Édito extrait du Plein droit n° 20, février 1993
« Europe : un espace de soft-apartheid »

Quelle Europe ?

ÉDITO

Il n’est plus possible, aujourd’hui, et il le sera de moins en moins, de parler de l’immigration sans tenir compte de ce qui se passe ailleurs, au sein de la Communauté européenne et, au-delà, dans l’Europe tout entière.

D’abord, parce que ce qui se passe ailleurs en Europe nous concerne au plus haut point, comme suffisent à le montrer les réactions de crainte face à la violence xénophobe et meurtrière qui se déploie de l’autre côté du Rhin, puis le soulagement lorsque 300 000 Allemands se réunissent à Berlin, Francfort ou Munich pour réaffirmer à la face du monde « plus jamais ça ! ».

Ensuite, parce qu’aujourd’hui, et demain plus encore, c’est au niveau européen que se prennent et se prendront bon nombre de décisions importantes en matière de politique d’immigration et d’asile. Sans doute le traité de Maastricht n’en fait-il pas un domaine de compétence communautaire ; mais il la range parmi les « questions d’intérêt commun » à propos desquelles le Conseil peut arrêter des positions communes, adopter des actions communes et établir des conventions dont il recommande l’adoption.

La mise en place d’un groupe ad hoc immigration, en 1986, à l’initiative des ministres de l’Intérieur, pour étudier les incidences de la libre circulation, illustre bien la volonté des États membres d’harmoniser leurs politiques d’immigration et d’asile. Les conditions dans lesquelles fonctionne ce groupe sont également symptomatiques du secret dans lequel se déroulent les discussions et négociations autour de ces questions : menées par de hauts fonctionnaires, elles ont lieu non seulement à l’abri des regards de l’opinion, mais aussi sans consultation ni intervention d’aucune sorte des instances représentatives, qu’il s’agisse des parlements nationaux ou du parlement européen.

Dans les faits, l’Europe des polices se met ainsi peu à peu en place [1], avec pour objectif de parer au « déficit de sécurité » qui résultera, pensent certains, de la suppression des contrôles aux frontières intérieures. Au même titre que le terrorisme ou le trafic de drogue, la lutte contre l’immigration clandestine fait partie de ses priorités ; l’afflux des immigrés ou des réfugiés venus de l’Est ou du Sud représente même l’inquiétude majeure des États européens. L’entrée en vigueur de la Convention de Schengen, « modèle » des relations futures entre États membres et du traitement des ressortissants des États tiers, prévue initialement pour le 1er janvier 1993, a été retardée ; mais elle est déjà, sur bien des points, entrée en vigueur, qu’il s’agisse des sanctions prononcées contre les transporteurs, de la coopération policière et, plus généralement, de l’état d’esprit qu’elle induit par rapport au problème des flux migratoires.

L’Europe de la libre circulation est vouée à s’élargir encore, avec l’entrée de nouveaux membres dans la Communauté européenne et la constitution de l’Espace économique européen ; mais cette Europe de la libre circulation sera un espace de plus en plus clôturé où l’on pénétrera de plus en plus difficilement. Telle est la logique de la construction européenne façon Schengen : la suppression des frontières internes n’est acquise qu’au prix d’un renforcement des barrières externes protégeant le territoire européen contre des flux extérieurs jugés menaçants.

On n’a pas suffisamment relevé, dans le traité de Maastricht, la disposition figurant à l’article 100 C, qui permet au Conseil de déterminer les pays tiers dont les ressortissants doivent être munis d’un visa, et qui prévoit que « quand survient dans un pays tiers une situation d’urgence, confrontant la Communauté à la menace d’un afflux soudain, le Conseil peut rendre obligatoire le visa pour les ressortissants de ce pays pour une période ne pouvant excéder six mois ». Si l’on comprend bien, s’il se produit quelque part dans le monde, un coup d’État ou une guerre civile, au lieu d’ouvrir les frontières pour accueillir les fugitifs, on leur imposera un visa pour mieux pouvoir les trier et les refouler ! On a beau savoir, depuis longtemps, que le droit d’asile n’est que le droit de demander l’asile, sans obligation corrélative pour les États de l’accorder, un tel cynisme laisse songeur et paraît proprement hallucinant de la part de pays qui ne manquent pas de réaffirmer, à chaque occasion, leur attachement à la Convention de Genève !

Qu’on ne s’étonne donc pas de l’extrême réticence manifestée par les pays européens, et surtout par la France, pour accueillir les victimes de la guerre et de la « purification ethnique » en ex-Yougoslavie. Les critères particulièrement restrictifs appliqués par l’Ofpra dans l’examen des demandes tendant à obtenir le statut de réfugié montrent à quelles perversions aboutit le souci poussé jusqu’à l’obsession de la « maîtrise des flux migratoires » et l’amalgame, au niveau communautaire comme au niveau des États, entre politique d’immigration et politique d’asile. Amalgame d’autant plus choquant, ici, qu’on ne peut décemment alléguer un prétendu détournement des procédures d’asile et la recherche d’un travail et de meilleures conditions de vie.

On a relevé — et la presse s’en est fait l’écho — le paradoxe — ou faut-il dire l’infamie ? — de la position de la direction de l’Ofpra qui, dans une note interne, demande à ses agents de tenir compte, pour évaluer le bien-fondé des craintes de persécution alléguées, non seulement de la situation du demandeur dans la République où il réside et où il est minoritaire (tel le Serbe en Croatie ou le Croate en Serbie), mais aussi de la possibilité qu’il a de se rendre dans la République dont il a « ethniquement » la nationalité (comprenez : la Serbie pour le premier, la Croatie pour le second), respectant ainsi les règles posées par les plus farouches promoteurs de la pureté ethnique... Mais, au-delà de ce point précis, c’est l’ensemble de la note interne incriminée qui, lorsqu’on la lit, suscite le malaise. Face à une situation d’urgence où les victimes n’ont de choix, quand elles l’ont, qu’entre la mort, le viol, les persécutions — ou l’exil, ce genre de littérature bureaucratique qui passe en revue à la loupe les différentes situations qui peuvent se présenter, cette rage obstinée à vérifier que la personne menacée entre bien dans les critères de la Convention de Genève relue à la lumière des catégories forgées par les persécuteurs eux-mêmes, ont quelque chose de profondément déplacé et choquant.




Notes

[1Voir Didier Bigo et alii , L’Europe des polices et de la sécurité intérieure, éd. Complexe, 1992.


Article extrait du n°20

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Dernier ajout : vendredi 23 mai 2014, 12:39
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