Article extrait du Plein droit n° 11, juin 1990
« Travail au noir ? Travail clandestin ? Travail illégal ? »

Ces « irréguliers » que l’on fabrique

Les réglementations successives et les situations individuelles qui ne peuvent trouver de cadre juridique « à leur pied » ont généré une population clandestine dont la première caractéristique est sa diversité.

La tendance est toujours vive de réduire l’immigration clandestine à la notion de travailleur clandestin. Non seulement cette assimilation est erronée, mais elle empêche une réflexion appropriée au contexte social et familial dans lequel vivent bon nombre d’étrangers. Elle trouve sa source dans la conception même de l’immigré telle qu’elle se perpétue : il est appréhendé par sa force de travail.

Et derrière ces situations clandestines, on trouve des enfants, des femmes et des hommes qui, compte tenu des liens nourris avec la France, tant familiaux que personnels et professionnels, ont vocation à s’installer durablement ici.

En premier lieu, on constate que la réglementation en matière de regroupement des familles a engendré et continue d’engendrer une immigration familiale clandestine. On peut penser que la légitimité de cette source d’immigration officielle ne fait aucun doute, sinon à quoi bon tous les discours sur l’intégration. Et pourtant, le gouvernement, loin d’aller de l’avant et de publier enfin une circulaire assouplissant les conditions permettant à un étranger de faire venir sa famille, commence à tendre l’oreille aux propositions restrictives de la droite.

Le décret du 4 décembre 1984 « relatif aux conditions d’entrée et de séjour en France des membres de familles des étrangers autorisés à résider en France », appelé décret « Dufoix », et sa circulaire d’application demeurent largement inadaptés tant au niveau des conditions posées qu’au niveau de la seule procédure instaurée, à savoir l’introduction.

De son côté, la politique des visas - délivrés au compte-gouttes par certains consulats - a joué un rôle non négligeable en matière de clandestinité familiale. Ainsi, assez régulièrement, des membres de famille souhaitant rendre visite à un parent en France et qui parviennent, après maintes difficultés, à obtenir un visa d’entrée, préfèrent rester de crainte de ne pouvoir renouveler cette opération. Et la rigueur du dispositif d’entrée (certificat d’hébergement, justification des moyens d’existence, etc.) joue également son rôle dans la détermination des populations à s’installer.

Cependant, une fois sur place, toute régularisation, à part quelques exceptions, est juridiquement impossible, l’obstacle majeur opposé aux membres de famille étant l’absence de visite médicale passée au pays d’origine. Parfois, la période de clandestinité n’est que temporaire. Ainsi, si les conditions imposées par le décret « Dufoix » finissent par être remplies (logement et ressources) et reconnues par l’administration, conjoint et enfant(s) profitent des vacances pour repartir au pays et passer cette fameuse visite médicale… à condition qu’elle soit fixée dans un délai raisonnable. En effet, il n’est pas rare que les vacances s’achèvent sans que les intéressés aient été convoqués. Surtout si les enfants sont scolarisés en France, les vacances ne peuvent se prolonger. Il faudra donc recommencer la même démarche aux vacances suivantes…

Des familles éclatées

Le plus souvent, la période de clandestinité se prolonge dans le temps dans la mesure où les familles ne parviennent pas à satisfaire à la condition de logement. Rappelons que l’administration impose des normes de surface très strictes et proportionnelles au nombre de personnes qui composent la famille. Quand on connaît la situation du logement social en région parisienne et dans certaines grandes villes, on imagine sans mal les difficultés qu’ont les immigrés à remplir cette condition.

Quant aux enfants, quel que soit l’âge auquel ils sont entrés, ils sont « clandestins » dès lors qu’ils ne sont pas venus, eux non plus, dans le cadre officiel du regroupement familial. Cette clandestinité est révélée non pas par leur absence de titre puisqu’ils en sont dispensés durant leur minorité, mais par le fait qu’ils n’ouvrent pas droit au versement des allocations familiales. Arrivés à leur majorité, ces enfants, s’ils sont entrés en France après l’âge de 10 ans, peuvent se retrouver en situation irrégulière, sans aucun droit à obtenir un titre de séjour. Des familles se trouvent ainsi éclatées et déstabilisées, le fait d’être arrivé en France pour y rejoindre naturellement son père ou sa mère installé et d’y avoir été normalement scolarisé n’ouvrant pas droit automatiquement au travail. La conception restrictive du noyau familial peut, là encore, être génératrice de clandestinité : après dix-huit ans, les enfants ne sont plus acceptés au titre du regroupement familial alors qu’il peuvent être toujours mineurs par application de la loi du pays d’origine et qu’ils sont à charge. Si on reconnaît le droit à un résident italien par exemple de faire venir son enfant jusqu’à 21 ans et même plus s’il est à charge, pourquoi en refuser le droit à un résident marocain ou algérien ?

Au rang des laissés pour compte de la réglementation, figurent les « enfants du retour » qui ne peuvent, très souvent comme leurs parents d’ailleurs, se réinsérer au pays d’origine. Quand ils tentent de revenir là où ils ont passé l’essentiel de leur scolarité, l’administration les considère comme primo-immigrants : l’absence du territoire de plus de trois ans (ou plus de six mois pour les Algériens) est systématiquement opposée quels que soient d’ailleurs les motifs de cette absence. Et gare aux jeunes qui prolongeraient inopinément leur séjour au pays après avoir satisfait aux obligations du service national.

La réglementation peut aussi intervenir a posteriori pour déstabiliser le séjour d’un étranger admis à séjourner et titulaire d’une carte de résident, par le biais des mesures d’éloignement, c’est-à-dire l’expulsion ou l’interdiction du territoire.

Les expulsés inexpulsables

Entre 1986 et 1988, plusieurs centaines d’arrêtés d’expulsion ont été pris contre des étrangers, le plus souvent arrivés très tôt en France, par application de la loi Pasqua qui avait considérablement réduit les catégories dites « protégées » de l’éloignement : une condamnation supérieure à six mois faisait perdre toute protection. De fait, aujourd’hui, un certain nombre d’« expulsés Pasqua » se maintiennent sur le territoire français dépourvus de tout titre de séjour, le ministère de l’Intérieur refusant l’abrogation de ces arrêtés qui ne pourraient plus, suite au changement de législation, être pris.

Comment accepteraient-ils un départ forcé au pays d’origine quand beaucoup d’entre eux sont arrivés trop jeunes pour avoir conservé de ce pays autre chose que des souvenirs ou des images de vacances. La situation des étrangers interdits définitivement du territoire français est tout autant sinon plus dramatique. Pour avoir enfreint à la législation sur les stupéfiants, tout étranger peut se retrouver banni de France pour une durée illimitée et sans espoir de retour. Peine complémentaire à une peine d’emprisonnement, l’interdiction du territoire français continue d’être distribuée largement par les tribunaux, sans considération tant de fait que de droit des liens familiaux et personnels que l’intéressé entretient avec la France.

L’éloignement définitif

Certains de ces jeunes étrangers, frappés par une telle mesure, entrent (le plus souvent après avoir refusé de monter dans l’avion et refait de la prison pour ce motif) dans une clandestinité… aventureuse dès lors que les forces de l’ordre obtiennent communication de ’leur adresse, suite à une demande de recours en grâce ou une autre action menée en leur faveur auprès des pouvoirs publics.

Tant que la législation permettra d’éloigner ces étrangers, elle continuera de nourrir une frange de jeunes - ou moins jeunes -clandestins, disposés à rester, coûte que coûte là où ils ont grandi, là où ils ont toute leur famille.

L’actualité a voulu que l’on parle - pas toujours d’une seule et même voix, d’ailleurs - de la situation des femmes en Algérie.

C’est ainsi que bon nombre de permanences juridiques associatives et surtout des travailleurs sociaux ont à traiter, dans une proportion qui reste limitée à ce jour, de dossiers de jeunes mères isolées algériennes. Ces dernières, de peur d’affronter leur famille, sont contraintes parfois de quitter l’Algérie pour la France où il n’est pas rare qu’elles connaissent un cousin ou un ami.

L’ordonnance du 2 novembre 1945 réglerait leur précarité administrative en tant que mères d’enfant français si… elles n’étaient de nationalité algérienne et par conséquent, soumises à l’accord franco-algérien qui les laisse de côté. Quelle que soit leur histoire, elles traversent des périodes extrêmement difficiles, dans une « semi-clandestinité », dans la mesure où elles sont à l’abri de toute décision d’éloignement mais démunies de tout document de séjour. Seul l’accès à une carte temporaire est envisageable, avec le barrage incontournable de l’opposabilité de la situation de l’emploi.

Cette « discrimination » à l’égard des ressortissants algériens, parents d’enfants français ne concerne pas que les mères célibataires. Elle constitue aussi un obstacle à la régularisation des femmes venues rejoindre leur mari, en dehors de la procédure du regroupement familial - parfois aussi des pères, même si cette situation est beaucoup plus rare.

Il paraît évident que dans les années 90, la figure prédominante du clandestin prendra la forme juridique du demandeur d’asile débouté, qualifié de « faux » de préférence.

Un asile au rabais

Sans nier l’utilisation, par des étrangers, de la procédure d’asile alors que visiblement ils ne peuvent arguer de craintes ou persécutions d’ordre politique, il faut bien prendre garde de ne pas montrer du doigt ceux qui ont profité d’un espace créé du fait des carences administratives - espace qui leur a permis de travailler et parfois, les années passant, de fonder ou d’installer une famille.

De même, être demandeur d’asile débouté cache des réalités différentes. Certains sont arrivés il y a plusieurs années. La réalité ou non de leur demande s’efface derrière la durée de leur présence ici, démontrant une réelle insertion tant familiale que professionnelle.

Ces Sri-Lankais, Haïtiens, Zaïrois, etc., n’ont pas aujourd’hui à pâtir des lenteurs d’hier. Ils viennent souvent, il ne faut pas l’oublier, de pays où l’instabilité politique est notoire et leur sécurité souvent menacée.

Ils ne partiront plus.

L’augmentation des moyens accordés à l’OFPRA - ce qui est une bonne chose en soi - nécessite une instruction à la hauteur de ce qu’on est en droit d’attendre d’un organisme protecteur des réfugiés. Sous prétexte d’accélérer l’examen des demandes - et on n’évitera pas ici quelques « dérapages » - le traitement des dossiers risque d’être, dans certains cas, artificiel (cf. Plein Droit n° 10). Les demandeurs d’asile déboutés ne pourront pas, de toute façon, pour des questions de sécurité, retourner dans leur pays. Une demande de réouverture à l’OFPRA ne s’accompagne pas de la délivrance de récépissé. Si le réexamen se fait dans un délai raisonnable, la période de clandestinité ne sera pas trop dommageable.

Être ce « sans papiers » recouvre d’autres itinéraires :

  • celui du « coureur de fond », qui n’a pu bénéficier de la régularisation de 1981 alors qu’il travaillait déjà en France ;
  • ceux qui s’aiment malgré tout, malgré les refus de mariage - mariage qui permettrait de régulariser leur situation administrative ;
  • les enfants de personnes travaillant dans un consulat ou une ambassade, qui passent toute leur enfance et leur adolescence en France, sans en tirer quelque droit que ce soit à s’installer ici ;
  • des étudiants « en bout de course » ou qui n’ont pas eu la réussite souhaitée aux examens, et qui reçoivent de la préfecture un refus de renouvellement pour « absence de réalité des études ».

Tout cela, trop souvent dans un climat de suspicion systématique sous prétexte que des abus sont parfois commis.



Article extrait du n°11

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Dernier ajout : jeudi 3 avril 2014, 16:02
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