Article extrait du Plein droit n° 0, mars 1987
« Libertés : le nouvel ordre « libéral » »

La logique de l’enfermement

Jean-Paul Jean

Syndicat de la Magistrature

L’année 1987 a commencé par l’incarcération à Fleury-Mérogis de trois mineurs âgés de 12, 12 et 10 ans. Le ministre de la Justice, qui voulait construire 40 000 places de prison en quatre ans, n’a rien dit. Combien de ces places seraient destinées à enfermer des enfants ?

N’est-ce pas cette logique carcérale prônée par Chalandon qui conduit certains de « ses juges », sans états d’âme apparents, à de telles décisions ?

La volonté d’enfermer

La droite n’a sans doute pas le monopole de l’enfermement. Après la loi d’amnistie d’août 1981, le nombre des détenus a inexorablement progressé. Mais les appels à plus de répression, le recours moins important aux alternatives à l’emprisonnement ont tout de suite eu leurs conséquences chiffrées :

  • du 1.05.1981 au 1.05.1986, 0,17 % d’augmentation mensuelle des incarcérations ;
  • du 1.05.1986 au 1.10.1986, ce taux est passé à 0,82 %. C’est bien de la volonté d’enfermer que résultent les chiffres.

L’État libéral - autoritaire

Cette volonté d’enfermer et d’exclure trouve sa source dans la nature de l’État qui se met en place depuis mars 1986. C’est un État libéral — autoritaire qui se dessine, libéral sur le plan économique, autoritaire sur le plan des libertés individuelles.

Le nouvel ordre économique, qui satisfait d’abord ses clientèles, exclut toute une partie de la population que ne veut pas intégrer le système productif (jeunes, immigrés, handicapés sociaux) et développe parallèlement un système répressif pour s’opposer aux révoltes et aux marginalités.

Toutes les dernières dispositions mises en place ou annoncées s’inscrivent dans cette même logique :

  • la généralisation des contrôles d’identité, le renforcement des pouvoirs en droit et en fait de la police sur les citoyens, la carte d’identité informatisée, mettent en place un système de surveillance généralisée (échappent à ce dispositif les Victimes de « l’inquisition fiscale et douanière » qui voient leurs droits étendus face aux contrôleurs) ;
  • c’est aussi un ordre moral de type « libéral, nous voilà » que M. Chalandon veut nous imposer à travers son discours benoît sur la toxicomanie ou sur la jeunesse délinquante.

Son discours est d’abord politique, fondé sur les valeurs d’autorité, d’encadrement. Il adresse un avertissement aux thérapeutes « laxistes » (comme les juges du même nom…), trop compréhensifs. À travers son option « désintoxication ou incarcération », il veut prouver aux parents et à l’opinion que l’on peut soigner un toxicomane malgré lui, en l’enfermant dans une communauté thérapeutique, type Patriarche, dans un hôpital ou à la maison d’arrêt. Et pourtant chacun sait que la guérison forcée n’existe pas, alors que l’overdose dès la sortie de prison est une réalité.

Ce même discours simpliste se retrouve dans son approche des problèmes de jeunesse et d’éducation surveillée. Là encore, discipline, occupation, encadrement apparaissent comme la panacée aux problèmes des jeunes en difficulté. Des milliers de jeunes devaient être pris en charge grâce à l’initiative privée sauce Chalandon. Les chiffres et la réalité devraient amener notre ministre à plus de modestie : aux Charbonnages de France… 16 jeunes sont placés sous la paternelle autorité de son ami-amiral Brac de la Perrière. À Liancourt, sur une base aérienne, 37 jeunes sont encadrés par l’armée qui a fondé une association « JET » (faut faire moderne). On n’y demande que des Français, et pas des toxicos. Ils pourront obtenir une formation accélérée, passer le brevet de secouriste et surtout… devancer l’appel.

Dans le même temps, on veut réhabiliter les centres fermés pour mineurs, auxquels Peyrefitte lui-même avait mis fin en 1979.

Et à côté, un chômage massif des jeunes sous-qualifiés, la diminution des budgets associatifs et l’abandon du soutien aux entreprises intermédiaires qui permettent l’insertion économique des jeunes en difficulté.

Voilà la réalité qu’on veut cacher derrière les murs et les uniformes de l’ordre moral…

Murs, murs…

Chalandon, ministre de la Justice, a toujours la nostalgie de ses fonctions de ministre du Logement. Le mur, c’est son affaire.

Plus qu’un débat public-privé, le débat sur la privatisation des prisons est d’abord celui du choix ou non du tout-carcéral. Vouloir doubler le parc pénitentiaire français en quelques années (à l’origine, Chalandon voulait 40 000 places nouvelles d’ici 1990), c’est fixer définitivement le paysage de la France des années 2000. C’est contre ce prétendu déterminisme carcéral qu’il faut lutter.

La société doit pouvoir offrir et multiplier les solutions alternatives à l’enfermement pour tout individu qui pose problème par sa délinquance, sa toxicomanie, son comportement. C’est tout simplement une conception généreuse et intelligente des rapports humains fondés sur la solidarité et le respect des individus qu’il convient de faire prévaloir, au lieu de celle fondée sur la

surveillance, l’enfermement, l’exclusion.

Et n’est-ce pas cette même logique qui est en train de se développer dans le débat sur la nationalité et l’immigration ? Expulser, reconduire à la frontière, précariser le statut des étrangers, incarcérer ou placer en centres de rétention, se replier sur soi et vouloir faire de ses frontières de véritables murs où nous sommes prisonniers de nos peurs.

Sur tous ces thèmes, au moins, ne nous laissons pas enfermer… dans de vieux débats.

Prisons : Les chiffres



Depuis 10 ans, une augmentation continue.

Au milieu du XIXe siècle, les prisons françaises renfermaient plus de détenus qu’aujourd’hui : 51 300 en 1852. Les chiffres baissent de moitié jusqu’à la fin du siècle. Le minimum historique est atteint en 1937-1938 avec 17 000 détenus.

Record en sens inverse quelques années plus tard, avec la répression des faits de collaboration : 62 033 en 1946.

Les chiffres baissent à nouveau en 1956 : 19 540, puis remontent jusqu’en 1968 : 34 083. Nouvelle baisse jusqu’en 1975, où les chiffres se stabilisent autour de 27 000 détenus.

C’est à partir de 1975 que l’on assiste à une croissance continue du nombre des détenus. Depuis 1982, le rythme de l’inflation carcérale est de l’ordre de 4 000 détenus de plus par an :

  • 1er janvier 1982 : 30 340



  • 1er janvier 1983 : 35 479



  • 1er janvier 1984 : 38 634



  • 1er janvier 1985 : 42 937



  • 1er janvier 1986 : 42 617



  • 1er janvier 1987 : 47 698



De nombreux prévenus, beaucoup de courtes peines

La proportion des détenus provisoires (non encore condamnés définitivement), qui dépassait volontiers les 50 %, diminue légèrement : 48,72 % au 1er juin 1985, 46,2 % au 1er octobre 1986.

Les résultats sont encore plus parlants si, au lieu de déterminer le nombre de détenus à une date donnée, on étudie le nombre des incarcérations sur une année entière.

En 1984, sur 89 127 entrants, 81 % étaient des prévenus, incarcérés à la suite d’un mandat de dépôt concerné par un juge d’instruction (la majorité) ou par un tribunal correctionnel en procédure d’urgence.

Pour ce qui concerne les condamnés, 70 % sont frappés d’une peine inférieure à six mois. Les tribunaux aiment les courtes peines.

Et des mineurs…

Au 1er janvier 1985, 54 mineurs de 13 à 16 ans étaient incarcérés (44 garçons et 10 filles), et 781 mineurs de 16 à 18 ans (761 garçons et 20 filles).



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Dernier ajout : jeudi 15 décembre 2016, 15:24
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