé l’importance du débat idéologique et son impact sur les pratiques. Quand une responsable, ministre de surcroît, prétendait que ses discours sur l’immigration clandestine pourraient être compensés par des instructions aux préfets, elle ne comprenait pas que l’incohérence était une arme pour tous ceux qui réprimaient avec ardeur dans les services.

Que dire de la dérive des petites phrases reprises avec délices par toute la droite. Des entreprises menacées par l’islam et les intégristes (Mauroy), aux bonnes questions et aux mauvaises réponses (Fabius). Ces petites phrases, probablement non intentionnelles, qui ont la force de l’évidence, n’en sont pas moins révélatrices ; elles ont vécu leur vie propre. Car enfin, qui a bien pu exiger que la France accueille toute la misère du monde (Rocard) ! Répondre avec une telle assurance à une question qui ne se pose pas aboutit à disqualifier toute approche différente.

Résister !

Refuser le consensus est la première des priorités. Faire savoir que nous ne sommes pas d’accord, qu’il y a des Français qui ne sont pas d’accord avec l’exclusion, la xénophobie et la réduction des libertés. Peut-être serons-nous minoritaires ; encore cela reste-t-il à prouver et la charge de la preuve ne nous incombe pas. Peut-être serons-nous encore minoritaires après le débat public ; encore cela reste-t-il à vérifier. Dans la mesure où il s’agit de valeurs fondamentales, il nous revient, et il est de notre devoir de résister. Après tout, même si la majorité des Français n’était pas opposée au port de l’étoile jaune, cette mesure n’était pas plus tolérable pour autant.

Le débat qui commence ne sera pas facile. Il n’est ni gagné ni perdu d’avance. En France, le débat idéologique a ses règles et son autonomie. On ne peut choisir le terrain sur lequel il se déploiera ; mais, une fois commencé, personne ne peut éviter de s’y engager. L’affaire Dreyfus en donne l’exemple. Le débat ouvert n’est pas celui de l’immigration, c’est celui de la nature de la société française, de son identité.

Nous sommes confrontés à un enjeu de civilisation. Changer d’état d’esprit, c’est refuser de partir des contraintes ; c’est, d’abord, affirmer les principes et voir ensuite comment on peut les appliquer compte tenu des contraintes ; c’est ensuite définir les politiques qui sont les plus respectueuses de ces principes.

Instaurer l’impérieuse nécessité de vivre libres et égaux en droit, sans en ignorer les risques, sans les surestimer non plus. C’est à travailler dans ce sens que nous convions toutes les femmes et tous les hommes de bonne volonté.



Article extrait du n°22-23

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Dernier ajout : vendredi 19 septembre 2014, 13:23
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