Article extrait du Plein droit n° 11, juin 1990
« Travail au noir ? Travail clandestin ? Travail illégal ? »

La reconduite se moque des recours

Depuis le 10 janvier 1990, les étrangers disposent d’une possibilité de recours contre les mesures de reconduite les concernant. Et pourtant, un premier bilan portant sur le tribunal administratif de Paris montre que cette possibilité est très peu utilisée. Plusieurs raisons peuvent être avancées.

La loi du 10 janvier 1990 institue une nouvelle procédure devant le tribunal administratif permettant aux étrangers de contester, dans les vingt-quatre heures, un arrêté de reconduite à la frontière. Cette procédure, qui s’insère dans l’ordonnance de 1945 sous un article 22 bis, a été mise en place le 1er février 1990 auprès des tribunaux administratifs, une circulaire du ministère de l’Intérieur du 25 janvier 1990 en précisant les modalités.

Après plus de cinq mois d’application, on peut d’ores et déjà tirer quelques enseignements liés aux conditions dans lesquelles la procédure est diligentée, ainsi qu’à la jurisprudence des tribunaux administratifs (à travers celle du tribunal administratif de Paris).

On peut tout d’abord s’étonner du très petit nombre de recours qui ont été présentés devant le TA de Paris : sur 355 dossiers qui ont été déférés par les préfectures de Paris et de la région parisienne, seuls 42 recours ont été déposés.

Deux remarques peuvent être faites :

– Au cours des deux mois comptant pour la statistique, le nombre d’étrangers qui sont passés par les centres de rétention n’a pas diminué, ce qui laisse croire que, contrairement aux recommandations de la circulaire du 25 janvier 1990, les préfectures ne communiquent pas tous les dossiers de reconduite au TA.

Ce phénomène s’explique très facilement : le fait de déposer un recours entraîne pour l’étranger la prolongation de sa détention le temps nécessaire au jugement. Or, si tous les dossiers étaient transférés, on arriverait très rapidement à une surpopulation dans les centres.

Paradoxalement, d’ailleurs, quand le recours est déposé, ce sont les préfets qui demandent eux-mêmes la prolongation de la rétention au juge judiciaire (article 35 de l’ordonnance de 1945) et non plus les intéressés !

– D’autre part, on peut se demander s’il s’agit d’un désintérêt pour la procédure d’annulation, d’autant plus que les refus d’embarquement n’ont pas diminué et que l’étranger est toujours informé de la possibilité de recours auprès du TA. En effet, celle-ci doit obligatoirement être notifiée avec l’arrêté de reconduite. Dans ces conditions, il est difficile de comprendre pourquoi un étranger qui refuse de quitter le territoire français n’a pas déposé auparavant de recours devant le tribunal administratif.

La principale réponse semble tenir à l’absence d’information réelle faite sur cette procédure dans les centres de rétention où les conditions sont relativement rigoureuses (pas de téléphone avec l’extérieur, par exemple). De plus, les conditions de recevabilité de la requête prévus par le décret du 25 janvier1990 peuvent faire obstacle au désir de l’étranger de déposer un tel recours : il doit en effet lui-même faire un exposé « bref » par écrit des faits et motifs pour lesquels il demande l’annulation. Une telle exigence de forme n’existait pas dans la première rédaction de l’article 22 bis, annulée par le Conseil constitutionnel : le texte prévoyait expressément que le Président du TGI pouvait être saisi sans forme par l’étranger.

Au cours des débats parlementaires, avaient été soulignées toutes les difficultés que rencontreraient de toute évidence les étrangers dues à leur mauvaise maîtrise du français, aux conditions de détention, à l’absence de formation juridique et, surtout, au manque de temps nécessaire à une telle rédaction — puisque le recours doit être déposé dans les vingt-quatre heures, délai impératif et condition de recevabilité.

Il faut d’ailleurs souligner à ce propos que l’existence de ce délai impératif de vingt-quatre heures a été à l’origine du rejet de trois requêtes pour irrecevabilité. On peut s’interroger sur l’opportunité de telles décisions, lorsqu’on sait que l’étranger n’a aucun moyen de déposer lui-même et en temps utile sa requête. C’est en effet le directeur du centre de rétention qui va envoyer les recours pas télécopie…

Pour certaines préfectures, le petit nombre de recours s’explique simplement : la majorité des recours étant rejetés, les étrangers préfèrent ne pas perdre de temps et prendre l’avion sans retard, sachant par avance qu’il serait vain de déposer un recours. Cette explication contredite par les fréquents refus d’embarquement, n’en souligne pas moins un des aspects malheureusement évidents de l’actuelle jurisprudence : les annulations sont l’exception, les rejets la règle.

L’étranger qui veut contester un arrêté de reconduite, dispose de vingt-quatre heures, délai calculé à la minute près (!) à compter de la notification de l’arrêté.

Des délais impératifs

La circulaire du ministère de l’Intérieur du 25 janvier 1990 donne quelques indications pratiques devant faciliter le dépôt d’un recours, notamment elle « fixe » la responsabilité de l’autorité chargée de la rétention dans la transmission du dossier.

Ainsi, il est indiqué que les requêtes en annulation doivent être acheminées auprès du greffe des tribunaux administratifs par télécopie : il s’agit là d’un moyen très appréciable de répondre à la brièveté des délais.

Des modèles simples de recours — à l’image des exemples de motivation des arrêtés de reconduite à la frontière figurant dans la circulaire — devraient être établis et diffusés dans les centres de rétention, à l’attention des étrangers pouvant faire valoir une situation familiale ou professionnelle spécifique. Dans les faits, la mise en œuvre des directives du ministre laisse sceptique. Il conviendrait de soigner la qualité de l’information tant au niveau de la préfecture que des centres de rétention. En effet, la seule notification de la possibilité qu’a l’étranger de déposer un recours en annulation ne peut suffire.

Lorsque le recours est parvenu auprès du TA, celui-ci dispose de quarante-huit heures pour statuer. Dans les faits, on ignore si un dépassement des délais aurait une conséquence quelconque sur la validité de la procédure…

L’audience a lieu en présence de l’étranger et d’un représentant du préfet devant un juge unique. Chacune des parties peut présenter des observations orales ; l’étranger peut ainsi développer ses arguments et, semble-t-il, ajouter des moyens de droit et de fait qui n’auraient pas été soulevés dans sa requête. C’est là un assouplissement à l’obligation de motiver la requête par écrit, même de manière brève. Cependant, on ignore le sort d’un appel interjeté par le préfet et fondé sur l’insuffisance de motivation. D’ailleurs, d’ores et déjà, des préfets ont soulevé ce moyen.

L’étranger a le droit d’être assisté d’un avocat — bien qu’il ne soit pas facile de téléphoner à son conseil, lorsqu’on en a un, depuis les centres de rétention…

Des avocats volontaires

Le Barreau de Paris a mis en place un système de permanences qui fonctionne depuis le début de la procédure : en effet, compte tenu du délai de vingt-quatre heures, il n’est pas possible de demander le renvoi des audiences. Il faut, par conséquent, que les avocats nommés dans le cadre, non de l’aide judiciaire, mais d’une commission d’office, soient sur place. On mesure toutes les difficultés d’un tel système, puisque les reconduites sont quotidiennes, samedi compris.

Le jugement est notifié surie champ aux deux parties. En cas d’annulation, le préfet doit remettre à l’étranger une autorisation provisoire de séjour avant tout examen plus approfondi de son cas. Dans le cas contraire, l’étranger dispose d’un délai d’un mois pour faire appel de la décision devant le Conseil d’État, mais cet appel n’étant pas suspensif, il sera néanmoins reconduit à la frontière.

Essayons de bâtir un embryon de jurisprudence à partir des premiers jugements du TA de Paris.

Sur les quarante-deux recours, six seulement ont abouti à une décision d’annulation. c’est un chiffre très bas, qu’il aurait été intéressant de mettre en relation avec le nombre réel d’arrêtés de reconduite pris dans la même période. Mais ces données ne sont pas encore accessibles… Un chiffre aussi bas remet en question l’efficacité de la procédure : pourquoi en effet si peu d’annulations ?

Tout d’abord, il nous fait constater la portée restreinte du débat contradictoire. Un jugement le dit expressément : « … s’agissant des faits allégués par le requérant, le magistrat est tenu de statuer dans le délai de quarante-huit heures prévu par l’article 22 bis de l’ordonnance du 2 novembre 1945 modifiée ; considérant que du fait même du délai spécial précité, le législateur a entendu expressément réduire la portée du débat contradictoire ». Qu’en est-il, dans ces conditions, de l’exercice des droits de la défense qui sont précisément liés au respect d’un débat contradictoire et égalitaire ?

Une défense muselée

Il semble que, malheureusement, ce sont bien ces droits qui soufflent le plus des conditions d’exercice de la nouvelle procédure. Le débat se fonde sur les seules pièces du dossier préfectoral et du dossier de police qui l’accompagne très généralement. L’étranger, qui n’a le plus souvent aucun document sur lui, ne peut rien opposer à ce dossier, si ce n’est ses seules affirmations qui ne constitueront jamais une preuve en elles-mêmes. On a pu ainsi voir la compagne d’un étranger venir, après le jugement, produire son certificat de résidence de dix ans dont l’étranger comparant soutenait l’existence, alors que le rapport de police affirmait qu’elle était elle aussi en situation irrégulière…

Les motifs d’annulation se fondent notamment sur l’erreur manifeste d’appréciation et l’exception d’illégalité. En effet, les arrêtés de reconduite font souvent suite à des arrêtés de refus de titre de séjour et des injonctions à quitter le territoire français. Or, ces refus de séjour peuvent être entachés d’illégalité, les étrangers pouvant alors soulever l’exception d’illégalité de l’arrêté de refus de séjour et obtenir, par voie de conséquence, l’annulation de l’arrêté de reconduite.

Pour que l’exception d’illégalité soit admise par les tribunaux administratifs, il faut que la décision de refus de séjour ainsi contestée ne soit pas devenue définitive, c’est-à-dire que les voies de recoins ne soient pas forcloses. On mesure l’importance des recours gracieux ou hiérarchiques qui empêchent que les décisions préfectorales ne soient définitives.

Trois décisions ont retenu l’erreur manifeste d’appréciation en visant plus particulièrement la situation familiale — reconnaissance de l’importance des liens familiaux en France et de leur absence dans le pays d’origine, raisons humanitaires (femmes enceintes) — dont il ressortait qu’elle n’avait pas fait l’objet d’un examen suffisant par l’administration. (À noter que le Conseil d’État vient d’ouvrir officiellement la porte à ce motif d’annulation).

Dans de telles situations, la défense peut invoquer l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. En effet, la Cour européenne a jugé à plusieurs reprises que le principe de proportionnalité entre l’ingérence dans la vie familiale, constituée par l’expulsion, et la menace pour l’ordre public que représenterait la présence de l’étranger, devait être respecté. Or, une telle menace pour l’ordre public que constituerait la présence de l’étranger sans papiers n’est jamais invoquée dans le cadre des arrêtés de reconduite — et pour cause, puisqu’il existe en France une différence entre les procédures d’expulsion qui visent précisément le cas des étrangers représentant une menace pour l’ordre public et les procédures de reconduite qui ne sont pas fondées sur une telle menace, mais ne sont que l’application d’une politique de contrôle des flux migratoires.

L’actuelle procédure en annulation des arrêtés de reconduite n’est guère satisfaisante. Au manque d’information déjà dénoncé, s’ajoutent une procédure complexe que l’étranger ne peut mener seul, un débat contradictoire trop limité et, enfin, un accès au dossier trop tardif. D’autre part, au regard des premiers chiffres, on s’étonne du peu d’effectivité des recours. L’augmentation du budget afféré aux reconduites à la frontière et la volonté politique d’améliorer le taux d’exécution des mesures d’éloignement nécessitent la vigilance.



Article extrait du n°11

→ Commander la publication papier
S'abonner

[retour en haut de page]

Dernier ajout : jeudi 3 avril 2014, 17:21
URL de cette page : www.gisti.org/article3977