Article extrait du Plein droit n° 0, mars 1987
« Libertés : le nouvel ordre « libéral » »

Nationalité : comment fabriquer des étrangers

Danièle Lochak

Présidente du GISTI, membre du Comité central de la Ligue des Droits de l’Homme
L’idée de modifier le Code de la nationalité a fait son apparition à partir de 1985, à l’occasion de la campagne électorale pour les législatives. Née à l’extrême-droite, elle est devenue l’un des chevaux de bataille de la droite toute entière : tant le RPR que l’UDF ont inscrit dans leur programme la réforme du Code de la nationalité, de façon à ce qu’au minimum la naissance en France n’entraîne plus de plein droit l’acquisition de la nationalité française.

La contamination des esprits a été rapide, dans ce domaine, puisque quatre ans plus tôt, au cours du débat parlementaire de 1981, Jean Foyer se félicitait encore de ce que le texte de 1973, qu’il avait réécrit de sa main, soit le « texte le plus "absorbant" qu’on puisse imaginer ». Il ajoutait, il est vrai : « Il ne s’agit pas seulement de conférer au plus grand nombre de ceux qui veulent rester sur notre territoire la nationalité française ; il faut encore qu’ils deviennent, de fait, des Français de cœur ». Toute l’argumentation de la droite va précisément porter sur le thème du refus de l’automaticité, qui conduirait à fabriquer des « Français malgré eux » — argumentation fallacieuse, comme on le montrera plus loin, mais intellectuellement séduisante.

Le fait que, pour la première fois depuis Vichy, resurgisse au premier plan de l’actualité la question de l’attribution de la nationalité française ne laisse pas d’inquiéter. À cet égard, le projet de réforme du Code de la nationalité s’inscrit parfaitement dans le nouveau discours de la droite sur l’immigration, dont le leitmotiv est devenu la préservation de l’identité nationale. Mais il faut également le comprendre comme un complément de la loi Pasqua sur l’entrée et le séjour des étrangers, comme un élément de la politique de déstabilisation systématique de la population immigrée, et plus particulièrement de sa fraction jeune, entreprise depuis mars 1986.

Pour comprendre la portée et la signification de la réforme envisagée, pour en mettre à nu les véritables enjeux, un certain nombre de rappels sont nécessaires. Ainsi, on a à de nombreuses reprises invoqué la nécessité d’un acte volontaire d’adhésion pour devenir Français. Or, il faut avoir conscience qu’aujourd’hui la nationalité est devenue un lien objectif reliant un individu à un État, et que l’on est (naît) national ou étranger selon une détermination strictement juridique dans laquelle la volonté ou les aspirations individuelles de chacun n’ont guère de part.

On a parallèlement laissé entendre que la naissance en France ne ferait pas de vrais Français (puisqu’il n’est pas question d’imposer cet acte volontaire à ceux qui sont Français par filiation), et donc que le jus soli serait en somme moins sûr que le jus sanguinis, en ajoutant parfois que ce dernier système serait le plus conforme à la tradition française. Or ce que montre surtout l’histoire de la législation française depuis l’Ancien Régime, c’est que le choix, puis la combinaison entre les deux systèmes s’est surtout fait en fonction de considérations pragmatiques, ce qui explique les grandes variations constatées. Contrairement à ce qui est allégué, le jus sanguinis n’a prévalu en France, de façon exclusive, que pendant une très courte période : de 1804 à 1851.

Modification du code sous Vichy

Sous l’Ancien Régime, il suffisait, pour être considéré comme Français d’origine, d’être né en France ou d’avoir une filiation française. La Révolution française donnera la prédominance au jus soli, sans exclure complètement le jus sanguinis ; cette prééminence sera portée à son point extrême par les constitutions girondine et montagnarde de 1973 : la première subordonne à la seule condition d’avoir résidé pendant un an sur le territoire français la qualité de citoyen avec les prérogatives qui lui sont attachées ; la seconde met pratiquement sur le même plan celui qui est né et domicilié en France et celui qui, né à l’étranger, est domicilié en France depuis une année et y vit de son travail ou acquiert une propriété. Le Code civil de 1804, en revanche, abandonne presque totalement le jus soli pour revenir au jus sanguinis : l’enfant né d’un Français en pays étranger est français, tandis que l’enfant né en France de parents étrangers est étranger. Les raisons de ce retournement sont à la fois théoriques et pratiques : la nationalité de filiation cadre mieux avec l’idée que la nationalité est un élément constitutif de la personnalité ; de surcroît, la France est à l’époque un pays d’émigration plus que d’immigration, dont la situation démographique est suffisamment forte pour qu’elle puisse négliger l’apport de population que procure l’application du jus soli. L’évolution ultérieure du droit de la nationalité, en revanche, reflète assez exactement la transformation de la situation démographique de la France dans le courant du XIXe siècle et au début du XXe, dont la natalité est en baisse constante et qui devient un pays d’immigration.

En effet, dans un pays d’immigration, l’application du jus soli est de nature à accroître le nombre potentiel des nationaux. C’est à la fin du XIXe siècle que le jus soli commence par conséquent à concurrencer ou plutôt à se conjuguer avec le jus sanguinis pour l’attribution de la nationalité française. Une loi de 1851, déjà, déclare français l’enfant né en France d’un étranger qui lui-même y est né, tout en laissant subsister une faculté de répudiation. La loi du 26 juin 1889, contemporaine de l’instauration du service militaire obligatoire, manifeste encore plus clairement la volonté de « découvrir » de nouveaux Français, en incorporant à la communauté nationale tous les individus présumés assimilables : elle donne, en effet, la nationalité française à ceux qui, nés en France et qui y sont domiciliés au moment de leur majorité, ne déclinent pas cette nationalité. La loi du 10 août 1927 accentue encore cette tendance en réputant Français les enfants nés en France d’une mère française. Dès cette époque, par conséquent, les grandes lignes du droit de la nationalité tel qu’il est aujourd’hui en vigueur sont fixées : la nationalité française se transmet par la filiation, paternelle ou maternelle ; elle s’acquiert aussi par la naissance en France, à titre originaire lorsque l’un des parents est lui-même né en France, à la majorité dans le cas contraire. Le décret-loi du 12 novembre 1938 qui modifie dans un sens restrictif la loi de 1927, ainsi que les mesures prises par Vichy, et qui touchent d’ailleurs essentiellement à l’acquisition de la nationalité française par le biais de la naturalisation, apparaissent comme des textes de circonstance pris sous la pression de la xénophobie ambiante. Après cette parenthèse historique, le Code de la nationalité de 1945 revient aux principes de la législation antérieure qui ouvrent très largement les portes de la nationalité française.

On ne choisit pas sa nationalité

L’ordonnance de 1945, refondue mais peu modifiée par la loi de 1973 actuellement en vigueur, permet, par le jeu combiné du jus soli et du jus sanguinis, d’ouvrir au maximum l’accès à la nationalité française. Celle-ci s’acquiert désormais (indépendamment de la naturalisation) :

  • soit par la filiation : paternelle ou maternelle, légitime ou naturelle ;
  • soit par la naissance en France.
  • est français dès la naissance celui qui est né en France de parents étrangers, dont l’un au moins est lui-même né en France, et ceci sans faculté de répudiation ;
  • est français à sa majorité celui qui est né en France et qui, à la date de sa majorité, y a depuis cinq ans sa résidence habituelle ; toutefois, dans cette hypothèse, l’intéressé peut décliner la qualité de français ; et le gouvernement, de son côté, peut, dans l’année précédent la majorité de l’intéressé, s’opposer par décret à l’acquisition de la nationalité française pour indignité ou défaut d’assimilation ;
  • peut acquérir la nationalité française, par déclaration, l’enfant mineur né en France et qui y a depuis au moins cinq ans sa résidence habituelle ; cette déclaration peut être effectuée au nom du mineur par ses parents à tout moment au cours de sa minorité, dès l’instant où l’un d’entre eux remplit la condition de résidence de cinq ans.

En revanche, le mariage ne produit plus d’effet automatique sur la nationalité. Mais l’étranger qui épouse un ressortissant français peut acquérir la nationalité par simple déclaration, après six mois de mariage et si la vie commune n’a pas cessé entre les époux. Le gouvernement ne peut s’y opposer que pour indignité ou défaut d’assimilation : il ne dispose donc pas ici d’un pouvoir discrétionnaire, comme en matière de naturalisation.

Ce que l’on prétend aujourd’hui modifier, ce sont donc des éléments fondamentaux d’une législation qui a acquis son visage actuel à l’issue d’une évolution plus que séculaire, et qui faisait l’objet d’un consensus assez général. Ce n’est pas la première fois que la question de la nationalité est prise sous le feu de l’actualité. Entre les deux guerres, l’adoption de la loi de 1927, par exemple, avait donné lieu à de très vives controverses, tant au Parlement que dans l’opinion, sensible aux arguments de la droite nationaliste hostile aux « Français de papier ». Votée dans un contexte de relative ouverture, la loi allait susciter par la suite de nombreuses critiques avec le regain de xénophobie consécutif à la crise économique d’abord, à l’approche de la guerre ensuite, critiques qui devaient déboucher, on l’a vu, sur le décret-loi du 17 novembre 1938 évoqué plus haut. Ce qui est nouveau, aujourd’hui, ce n’est donc pas l’existence d’une controverse autour du droit de la nationalité, même si le précédent que l’on vient de rappeler est plutôt inquiétant, mais le fait que la cible principale des attaques ait changé : l’essentiel des critiques porte moins sur la procédure de naturalisation en tant que telle que sur l’accès à la nationalité française par l’effet du jus soli.

Si l’on relit les programmes des partis de droite, le thème que l’on voit revenir de façon lancinante est celui de l’automaticité. C’est encore ce thème qui inspire l’exposé des motifs du projet de réforme du Code de la nationalité : il faut « éviter d’intégrer des personnes qui ne le souhaitent pas réellement ou qui n’ont pas conscience d’être devenues françaises », peut-on y lire. Ce que l’on critique, en somme, ce n’est rien d’autre en apparence que l’impossibilité pour l’étranger d’exercer librement son choix : la législation aboutit à créer des « Français malgré eux ». La démarche est habile, car la critique paraît séduisante : comment ne pas souscrire à l’idée que la nationalité devrait résulter d’une adhésion consciente et volontaire et non d’un choix imposé ? Mais en réalité, cette argumentation est doublement fallacieuse : d’abord parce que l’automaticité n’est le monopole ni de la législation française, ni de l’application du jus soli mais caractérise tous les systèmes au même degré ; ensuite parce que la noblesse de l’argumentation camoufle des arrière-pensées beaucoup moins avouables et une intention politique bien arrêtée. Car on l’a montré plus haut : on ne choisit pas sa nationalité de naissance, on s’en voit attribuer une d’office par l’effet de lois objectives — remarque qui vaut pour tous les pays et quel que soit le système d’attribution de la nationalité. Tout individu né sur le sol des États-Unis est américain de naissance (on ne peut rêver automatisme plus radical) ; tout individu né de parents allemands est allemand, comme tout individu né de parents espagnols est espagnol : l’application du jus sanguinis, on le voit, produit des effets tout aussi automatiques que le jus soli. La seule singularité de la législation française est de cumuler, dans une perspective « attrape-tout » les effets des deux systèmes. Encore l’automaticité est-elle loin d’être aussi absolue qu’on le prétend, puisqu’elle est limitée par la possibilité de décliner la nationalité française, possibilité ouverte à l’individu né en France et qui arrive à l’âge de 18 ans, ainsi qu’à celui dont un seul parent est français et qui n’est pas né en France. Quant aux griefs articulés contre le jus soli, ils ne sont guère plus fondés. Dira-t-on que les Américains sont des citoyens moins authentiques que les Allemands ou les Espagnols ? C’est évidemment absurde. Le fait d’être né et d’avoir vécu dans un pays crée, c’est l’évidence même, des liens potentiellement aussi forts avec ce pays que la circonstance d’être né d’un père ou d’une mère qui en a la nationalité.

Derrière l’argument apparemment rationnel mais en réalité sophistique du refus de l’automaticité, il y a en réalité un implicite, que seul le Front National se risque à formuler explicitement : l’idée que l’infusion à trop haute dose d’étrangers dans la population française remettrait en cause l’identité nationale. Indépendamment des connotations fâcheuses attachées à ce type d’argumentation, il suffit de regarder les chiffres pour s’apercevoir que les craintes invoquées sont dénuées de fondement objectif.

Le projet de réforme du Code de la nationalité qui a dû être remanié à plusieurs reprises en raison des objections qu’il a suscitées, et dont on commence à se demander s’il sera un jour mis en discussion, ne reprend pas l’intégralité des propositions formulées par la droite lorsqu’elle était dans l’opposition, mais il en conserve l’esprit. L’abandon le plus notable concerne l’article 23 du Code actuellement en vigueur, qui confère la nationalité française dès la naissance à l’enfant né en France d’un parent qui lui-même y est né.

Si le gouvernement a reculé sur ce point, ce n’est pas en raison de la « présomption d’intégration qui s’attache à cet enfant dont la famille est implantée en France depuis une génération », comme il est dit hypocritement dans l’exposé des motifs, mais bien en raison des effets pervers qu’aurait entraînés l’abrogation de l’article 23. La double naissance en France est, en effet, dans la pratique, le moyen le plus simple et le plus fréquemment utilisé pour prouver que l’on a la nationalité française (preuve qu’il n’est pas toujours aisé d’apporter comme sont venus le rappeler les récents démêlés de Jacques Laurent avec l’état civil, dont la presse s’est fait l’écho. En effet, même lorsqu’on est né de parents français, il est plus facile de produire son propre acte de naissance et celui d’un de ses parents portant mention du lieu de naissance en France que de démontrer qu’un de ses parents avait la nationalité française au moment où l’on est né — tentative qui risque d’entraîner une régression à l’infini. Les enfants d’Algériens nés en France continueront donc à être Français à la naissance— en nombre d’ailleurs décroissant et pendant moins d’une vingtaine d’années encore : la génération née avant 1962 ne sera plus alors en âge de procréer, et la génération née depuis 1963 ne peut plus, juridiquement parlant, fabriquer des enfants français de naissance. En revanche, les ressortissants d’États d’Afrique Noire francophone, qui avaient eux aussi, pour les mêmes raisons, la propriété d’engendrer en France des enfants français, se voient traiter plus sévèrement : à partir de 1988, si le texte est adopté, leurs enfants ne pourront plus invoquer le bénéfice des dispositions de l’article 23.

Si l’on s’en tient à l’essentiel, la réforme du Code de la nationalité comporte deux volets d’inégale importance, mais d’inspiration similaire, puisqu’il s’agit dans les deux cas de mettre des obstacles à l’acquisition de la nationalité française : l’un concerne les étrangers qui épousent des Français et qui devraient désormais demander leur naturalisation ; l’autre concerne les jeunes nés en France, qui n’acquéraient plus la nationalité française de plein droit à l’âge de 18 ans, mais sous condition et à l’issue d’une procédure longue et lourde. Minimisant la portée du texte, l’exposé des motifs illustre parfaitement le nouveau langage de la droite passée de l’opposition au gouvernement. La loi, peut-on lire, est inspirée par le souci de « mieux respecter (…) les aspirations des diverses communautés étrangères implantées sur notre sol, en vue de garder leur identité nationale et culturelle » : retournement spectaculaire de la problématique, puisqu’on avait cru jusque-là qu’il s’agissait surtout de protéger l’identité nationale et culturelle de la France ! « Il convient dès lors, poursuit le texte, de s’assurer que l’acquisition de la nationalité française correspond à une volonté véritable des intéressés », ce qui suppose une modification de la législation tendant à éviter « d’intégrer des personnes qui ne le souhaitent pas réellement ou qui n’ont pas conscience d’être devenues françaises ». Ce souci de ne pas violer les consciences et de respecter l’autonomie de la volonté, décidément bien touchant, se retrouve encore, sous une autre forme, à propos des dispositions sur le mariage, qui respecteront mieux (on se demande pourquoi, puisque le mariage n’emporte aucun effet automatique sur la nationalité des conjoints), dit-on, l’autonomie juridique des époux. On mentionne tout de même la nécessité de mécanismes « permettant de faire obstacle aux actions frauduleuses », c’est-à-dire aux mariages blancs. Mais on ne trouve plus un mot sur les méfaits du jus soli, aucune allusion à l’honneur que représente le fait d’être Français et qu’il faut donc mériter, plus rien non plus sur le serment qui figurait dans une précédente mouture du projet. Profil bas, donc, sur le plan idéologique. Mais les dispositions du texte, elles, demeurent, qui viennent ajouter leur pierre à l’œuvre de déstabilisation déjà bien entamée par la loi du 9 septembre 1986.

Déstabilisation des mariages « mixtes » tout d’abord. Sous le prétexte de lutter contre la fraude, d’une part, de supprimer l’automaticité de l’accès à la nationalité française, de l’autre, on supprime la possibilité pour les conjoints de Français de devenir eux-mêmes Français par simple déclaration. Justification doublement fallacieuse : d’abord, la loi du 7 mai 1984, dans le souci de limiter les effets des mariages de complaisance (dont le nombre, même approximatif, n’a d’ailleurs jamais été évalué de façon sérieuse), avait déjà prévu que la déclaration ne pourrait être souscrite qu’au bout de six mois de mariage et de vie commune ; ensuite, le mariage n’exerce aucun effet automatique sur la nationalité du conjoint, qui doit au contraire effectuer une démarche positive s’il veut devenir Français. Désormais, donc, il devrait entamer une procédure de naturalisation.

Les conséquences du passage de la déclaration à la naturalisation sont de deux ordres. D’une part, il en résulte un allongement des délais : sans doute, avec le système mis en place en 1984, et compte tenu du délai supplémentaire de six mois au cours duquel le gouvernement peut faire opposition, la situation ne peut-elle être consolidée avant un an ; mais une fois le délai d’opposition expiré, la nationalité française est réputée acquise rétroactivement au jour de la déclaration. La naturalisation, elle, ne produit d’effets qu’à partir de la publication au Journal Officiel du décret de naturalisation. D’autre part et surtout, l’issue d’une procédure de naturalisation est beaucoup plus aléatoire. La naturalisation, comme on l’a rappelé plus haut, n’est jamais de droit : le gouvernement jouit ici d’un pouvoir discrétionnaire entier, et il n’a même pas à motiver son refus. Au contraire, il ne peut s’opposer à l’acquisition par déclaration que pour des motifs limitativement énumérés : pour défaut d’assimilation, pour « indignité » (le terme est vague, mais il existe une jurisprudence en la matière qui limite l’arbitraire), ou si la vie commune a cessé entre les époux. Non seulement la décision du gouvernement doit alors être motivée, mais le juge contrôle cette décision et peut l’annuler s’il estime que le gouvernement a commis une erreur dans l’application des textes.

Considérée isolément, cette réforme pourrait apparaître comme secondaire : après tout, il n’est indispensable ni que deux époux aient la même nationalité, ni que celui qui vient s’établir en France acquière la nationalité française ; l’essentiel est que la stabilité du couple et de la famille ne soit pas compromise. Or c’est justement là que réside le problème : on rend plus difficile l’accès à la nationalité française en même temps que l’on amoindrit les garanties conférées aux conjoints de Français – et aux étrangers en général – en matière de séjour. Les deux lois, unies par la même suspicion à l’égard des mariages « mixtes », conjuguent ici leurs effets déstabilisateurs.

Et l’on retrouve le même mécanisme, sous une forme aggravée, s’agissant des jeunes nés en France. Là encore, l’argument de l’automaticité n’est guère convaincant : les intéressés devenaient Français sans avoir à effectuer de formalités, mais ils pouvaient décliner cette qualité avant leur majorité : s’il s’agissait d’éviter que certains d’entre eux ne deviennent Français contre leur gré, il suffisait d’organiser mieux leur information, ce qui avait d’ailleurs commencé à se faire. De son côté, le gouvernement peut s’opposer à l’acquisition de la nationalité française par décret pris après avis conforme du Conseil d’État, pour défaut d’assimilation (hypothèse que l’on imagine rare, pour ne pas dire inexistante), ou indignité (en pratique, pour des crimes ou délits d’une certaine gravité). Mais surtout, à force de mettre en avant le caractère volontaire de l’acquisition de la nationalité française, on occulte délibérément la véritable signification et le véritable objectif du projet, qui d’une part risque d’exercer un effet dissuasif sur les jeunes, et d’autre part vise à effectuer un tri – et un tri sévère – parmi les postulants. S’il était adopté, les jeunes nés en France de parents étrangers devraient, pour devenir Français, en faire la demande entre l’âge de 16 ans et l’âge de 23 ans. Cette démarche volontaire qu’on leur impose d’accomplir est considérée comme capitale pour les promoteurs de la réforme, comme le gage d’une adhésion consciente et délibérée – et elle a séduit nombre de beaux esprits, y compris dans les rangs de la gauche, sensibles au concept d’une nationalité librement choisie. Encore faudrait-il que le concept ne soit pas plaqué sur une réalité qui lui échappe totalement.

Or cette attitude rationalisatrice passe complètement à côté de réalités psychologiques et sociologiques fondamentales. Obliger ces jeunes, dont on a assez dit qu’ils étaient partagés entre plusieurs cultures, tiraillés entre plusieurs solidarités, soumis à des pressions contradictoires, à un choix explicite, les y obliger à une période délicate de leur existence, à un âge où ils sont de surcroît souvent en révolte – en révolte notamment contre une société qui ne leur donne pas leur place, quand elle ne les rejette pas tout simplement – c’est, au mieux, les mettre dans une situation difficile ou même intenable vis-à-vis de leur entourage, au pire les dissuader, et de façon irréversible, de choisir la nationalité française, alors qu’ils n’ont en réalité pas d’autres pays que la France. C’est fabriquer des étrangers dans leur propre pays.

Mais l’obstacle psychologique n’est pas le seul. L’autre obstacle est juridique et découle des dispositions mêmes de la loi. La démarche volontaire ne suffit pas, en effet, à obtenir la nationalité française, qui ne serait acquise en tout état de cause qu’à l’expiration du délai d’un an dont le juge dispose pour vérifier si la demande est recevable et s’il n’existe aucun obstacle à l’acquisition de la nationalité française. Ces obstacles seraient désormais les mêmes qu’en matière de naturalisation (mais sans que le gouvernement dispose ici d’un pouvoir discrétionnaire). La liste en est longue et consiste, pour l’essentiel, dans l’énumération des condamnations pénales qui empêchent de façon absolue de devenir Français. Feraient ainsi obstacle à l’acquisition de la nationalité française : toute condamnation pour crime, toute condamnation à plus de six mois de prison, mais aussi toute condamnation à une peine quelconque d’emprisonnement pour une série de délits précisément énumérés. Cette dernière disposition est particulièrement choquante et dangereuse puisqu’elle conduirait à exclure automatiquement de la nationalité française des jeunes qui, par hypothèse, n’auraient subi qu’une condamnation minime, voire dérisoire ou de principe (une semaine de prison avec sursis, par exemple) pour des inculpations dont la gravité est très inégale : cela va des délits contre la sûreté de l’État et des actes de terrorisme à l’outrage public à la pudeur et au vol, en passant par les coups et blessures contre des enfants, l’avortement, le proxénétisme, l’escroquerie, les affaires de stupéfiants, etc. Et si le juge constate, en consultant le casier judiciaire de l’intéressé, qu’il a fait l’objet d’une des condamnations pénales énumérées par la loi, il est tenu de faire opposition à l’acquisition de la nationalité française. Le tri est peut-être « objectif », comme s’en est vanté le gouvernement, puisqu’il ne laisse pas place à l’appréciation discrétionnaire ; il n’en est pas moins sévère, et même impitoyable pour les jeunes concernés.

Si l’on ajoute que le nouveau texte supprime corrélativement la possibilité qu’avaient les parents d’un mineur né en France de réclamer pour lui la nationalité française – ce qui représentait un moyen important d’intégration pour les enfants concernés et leur évitait d’avoir à traverser la période ambiguë qui va de l’âge de 16 ans, où ils doivent demander une carte de séjour, à l’âge de 18 ans où ils deviennent Français, on mesure les effets ravageurs de cette réforme, conjuguée avec les dispositions de la loi Pasqua, sur le sort de la seconde génération. Sous l’empire de la législation antérieure, le jeune né en France, si les parents n’avaient pas réclamé pour lui la nationalité française, obtenait à l’âge de 16 ans une carte de résident. Jusqu’à 18 ans, il était protégé de façon absolue contre toute mesure d’expulsion. À 18 ans, il devenait Français – sauf cas exceptionnel où des actes délictueux particulièrement graves permettaient au gouvernement de faire opposition. Toutes ces garanties volent en éclats les unes après les autres : à partir de 16 ans, le jeune étranger n’obtient plus la carte de résident s’il a été condamné à six mois de prison ferme ou un an avec sursis ; à 18 ans il devient expulsable ou tout simplement reconductible à la frontière pour séjour irrégulier (ce qui n’est pas une hypothèse d’école puisque la délivrance d’une carte de séjour n’est plus pour lui un droit). Seule l’acquisition de la nationalité française le protège contre cette éventualité – et c’est cette acquisition qu’on prétend aujourd’hui lui contester, en la soumettant à des conditions strictes. Comme par un fait exprès, la même peine – une condamnation à six mois d’emprisonnement – interdit l’accès à la nationalité française et fait tomber l’immunité contre toute mesure d’éloignement du territoire.

Pourquoi un tel acharnement contre cette partie de la population immigrée qui est précisément la mieux assimilée ? C’est là que l’on retrouve, derrière les grands discours sur l’adhésion volontaire, la visée proprement sécuritaire de la loi : parmi les jeunes concernés, un certain nombre sont souvent remuants. L’absence de formation professionnelle, le chômage, la marginalisation par le racisme sont autant d’éléments qui rendent le phénomène aisément explicable. Mais au lieu d’essayer de traiter le problème en amont, par une politique de prévention et d’insertion sociale de longue haleine, on préfère la solution chirurgicale, plus radicale et dont on espère des effets plus immédiats : le départ forcé des éléments « fauteurs de troubles », selon la terminologie choisie par le ministre de l’Intérieur. Cette solution n’est guère respectueuse des principes humanitaires dont continue à se réclamer le gouvernement actuel, dans la mesure où elle organise le déracinement et l’exil forcé de jeunes nés et élevés en France ; elle fait également bon marché de la responsabilité propre des pouvoirs publics dans la situation qui a conduit ces jeunes à la marginalisation et à la petite délinquance. Mais c’est de plus une politique à courte vue, pour deux raisons au moins. D’abord, ces jeunes que l’on prétend chasser ne partiront pas, ou bien ils reviendront, puisqu’ils n’ont pas d’autre pays que la France (leur propre pays, ou plutôt celui de leurs parents, ne sera pas forcément prêt à les accueillir, à supposer qu’eux-mêmes se sentent capables d’y vivre) ; condamnés à demeurer en situation irrégulière, dans l’incapacité de travailler, ils représenteront un facteur d’instabilité et une source de délinquance potentielle bien plus importante que s’ils avaient obtenu la nationalité française ou à tout le moins une carte de résident. Ensuite, il faut comprendre que les nouveaux textes n’empêcheront pas seulement l’intégration des jeunes qui ont effectivement commis des délits, mais rejailliront négativement sur le sort de tous les jeunes nés en France, qui, si la réforme du Code de la nationalité est votée, vivront, jusqu’à l’obtention aléatoire de la nationalité française, dans l’incertitude de l’avenir. Loin d’être salutaire et dissuasive », cette crainte alimentera un sentiment d’insécurité dont on sait bien qu’il n’est guère propice à une intégration véritable.

* Ce texte est un extrait remanié d’une étude sur la politique d’immigration à paraître au printemps dans Les Temps Modernes, sous le titre « Immigration : glissements du discours et pratiques à la dérive ».

Appel pour le retrait du projet de réforme du code de la nationalité



Le projet de réforme du code de la nationalité, adopté en conseil des ministres malgré l’avis du Conseil d’État, constitue une grave régression. En remettant en cause le droit du sol, il revient sur un principe très ancien dans notre droit, constamment réaffirmé par la tradition républicaine. Son adoption ramènerait plus de cent ans en arrière une législation qui a contribué à façonner le visage actuel de la France.

Les mesures proposées excluent de l’acquisition de plein droit de la nationalité française des enfants d’étrangers, nés en France, et qui y résident. Désormais ces jeunes devront réclamer la nationalité française, qu’ils ne pourront obtenir qu’à des conditions très sélectives et après une longue procédure.

Les conjoints de Français seront soumis aux incertitudes et à l’arbitraire de la procédure de naturalisation. Ce projet frappe ainsi de suspicion tout mariage mixte.

Il est faux de prétendre que ces mesures ont pour vocation « d’éviter d’intégrer des personnes qui ne le souhaitent pas ou n’en ont pas la conscience », ou de faire obstacle « à des actions frauduleuses ».

Ces dispositions sont indissociables de la loi du 9 septembre 1986 sur les conditions d’entrée et de séjour des étrangers, dont l’application massive et sans retenue montre que nous ne nous étions pas trompés en dénonçant les dangers qu’elle faisait courir aux droits des immigrés et aux libertés publiques. La réforme du code de la nationalité, que rien ne justifie, n’est qu’une nouvelle concession aux discours racistes et xénophobes. Les mesures proposées excluront de la nationalité, donc livreront à l’arbitraire administratif et policier, des jeunes nés en France, y ayant toujours vécu, éduqués dans ce pays, essentiellement au motif que leur « sang » n’est pas français, comme si le fait d’être né et d’avoir été élevé dans un pays ne créait pas de liens aussi forts que la circonstance d’être né d’un père ou d’une mère qui en a la nationalité.

De telles dispositions, si elles étaient votées, viendraient renforcer encore la situation et le sentiment d’inégalité et de précarité des populations immigrées. Elles visent particulièrement des jeunes insérés par l’école ou des liens familiaux avec des Français. Leur retirer la certitude d’acquisition de la nationalité française, c’est accroître les difficultés d’insertion, c’est donc prendre le risque de déstabiliser la société tout entière.

Nous ne voulons pas croire que des parlementaires acceptent de voter un texte qui pose de tels problèmes moraux et politiques. Nous faisons appel à la conscience de chacun d’eux.

Les associations, mouvements et organisations soussignés appellent à une mobilisation et à des initiatives communes contre ce projet.

20 000 jeunes



L’acquisition de la nationalité française à 18 ans, en raison de la naissance en France, toucherait, selon les estimations, entre 17 000 et 25 000 personnes par an, dont 1 000 à 1 500 déclinent la nationalité française dans l’année précédant leur majorité. Quant aux enfants nés en France de parents étrangers dont l’un au moins est lui-même né en France, qui sont donc Français dès la naissance, leur nombre s’élèverait à 20 000 par an. Chiffres auxquels il convient d’ajouter les 4 000 enfants qui deviennent Français par déclaration au cours de leur minorité et les quelques milliers qui deviennent Français par l’effet collectif de la naturalisation de leurs parents.

Tout individu né en France est français



« En effet, je demande quel inconvénient il y aurait à le reconnaître pour Français ? Il ne peut y avoir que de l’avantage à étendre les lois civiles françaises ; ainsi, au lieu d’établir que l’individu né en France d’un père étranger n’obtiendra les droits civils que lorsqu’il aura déclaré vouloir en jouir, on pourrait décider qu’il n’en est privé que lorsqu’il y renonce formellement.

« Si les individus nés en France d’un père étranger n’étaient pas considérés comme étant de plein droit Français, alors on ne pourrait soumettre à la conscription et aux autres charges publiques les fils de ces étrangers qui se sont mariés en France par suite des événements de la guerre.

« Je pense qu’on ne doit envisager la question que sous le rapport de l’intérêt de la France. Si les individus nés en France n’ont pas de bien, ils ont du moins l’espoir français, les habitudes françaises ; ils ont l’attachement que chacun a naturellement pour le pays qui l’a vu naître ; enfin, ils supportent les charges publiques ».

Napoléon Bonaparte
Premier consul

(1) Voir Le Monde du 11 juillet 1985, « Jacques Laurent est-il français ? »



Article extrait du n°0

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Dernier ajout : mardi 24 juin 2014, 17:30
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