Article extrait du Plein droit n° 11, juin 1990
« Travail au noir ? Travail clandestin ? Travail illégal ? »

De la clandestinité à la reconnaissance

Saïd Bouziri et Driss El Yazami

Propos recueillis par Hèlene Trappo

« Il n’y a pas dans la mémoire de recette pour répondre aux interrogations de notre temps, ni de remède miracle, mais il y a sûrement un éclairage et peut-être une méthode pour poser quelques bonnes questions ». Driss El Yazami.

(Extrait du texte d’introduction à l’exposition « France des Étrangers, France des Libertés, Presse et communautés dans l’histoire nationale ». )

Lorsque, le 16 octobre 1972, la circulaire Fontanet entre en vigueur, c’est le choc parmi les populations immigrées. Elle plonge 83 % des travailleurs dans l’illégalité. Après des années de laisser-faire, le texte soumet brutalement le droit de vivre en France à l’obtention d’un contrat de travail et d’une attestation de logement décent. Pour la première fois, les « sans papiers » vont sortir du silence et de la peur, et lutter à coup de grèves de la faim, pour leur régularisation. Un grand mouvement, national et autonome, sans précédent dans l’histoire, nait et révèle à l’opinion la réalité quotidienne du monde immigré. En même temps, la question de l’immigration, jusque là reléguée au rang de « fait divers », devient objet du débat politique et les travailleurs immigrés sont désormais une force avec laquelle il faut compter.

Saïd Bouziri et Driss El Yazami, acteurs oubliés et de premier plan de cette époque, qui fut l’âge d’or des luttes des immigrés pour leurs droits, témoignent aujourd’hui, afin que ces dernières entrent dans la mémoire…


Ce fut d’abord un problème politique et individuel qui mit le feu aux poudres. Le 6 novembre 1972, un étudiant ; Saïd Bouziri, frappé d’expulsion, entame une grève de la faim en plein Barbès, au cœur du quartier immigré parisien. Actuellement vice-président du Conseil national pour les populations immigrées et membre de l’association Génériques [1], c’est là que nous l’avons rencontré.

Comment avez-vous été amené à faire une grève de la faim ?

SB : Au départ j’étais un peu excentré, j’étais militant de fait dans les comités palestiniens. Puis, avec quelques étudiants, nous avons pensé qu’il fallait voir comment vivaient les travailleurs immigrés en France. Jusqu’à la circulaire Fontanet, 83 % des gens entraient et se faisaient régulariser sur place. Un employeur ne donnait pas de certificat de travail, encore moins de fiche de paye. Cela lui permettait de faire pression sur l’ouvrier. Pendant une période probatoire, quelquefois deux ou trois ans, l’employeur lui disait « si tu travailles bien, je te donnerai cela, pour te permettre de régulariser ta situation ». On a donc créé des comités pour les papiers, le logement, etc. En ce qui me concerne, j’ai du avoir un mois de retard pour le renouvellement de mes papiers et en septembre 1972, j’ai été refoulé parce que je n’étais pas dans les temps. En fait c’était clair.

Vous étiez connu pour vos activités…

SB : Oui, c’était essentiellement à cause de cela. À l’époque, en 1972, il n’y avait pas vraiment d’organisation de l’immigration, ni autour d’elle, il se faisait seulement quelques petites choses un peu déconnectées. On a donc décidé que ce n’était pas normal que je sois expulsé pour mes activités et qu’il fallait faire la grève de la faim. C’est ce que j’ai : fait. Cela n’a pas été tout de suite un mouvement énorme, mais un point de rencontre avec des gens qui faisaient de l’« agitprop ». On faisait des tracts, des manifs, d’ailleurs interdites. Cette grève de la faim, faite avec ma femme, enceinte, était d’un type un peu nouveau. Et elle se passait dans un quartier immigré.

Est-ce que l’application de la circulaire Fontanet a joué un rôle ?

SB : La question était « pas d’expulsion, assez de tracasseries ». Et puis, juste à côté du lieu de la grève, se tenait un meeting sur le sujet et un groupe de participants est venu me voir pour me dire qu’il fallait une lutte commune. La rencontre était nécessaire. Les chasses au faciès commençaient dans le métro, et à Barbès il y avait cette poche de résistance, « le comité de soutien à Saïd Bouziri ».

Comment s’est organisé ce mouvement de soutien à votre grève de la faim ?

SB : J’ai fait la grève de la faim pendant les quinze jours précédant la date d’expulsion. L’église a accepté de m’accueillir au bout de deux jours. Cela a tout de suite été un mouvement de solidarité assez fort. Le jour où je devais partir, une grande manifestation au square de La Chapelle a eu lieu. Elle a rassemblé près de deux mille personnes, parmi lesquelles des intellectuels comme Sartre, Foucault…, des travailleurs immigrés, des syndicalistes CFDT, des chrétiens et des représentants de la gauche prolétarienne. Et puis, il y avait aussi des gens comme nous, qui pensaient que les immigrés devaient être autonomes, créer leur propre mouvement et ne pouvaient s’organiser à l’intérieur des organisations existantes. Le jour où je devais être expulsé, une quarantaine de personnalités ont signé un manifeste disant « venez le chercher, il est chez nous ». Suite à la manifestation et à l’intervention des organisations mobilisées, on m’a accordé des papiers pour quinze jours, avec l’idée que cela irait tant que je serais soute nu. J’étais censé basculer dans un mouvement répréhensible plutôt que dans un mouvement de droit. J’ai passé quatre ans comme cela, avec des papiers renouvelables tous les quinze jours, puis tous les mois, jusqu’en 1982 où j’ai finalement obtenu une carte de trois ans, et en 1985 des papiers de dix ans. Ma grève a été une victoire relative mais importante parce qu’avant moi, beaucoup avaient été expulsés.

Pourquoi avoir choisi la grève de la faim comme forme de lutte ?

SB : Parce que je crois que c’est l’arme des faibles. On joue avec son corps pour dire qu’on ne supporte pas. Cela veut dire aussi qu’on est assez isolé. Par contre, cela a été un moment d’ouverture, déclencheur d’un bout d’organisation. Beaucoup de gens en avaient ras-le-bol et pensaient qu’il fallait faire quelque chose pour les immigrés, mais tous étaient dispersés.

Loin de s’essouffler, après cette victoire en demi teinte, le mouvement prend corps à travers le Comité de Défense de la Vie et des Droits des Travailleurs Immigrés (CDVDTI), créé à la fin de novembre 1972, à l’initiative de ceux qui avaient soutenu Saïd Bouziri. Le mot d’ordre mobilisateur est « la carte de travail ».

Comment fonctionnait le CDVDTI ?

SB : Le comité de défense a eu très longtemps son siège à l’Union locale CFDT du dix-huitième arrondissement, qui a d’ailleurs disparu. Il regroupait des syndicalistes, des chrétiens de gauche, le pasteur du coin, très actif, des militants d’extrême gauche et très largement les premiers militants de l’immigration, soit des étudiants, soit des ouvriers. À la première réunion, deux tendances se sont dessinées. D’une part, on venait d’apprendre qu’un travailleur immigré, Mohamed Diab, avait été tué dans un commissariat de police. Les journaux ont mis vingt jours pour reprendre le témoignage de la sœur et de la mère que nous avons recueilli. À l’époque, les immigrés étaient rangés dans les faits divers, les chiens écrasés, les basanés… Le deuxième mouvement consistait à continuer la lutte pour la régularisation donc pour la carte de travail. Finalement, c’était un mot d’ordre assez réducteur par rapport à l’ensemble de la situation. Sans carte de travail, on n’avait pas les moyens de faire pression et de changer de patron. Or l’intérêt était aussi de pouvoir intégrer de plus grandes usines où l’on était mieux payé. On visait donc quelque chose de plus large. Mais le mouvement de masse a été sur la carte de travail. Les gens étaient prêts à se battre parce qu’ils se rendaient compte qu’ils se faisaient gruger par les employeurs, que désormais, c’était bouché. Et petit à petit, cela a recommencé, des ouvriers ont fait la grève de la faim.

Décembre 1972, c’est le grand tournant. La grève de la faim s’affirme comme l’arme-symbole des sans papiers. Toute l’année 1973 est marquée par une série de grèves dans toute la France. Celle de Valence est la première qui ait déclenché un mouvement national.

Pourquoi avoir repris tout de suite cette forme de lutte ?

SB : Parce qu’il n’y avait pas de force suffisante qui fasse que les gens puissent être certains de se mobiliser et de gagner. Et puis, la grève de la faim s’était révélée comme quelque chose d’un peu identitaire, une forme de reconnaissance. À partir du moment où quelqu’un avait gagné, cela est devenu un sacerdoce. Il y en a eu jusqu’en 1983. À Valence, cela été une action importante puisqu’elle a permis de faire connaître le mouvement des sans papiers. Des travailleurs tunisiens ont entamé une grève de la faim le 25 décembre 1972. L’évêque s’était levé pour dire à la messe de Noël qu’il avait vu « le Christ dans les yeux des immigrés ». À partir de là, le mouvement s’est généralisé à tout le territoire. À Paris, on cherchait un lieu et on avait pensé à la CFDT. On a passé des moments très difficiles à expliquer au syndicat le pourquoi et le comment de notre action. Finalement, ils se sont vraiment mobilisés et les grévistes ont pu obtenir des papiers pour trois mois. Toutes ces actions correspondaient vraiment à un besoin, il y avait énormément de travailleurs sans papiers et au 154 rue Saint Maur, nous avons tenu une « AG » permanente de trois cents à quatre cents personnes. On montait des dossiers, pour des ouvriers, sur leur situation, leur paye… Derrière les papiers, on découvrait que les gens habitaient dans des taudis. On était dans un monde surréaliste. Mais on se demandait s’il fallait continuer à se crever à faire la grève de la faim. À côté de la stratégie sur la carte de travail, il y avait celle qui disait que le gouvernement devait régulariser.

Aviez-vous des interlocuteurs au gouvernement ?

SB : Non, on avait la Direction départementale du travail et de la main-d’œuvre. Ils ne nous reconnaissaient pas. On occupait les lieux, la presse venait. Puis, on nous menaçait d’appeler la police. C’était une guerre des nerfs assez forte, dans laquelle on n’obtenait pas grand-chose. On avait décidé de se regrouper sur toute la France. Et le premier avril, a eu lieu un grand meeting. La mutualité était pleine. Quatre mille sans papiers sont venus de tout le pays, Saint Etienne, Lyon, Marseille, Nice, etc. Les stratégies étaient un peu différentes sur tout le territoire. Certains voulaient se battre contre l’impérialisme, d’autres, dont je faisais partie, pensaient que la question était aussi de savoir comment se battre aujourd’hui pour obtenir un certain nombre de droits et rentrer dans « la vie civile ».

Quels ont été les résultats de vos actions ?

SB : Cela a toujours été du grignotage. Moi, j’ai obtenu des papiers pour quinze jours. À Valence, on leur a donné trois mois pour trouver des contrats de travail et se faire régulariser. À Paris, à la CFDT, cela n’a pas été simple de trouver trois patrons pour ces trois « agitateurs » comme on disait à l’époque. En réalité, ils n’étaient pas des agitateurs mais des ouvriers d’une cinquantaine d’années qui avaient trimé des années dans le nettoyage. À certains moments, on obtenait cinquante cartes de travail, comme ça.

Juillet 1973, après sept mois de luttes et sous la pression en particulier de la grève de la faim illimitée de Ménilmontant, le ministère Gorse sort une circulaire qui permet la première action de régularisation générale.

Comment s’est passée la grève de Ménilmontant ?

SB : On l’appelait la grève de la faim « massive et active ». C’est-à-dire que les grévistes partaient dans les usines pour expliquer l’objet de leur lutte. Sous la pression des actions, Gorse a accepté la régularisation sur place. Cela voulait dire qu’il nous épuisait : il donnait trois mois pour que les gens trouvent des contrats de travail. Tout le monde ne pouvait pas trouver. D’ailleurs, dès le mois de septembre, les grèves ont repris. D’autres communautés se sont jointes : les Pakistanais, les Mauritiens… À partir de ce moment, on a commencé à avoir des interlocuteurs au gouvernement. Puisqu’ils nous avaient répondu par une circulaire, cela signifiait qu’ils reconnaissaient un certain nombre de gens. Un SAS s’était ouvert qui n’existait pas avant.

En septembre 1973, après un été secoué par une série de crimes racistes à Marseille, les mouvements reprennent. Cette fois, l’épicentre des luttes est au Sud, dans les Bouches-du-Rhône. Dans la région, Driss El Yazami, actuellement membre de l’association Génériques, journaliste et chargé de la formation d’adultes, est l’un des principaux organisateurs du mouvement des sans papiers dans le midi.

Étudiant à cette époque, Driss El Yazami, marocain, est arrivé en France en 1970. Il interrompt ses études de 1971 à 1975 pour se consacrer à la défense des travailleurs immigrés, jusqu’à ce qu’il soit expulsé en 1975.

Comment le mouvement des sans papiers était-il organisé dans le midi ?

D.El. Y : On ne savait pas comment mobiliser les sans papiers qui avaient peur. Donc, le fait de faire des grèves de la faim, dans les églises où l’on était protégé par le droit d’asile, a permis de mobiliser plus facilement les travailleurs, dans plusieurs villes. Une fois qu’un petit groupe de grévistes avait gagné, cela encourageait les autres à venir. Mais les gens avaient vraiment la trouille. Même maintenant, on ne le vit pas comme cela. Pour donner un exemple concret, à Aix-en-Provence, nous avions trouvé dix gars d’accord pour commencer une grève de la faim. C’était un dimanche, nous les avions installés dans une salle à côté de la paroisse. Le curé venait d’annoncer à la messe du soir que dix ouvriers avaient commencé une grève de la faim. Et, le temps qu’il termine l’office, il n’en restait plus que cinq. La peur était telle qu’ils n’arrivaient pas à comprendre que la police ne puisse pas rentrer dans l’église. On ne pouvait pas faire des grèves à répétition. On a donc fait aussi des manifestations, des délégations au commissariat de police à Marseille. En même temps, ce qui a joué dans l’obtention de la prolongation de la circulaire Fontanet, c’est que le 3 septembre 1973, on a organisé une « grève générale des travailleurs arabes », dans la région, puis le 14 à Paris. Des milliers de travailleurs qui arrêtent le travail en dehors des syndicats, car nous étions un mouvement indépendant, c’était un événement. Sans les grèves de la faim, il n’aurait jamais eu lieu. Il y avait aussi l’émotion des crimes racistes et c’est cela qui a joué. Ces grèves vont aussi toucher l’opinion. car la vision de l’immigré était celle d’une personne soumise, silencieuse.

À partir de février-mars 1974, on va découvrir la réalité des ouvriers immigrés dans l’agriculture, un secteur que la circulaire Gorse n’atteint pas. Un jour, à Aix, nous avons rencontré une cinquantaine de Marocains, à la recherche des syndicats. Nous avons appris qu’ils travaillaient dans une pépinière et que depuis deux mois ils habitaient dans des serres, avec les fleurs. Beaucoup étaient venus avec des contrats de saisonniers. À l’époque, les travailleurs obtenaient des contrats très courts de moins de trois mois et ils étaient ensuite sensés repartir. Là aussi, on a entrepris une série de grèves de la faim. Entre temps, en juillet 1974, il y a eu l’arrêt de l’immigration. Le ministre de l’Intérieur, Michel Poniatowski, décide de ne plus respecter le droit d’asile dans les églises. La première grève de la faim, à Avignon, nous l’avons faite dans un cloître. La police est entrée et a expulsé les grévistes. On a recommencé, mais comme on s’attendait à l’intervention de la police, on a mis à la place des grévistes, des Français, qui avaient laissé leurs papiers à la maison. Même chose à Montpellier, où cent cinquante Marocains faisaient la grève de la faim. Les flics ont arrêté les treize « meneurs », dont moi et nous avons été expulsés. Les autres ont eu leurs papiers. Après, il y a eu de nombreuses grèves qui n’ont pas abouti à une régularisation mais on a obtenu des contrats de cinq ou six mois et ceux de quarante-cinq jours ont été annulés.

Cette deuxième vague de grèves a permis de découvrir un autre type de patronat. Dans les villes, on arrivait toujours à des accords avec les employeurs, mais avec les paysans c’était très dur. En 1977, lors d’un procès, j’ai vu une cinquantaine d’agriculteurs envahir le tribunal et interrompre le président. D’autre part, nous avons eu aussi plus de problèmes avec les syndicats que dans la première vague, car ils avaient une implantation historique très faible dans ce secteur.

Justement, comment expliquez-vous que les syndicats se soient si peu impliqués dans le mouvement des sans papiers ?

D.El. Y : Jamais une population ouvrière n’a eu recours à la grève de la faim. Celle-ci ne figure pas dans le patrimoine des méthodes de lutte. En fait, cela les dérangeait que les travailleurs immigrés soient organisés en dehors d’eux. Or ils ne comprenaient pas qu’ils ne pouvaient pas se syndiquer sans avoir des papiers. Avec la CGT, c’était « Met ». La CFDT était plus ouverte, en tout cas dans le midi. Selon les lieux, les responsables locaux, on avait plus ou moins de rapport avec eux. La grève générale de septembre 1973 avait été constituée autour du Mouvement des travailleurs arabes (MTA) et cela ne passait pas non plus auprès des Ligues communistes et de certains maoïstes. Par exemple, Politique Hebdo, avait publié des articles en disant « on divise la classe ouvrière ».

Quels étaient les rapports avec l’Église et pourquoi avez-vous eu essentiellement le soutien des chrétiens de gauche ?

D.El. Y : Ce n’est pas un hasard, si ce sont les chrétiens qui ont été les plus ouverts. Il y a une longue histoire des rapports entre les chrétiens et les immigrés. A l’évidence, l’Église française n’a pas compris grand-chose à l’immigration des chrétiens polonais, italiens. Mais, par la suite, elle s’est montrée ouverte aux Algériens, entre autre à cause de la guerre d’Algérie. Par contre, les premières organisations nationales qui réclament l’indépendance, nées dans l’immigration, se sont heurtées dès 1925 à la CGT et au parti communiste. Il y a donc eu une fracture historique qui ne s’est pas produite avec les chrétiens. Vatican II a joué un rôle important, en générant un mouvement dans l’Église qui demandait d’être dans le monde. Les prêtres que l’on rencontre à l’époque sont engagés, ont vécu la guerre d’Algérie et l’ouverture du monde du travail au monde ouvrier. En tout cas, les chrétiens ont été des compagnons de route. Ce sont eux, une fraction de l’extrême-gauche et des grands intellectuels comme Sartre, Foucault… qui ont permis à ces immigrés de trouver des passerelles dans la société française.

Quels changements le mouvement des sans papiers a-t-il apportés, à la fois dans le monde immigré et dans la société française ?

D.El. Y : D’abord, cela a été le premier grand mouvement après mai 1968 qui ait permis, de manière massive, la rencontre entre des immigrés et des Français. À chaque grève, était constitué un comité de soutien, avec des assemblées générales qui amenaient deux cents à trois cents personnes. Cela a montré qu’il y avait une force politique potentielle chez les immigrés parce qu’il y avait une activité politique réelle. En même temps, le mouvement a été une école pour apprendre le paysage politique, avec plus ou moins de bonheur. Enfin, je crois que cela a été un des premiers grands mouvements qui se soit passé en dehors des structures gouvernementales des pays d’origine, surtout pour les Marocains, les Tunisiens et les Algériens. Et pour la première fois, des travailleurs s’organisaient en dehors des partis politiques traditionnels français. Ces grèves ont été un des laboratoires principaux pour l’organisation autonome des travailleurs immigrés. Elles ont sûrement été le détonateur principal qui a fait sortir la question de l’immigration dans le champ politique. À l’époque, on était arrivé à démontrer de manière vivante les mécanismes de l’exploitation que signifiait le travail au noir. En 1974, on avait découvert un trafic de main-d’œuvre turque dans une entreprise qui s’appelait Bernard. On a fait une enquête préalable avec un journaliste du Monde. Quand la grève a démarré, le scandale a fait une page dans ce journal. Des enquêtes très poussées sur le trafic des Mauritiens ont été faites aussi. Les Turcs ont fait la même chose en 1978, 1979 et 1980. C’est peut-être ce que l’on n’arrive pas à faire aujourd’hui.

Les gens ont-ils maintenant plus de facilités à se mobiliser et moins peur ?

D.El. Y : Ça c’est clair. Même s’il y a Le Pen, paradoxalement on a avancé. La peur a disparu, les gens sont plus armés. Le fait de faire de la politique est devenu une donnée normale de base. Par contre, il faut que les clandestins inventent d’autres méthodes. Je ne suis pas sûr que se soit facile car on est dans un climat politique plus dur. À l’époque des grèves, on était dans un contexte de débat différent, offensif et non pas défensif, puisque c’étaient les clandestins eux-mêmes qui posaient la question de leur régularisation C’est pour cela, je pense, que la campagne lancée par la droite en 1973 sur le thème « Halte à l’immigration sauvage » n’a pas pris. Maintenant, cela prend mieux parce que les clandestins ne bougent pas.

En quels termes se pose aujourd’hui le problème de la clandestinité ?

D.El. Y : On peut constater que le discours gouvernemental est toujours un dyptique. On nous dit d’un côté qu’il faut contrôler, maîtriser les flux migratoires. De l’autre, on affirme qu’il faut intégrer ceux qui sont là, en règle, parce que ce sont des travailleurs comme les autres. Or, à partir du moment où l’on met sur le même plan les deux choses — tous les gouvernements l’on fait — on se retire les moyens de faire une bonne politique d’intégration. Quand la droite pose le problème de la clandestinité, elle ne vise pas le clandestin. Son but est de fragiliser les autres. Pour cette raison, on passe d’un discours sur le clandestin à un discours sur la nationalité. Il y a six mois, cela a commencé par un foulard, puis on en est arrivé au clandestin. Le Point titrait récemment d’ailleurs « La ruée des clandestins ». La question n’est jamais abordée dans le but de se référer à une situation économique, mais parce qu’elle a une fonction idéologique qui consiste à présenter mal l’immigration. Le clandestin est aujourd’hui une figure à géométrie variable qui sert un dispositif politique. 11 n’y a aucune étude sur l’emploi des étrangers en France. C’est une grande victoire de la droite.

Saïd Bouziri fait le même constat. Le travail clandestin est d’abord, selon lui, un problème économique structurel.

Pourquoi, d’un côté, on contrôle et de l’autre on ferme les yeux sur l’utilisation de main-d’œuvre clandestine ?

SB : À l’époque des luttes, on considérait qu’il fallait presser le citron. L’État pensait qu’un certain nombre de secteurs ne pouvaient vivre sans travail au noir. Nous sommes plusieurs à penser qu’il y a des travailleurs clandestins parce qu’il y a une offre de travail pour les non-réguliers. Sinon, nous aurions toute l’Afrique, toute l’Europe de l’Est en France. Ce n’est pas seulement la misère qui fait venir les gens mais surtout la structure du marché du travail. Actuellement, on est contre l’ouverture des frontières. Or, on ne peut pas mettre des barbelés autour de la France et de l’Europe. Je crois qu’il vaut mieux reconnaître l’existence de ce travail au noir et ne pas mettre les gens dans une situation impossible. Fermer les yeux et dire cinq ans après, « on a découvert trente mille sans papiers » n’est bon ni pour le pays, ni pour les immigrés. Tant qu’on me dira « ces gens là n’ont pas le droit d’entrer, je répondrai, « c’est normal qu’ils viennent ». C’est un discours de défense contre un discours inapplicable, c’est-à-dire avec des flics partout, des reconduites à la frontière. La question fondamentale est de savoir comment agir sur le marché du travail et les employeurs. Je pense que la question de l’immigration n’a jamais été posée de manière claire.

Les sans papiers sont-ils encore prêts à se mobiliser ?

SB : Les gens se battent sur une multitude de terrains : l’école, la jeunesse, la culture… Les sans papiers ne sont pas statistiquement les plus importants. À l’époque des grèves ils se prenaient en charge eux-mêmes. Maintenant, les assistantes sociales, les mouvements pour les droits ont pris le relais. S’il y a une structure pour les écouter et les organiser, leur dire « on va régler vos problèmes », le choix n’est pas difficile à faire. Il n’y a pas d’auto-organisation quelque part des sans papiers parce qu’on ne sait pas très bien ce que l’on peut leur proposer. Il y a un manque de réflexion. On connaît les problèmes mais on ne les analyse pas collectivement et les personnes concernées ne sont pas directement impliquées.

Le mouvement des sans papiers est certes retombé mais ne s’est pas perdu. Driss El Yazami, porte-parole dans nos colonnes du travail d’historien effectué par Génériques, convaincu que l’expérience passée appartient aussi au présent, œuvre pour que la mémoire immigrée existe.

Quel est le but de votre association ?

D. El. Y : Si nous avons constitué cette association, Génériques, c’est parce que l’histoire de l’immigration n’est pas écrite. Il faut que nos actions et aussi celles d’aujourd’hui ne disparaissent pas. Aujourd’hui, un jeune beur ne sait pas qu’il y a eu ces grèves, elles ne font pas partie de sa mémoire. Nous aussi, nous pensions être les premiers et que l’émigration maghrébine avait commencé avec nous. Or elle a un très long passé de luttes qui commence en 1910. Par contre, il est certain qu’actuellement, il y a une demande de mémoire. En 1983, les jeunes qui ont fait la marche des beurs. reprenaient l’image que la presse leur renvoyait d’eux-mêmes. Cette image, c’était « les pères ont tout accepté, ils étaient des cons ». Alors que ces pères ont subi des tortures, ce qu’aucun jeune beur n’a supporté. Ils étaient analphabètes, peut-être, mais n’étaient pas soumis. Maintenant ce n’est plus le discours que l’on entend. Mon souci est de préserver une mémoire orale, des tracts, des manifestations. Écrire l’histoire, c’est s’enraciner, dire « je suis là ».




Notes

[1Association travaillant sur l’histoire de l’immigration


Article extrait du n°11

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Dernier ajout : jeudi 3 avril 2014, 16:09
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