Article extrait du Plein droit n° 0, mars 1987
« Libertés : le nouvel ordre « libéral » »

L’idéologie sécuritaire : un enjeu politique

Henri Leclerc

Propos recueillis par Bertrand Domenach et Brigitte Jolivet

Aujourd’hui le thème sécuritaire constitue une des pièces maîtresses du nouvel ordre libéral bien que son apparition dans le discours politique soit relativement récente. ACTES a interrogé Maître Henri Leclerc, avocat au barreau de Paris, sur les causes de la fortune de ce thème.

Dans l’entretien qui suit, Maître Leclerc analyse l’origine, la nature et la fonction de « l’idéologie sécuritaire » devenue non seulement un des enjeux prioritaires d’affrontements politiques, mais aussi un sujet de controverse et de polémique au sein même de la gauche.

Vice-président de la Ligue des Droits de l’Homme, Maître Leclerc insiste sur les dangers d’une manipulation cynique des angoisses et des fantasmes populaires.

Actes :

Pensez-vous qu’il existe une philosophie sécuritaire et cette notion de philosophie sécuritaire est-elle une notion pertinente ?

H. Leclerc :

La philosophie sécuritaire se rattache à des conceptions de l’organisation sociale et à des conceptions de l’homme très réactionnaires. Ainsi, M. Peyrefitte fonde ses thèses en reprenant le discours de la vindicte sociale : « La possibilité de punir est l’élément essentiel de l’équilibre social ». La punition offre, seule, le chemin individuel suffisant pour transformer le délinquant. La réinsertion sociale n’est qu’un phénomène volontaire.

Cette conception gomme toute idée de progrès social et s’oppose aux conceptions humanistes, lesquelles s’originent dans la philosophie des Lumières (notamment avec Beccaria) et façonnent l’évolution de notre système pénal depuis 1945. La clef de voûte de cette conception est la peine de mort.

Mais en fait, il n’y a pas de doctrine sécuritaire au sens strict. La philosophie sécuritaire peut se résumer en une phrase : « répondons à la demande populaire ».

Actes :

Le thème sécuritaire ne serait donc qu’un prétexte ?

H. Leclerc :

J’ai toujours pensé que l’idéologie sécuritaire avait une fonction plus politique qu’idéologique. Ceux qui la développent le font parce que le thème est mobilisateur à un moment donné et parce qu’il conforte la conception d’une société d’ordre. Mais, c’est un thème qui cherche d’abord à rassembler pour des raisons politiques ou électorales.

Et la gauche a cédé pour cette raison à la tentation sécuritaire, au moins au niveau du discours. Le paroxysme de l’abandon des principes pour des raisons politiques, c’est l’affrontement Fabius-Chirac à la N.

Il est intéressant de constater que Fabius n’en tire aucun bénéfice parce que l’électorat de gauche est attaché – pour des raisons idéologiques – aux termes de progrès et de liberté.

À cet égard, il est intéressant d’examiner les conditions d’émergence de la notion de sécurité dans le discours politique. Jusqu’en 1975, la notion de sécurité n’apparaît pas dans le discours politique. Et la philosophie d’où s’inspire le projet de la réforme du code pénal mis au point par la majorité d’avant 1981 s’inscrit dans la vision modérément progressiste qui caractérise l’évolution de notre droit pénal depuis 1945. On y retrouvait la conception sociale de la délinquance inspirée de « la défense sociale nouvelle » : l’accent mis sur les politiques de prévention et de réinsertion, une certaine manière de traiter la délinquance.

Ceux qui à gauche réfléchissaient à la question se préoccupaient alors des excès inhérents à cette politique de prévention. Ils dénonçaient les risques de contrôle généralisé que supposait sa mise en œuvre. À ce titre, les lois de 1970, 1972, 1975 avaient été vigoureusement critiquées.

C’est dans ce contexte qu’en 1980, Peyrefitte propose son projet dit « Sécurité et liberté », lequel ne se fonde absolument pas, à ce moment-là, sur une réelle montée de la délinquance mais sur le développement du sentiment d’insécurité.

L’opération Peyrefitte est certes une opération qui se rattache à certaines conceptions américaines de la philosophie pénale, mais elle a d’abord un objectif politique. Les élections présidentielles de 1981 approchent. La droite se sent en position difficile. Il s’agit pour elle de trouver un thème mobilisateur. Ce sera le projet Peyrefitte. Rupture radicale avec la conception classique de la défense sociale, le projet Peyrefitte prend la gauche de plein fouet. Les positions critiques adoptées jusqu’alors ne sont plus de mise. La gauche va devoir réagir à cette offensive inattendue. Et elle va très courageusement le faire.

Car le projet Peyrefitte fait du thème de la sécurité un thème essentiel d’affrontement politique. La gauche va combattre sur ce terrain sans préparation et à un an d’une échéance électorale.

Actes :

Après la victoire de la gauche en 1981 et jusqu’en 1986, les thèmes de progrès et liberté ont-ils gagné du terrain sur le thème sécuritaire – Quel bilan faites-vous ?

H. Leclerc :

Le premier garde des Sceaux Maurice Faure semble être sensible au thème sécuritaire. Il est immédiatement décrié et Badinter lui succède – Un choix parfaitement symbolique.

Dans les premiers temps du gouvernement Mauroy, la gauche adopte plusieurs mesures dont l’abolition de la peine de mort, la plus hautement symbolique mais aussi la plus fondamentale. Elle tente de renouer avec la politique antérieure.

Simultanément la droite, consciente du caractère mobilisateur du thème de la sécurité le maintient comme cheval de bataille.

La gauche ne veut plus faire alors de réformes majeures. Elle abroge certaines dispositions de la Loi « Sécurité et Liberté », mais conserve le principe de la vérification d’identité.

Cependant, le combat contre l’idéologie sécuritaire reste un thème symbolique. En effet, un certain nombre de responsables politiques de gauche prennent très rapidement conscience que ce thème mobilisateur est un thème dangereux politiquement. D’autres, – Gaston Deferre par exemple – invoquent le réalisme (pour justifier la reprise du thème). Je pense au fameux affrontement entre R. Badinter et G. Deferre qu’illustre parfaitement le clivage entre les principes de gauche et le réalisme, politique. Dans le combat contre l’idéologie sécuritaire, la gauche marquera cependant un certain nombre de points. Je pense à la création des comités de prévention de la délinquance. Cette initiative de G. Bonnemaison me paraît importante dans sa conception générale, dans cette volonté qu’elle manifeste de réunir des élus de toutes tendances politiques pour s’affronter à un problème de société, de réfléchir aux problèmes de façon réaliste et à un niveau humain très décentralisé.

Je pense aussi au Travail d’Intérêt Général, à la reprise d’une réflexion sur la prévention.

Avec l’approche de l’échéance électorale de mars 1986, la gauche va être sur ce terrain de plus en plus modérée, les leaders politiques de la majorité de plus en plus dérangés par le thème et peu à peu ils abandonnent la bataille.

Cependant, je suis convaincu que dans quelques années, lorsqu’on examinera le bilan de ce gouvernement de gauche, on s’apercevra que si les réalisations concrètes ont été peu importantes, le thème de la reconquête des libertés a été essentiel.

Je ne pense pas seulement à la suppression de la Cour de Sûreté de l’État ou à l’organisation d’un débat contradictoire avant la mise en détention mais plus particulièrement aux affrontements politiques sur une conception de la société qui furent finalement d’un assez haut niveau.

Actes :

Lorsqu’on aborde la question du bilan de la gauche, on peut difficilement ignorer que peu de choses ont été modifiées sur le plan de la justice quotidienne.

H. Leclerc :

La question qu’il faut poser, c’est à quoi s’est affrontée la gauche ? Elle a eu à affronter la montée réelle de la délinquance avec le problème des prisons surpeuplées, et l’augmentation de la détention provisoire. Or, si la gauche a eu un discours qui affirmait des principes, et a fait quelques réformes législatives, il n’y a pas eu de réelles transformations au niveau de la pratique compte tenu de la pesanteur des rouages sociaux, de l’organisation judiciaire et de la magistrature. Prenons un exemple : le Travail d’Intérêt Général. Je considère que c’est la première fois qu’on essaie de trouver un substitut réel à la prison. En fait, dans son application concrète, cela a bien marché, là où il était mis en œuvre. Mais la majorité des magistrats ont continué à remplir, surtout par le biais de la détention provisoire, les prisons.

Autrement dit, le TIG est une institution importante qui n’a pas eu de traduction concrète ou du moins suffisante.

Actes :

Pour en terminer avec le bilan de la gauche, on reproche à Badinter de s’être cantonné aux grandes idées – notamment au projet de réforme du Code Pénal – et que ce projet n’ayant pas abouti, toute une partie du travail entrepris avec les commissions est restée lettre morte.

H. Leclerc :

Oui, mais Badinter s’est d’abord attaqué au code pénal par un travail en profondeur qui impliquait des transformations radicales dans notre conception même du traitement de la délinquance et de la répression. Transformations que notre société dans la situation actuelle est incapable d’accepter. In fine, le projet de réforme du code pénal, tel qu’il a été présenté, est un projet de modernisation de l’institution qui n’est peut-être pas très différent de ce qui aurait pu être un projet de droite non réactionnaire.

Les grandes réformes qu’il fallait envisager auraient dû modifier notre conception de la procédure, de la peine, de l’exécution de la peine et de la prison. Cela, Badinter n’en a eu ni les moyens financiers, ni les moyens politiques, le pays n’étant pas prêt à accepter une véritable transformation de la conception de la délinquance et de son traitement.

Il est certain aussi que la gauche a échoué sur le problème des prisons. La situation de l’institution pénitentiaire est en effet, plus catastrophique aujourd’hui qu’en 1981.

Deux solutions étaient envisageables. La première, conservatrice mais prenant en compte des impératifs de dignité humaine, était une solution financière. Elle consistait à construire de nouvelles prisons, mais les moyens financiers faisaient défaut. La deuxième solution, progressiste, impliquait soit d’étendre la politique de prévention, soit de réussir à imposer de véritables substituts à la prison pour réduire la population carcérale. En fait, la gauche a échoué sur les deux plans.

Aujourd’hui Chalandon n’aborde le problème des prisons que dans son aspect financier en proposant de transférer aux entreprises privées la gestion des prisons. Ce qui revient à augmenter le nombre des prisons et à se débarrasser d’une mauvaise conscience. Il ne s’intéresse plus au problème de la prévention ni à celui de la réinsertion. Il instaure la peine de sûreté incompressible, substitut à la peine de mort.

Actes :

Et la politique actuelle ?

On a l’impression qu’à partir du moment où la

majorité dit que l’État doit faire appliquer la loi, on

est certain que de la loi naîtra l’ordre.

H. Leclerc :

Absolument, et je vois deux dangers dans ce discours :

— Le premier danger général de la théorie sécuritaire vient de l’affirmation selon laquelle il suffit de se donner les moyens légaux de la répression pour que soient résolus les problèmes de la violence, de la délinquance et du terrorisme.

C’est dangereux parce que c’est faux. La répression ne modifie jamais les phénomènes de délinquance dont les causes sociales et politiques continuent d’exister par ailleurs. On ne résout pas le problème du terrorisme ou de la délinquance de sang en leur appliquant des peines plus graves. On ne fait qu’aller dans le sens du sentiment populaire.

Quand un gouvernement, par nature investi d’une responsabilité morale et pédagogique, prétend que la restriction des libertés et l’accroissement de la répres-problèmes de violence, on aboutit à ce que la population dise lorsque cette politique répressive échoue, non pas « cette politique n’était pas bonne », mais « on n’a pas été assez loin ». Le premier danger est d’ordre pédagogique.

– le deuxième danger résulte de l’amalgame opéré entre des problèmes qui sont de nature différente. Par exemple Jacques Chirac qui amalgame dans une même phrase la délinquance, le terrorisme, et ce qu’il appelle l’identité française.

Le terrorisme n’a pas posé les mêmes causes que la délinquance et suppose un traitement différent. Et il est très grave d’avoir dans le même temps que les lois sécuritaires, la loi relative aux conditions d’entrée et de séjour _des étrangers. C’est un amalgame dangereux de dire dans une même phrase qu’il faut accroître les mesures répressives et restreindre les libertés des étrangers résidant en France. Car les gens sont très sensibles à ce genre d’argumentaire.

Actes :

En effet, M. PASQUA réaffirme souvent que la proportion des délinquants est très supérieure parmi les étrangers que chez les Français pour justifier sa politique répressive.

H. Leclerc :

Il est vrai que le nombre d’étrangers emprisonnés est proportionnellement plus important que celui des Français, mais à quoi est dû ce phénomène ? Notons tout d’abord que la délinquance féminine est extrêmement faible par rapport à la délinquance masculine et que la population masculine d’étrangers est infiniment plus forte que la population féminine. Notons aussi que les classes d’âge où se retrouve la délinquance sont les classes d’âge dans lesquelles la proportion d’étrangers est nettement la plus élevée.

Personne ne peut contester que la délinquance se génère dans des lieux et dans des couches sociales déterminées. Où sont réunis et dans quelle situation sociale se trouvent les immigrés que nous avons fait venir pour assurer notre richesse ? Il y a plus d’immigrés dans les prisons mais il y en a plus aussi dans les taudis parmi les boueux, les manœuvres, les terrassiers… et les chômeurs.

Et puis les étrangers ne sont-ils pas aussi les premières victimes de l’insécurité ? Non pas seulement parce que la drogue, les agressions trouvent là des victimes fragiles mais parce que le discours raciste même masqué suscite bien souvent des agressions intolérables.

Ce n’est pas parce qu’ils sont immigrés qu’ils sont en prison, mais parce qu’ils sont pauvres, déracinés, privés de tout. La réponse que doit donner notre démocratie n’est pas celle de l’exclusion, du rejet mais de l’insertion.

Mais Pasqua et Chalandon devant un discours sécuritaire usé gravissent un échelon et font également l’amalgame entre le problème de la nationalité française et celui de la sécurité. Tout étranger devient un délinquant en puissance, un bouc émissaire : c’est un discours raciste.

Cependant ces thèmes mobilisateurs en surface n’excluent pas les réels problèmes de société et les thèmes de fond qui ont obligé le gouvernement à stopper un moment : manifestations étudiantes, grèves des cheminots,…

Actes :

Le sentiment constant d’insécurité qui se développe n’est-il qu’une conséquence du discours sécuritaire ?

H. Leclerc :

Le sentiment d’insécurité n’est pas relié directement à l’insécurité réelle. Pour comprendre le développement des phénomènes irrationnels, il est intéressant de noter que, selon des sondages réalisés par plusieurs instituts sérieux, de 1981 à 1983, le nombre de personnes ayant peur d’accidents de la route est passé de 30 à 47 % sans que, bien entendu, une augmentation réelle des risques de maladie ou des accidents de voiture justifie une telle transformation. D’ailleurs dans le même temps, les Français qui disent souffrir de maux de tête sont passés de 27 à 35 % et ceux qui se plaignent du mal au dos de 29 à 42 %.

En fait, le sentiment d’insécurité est dû à des causes qu’il faut chercher plus loin. Sans doute l’insécurité économique, la peur du chômage, les incertitudes idéologiques jouent – elles un rôle, mais il faut peut-être essayer d’aller plus loin pour comprendre cette sorte d’angoisse collective.

Notre société est issue des soubresauts de la construction de la société industrielle au 19° et au début du 20° siècle. Nous sommes dans une période de grande mutation et la mutation crée l’incertitude de l’avenir et l’incertitude provoque l’angoisse. Au début du siècle le tissu social était encore essentiellement rural et maintenait des structures de vie certes difficiles mais rassurantes. Parallèlement se développaient de façon très rapide les grands rassemblements industriels. Les hommes avaient alors peu de droits ou les avaient presque tous. Certes, une insécurité plus grande que celle que l’on constate aujourd’hui régnait dans les bas-fonds des villes mais d’une part, ceux qui avaient alors des droits ou des biens étaient peu nombreux, se cantonnaient dans leurs quartiers et la classe ouvrière, toute tournée à la conquête de ses propres droits, avait peu de choses à perdre.

Aujourd’hui, il faut bien constater que la grande majorité des citoyens dispose d’un plus grand nombre de droits et de biens. Les citoyens ont donc quelque chose à perdre. Ils ne savent d’ailleurs pas très bien ce que sont leurs droits et, à l’insécurité économique s’ajoute une sorte d’insécurité juridique.

Mais surtout, le développement de la vie moderne a curieusement isolé la vie familiale dans un cadre reconnu, chacun se sent protégé alors que disparaît la convivialité sociale, remplacée par l’émergence au cœur du foyer familial de la télévision qui apporte les images des menaces qui pèsent à l’extérieur, voire dans le monde.

L’absence de structure collective est incontestablement responsable de ce repliement sur soi-même en Ur) lieu où chacun se sent protégé mais provisoirement. L’extérieur devient dangereux. Curieusement, de toutes les études qui sont faites, les éléments qui créent le plus le sentiment d’insécurité ne sont pas ceux qui proviennent de la délinquance la plus dangereuse. Un clochard dormant sous une porte cochère, des cabines téléphoniques saccagées sont de graves facteurs de développement de l’insécurité.

Il y a d’ailleurs quelque hypocrisie à toujours accuser "les médias", de jeter de l’huile sur le feu. En fait, la presse est un produit marchand. Elle donne à ses acheteurs ce que ceux-ci souhaitent. Or, le lecteur aime le sang, la violence, le roman policier ou le film d’horreur qui parle à l’imaginaire, vide les fantasmes, renforce la sensation d’une vie confortable.

Mais lorsque tout cela arrive au cœur des foyers, lorsqu’on ne sort plus, c’est la rue qui devient dangereuse, l’autre qui devient suspect, celui qu’on ne connaît pas, l’étranger. Comment ne pas voir dans le développement même de ce sentiment d’insécurité que connaissent tous les pays économiquement développés, un fantasme irrationnel d’où peuvent naître de grands dangers si l’on n’y prend garde.

Propos recueillis par Bertrand DOMENACH et Brigitte JOLIVET



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Dernier ajout : mercredi 2 avril 2014, 10:40
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