Article extrait du Plein droit n° 20, février 1993
« Europe : un espace de soft-apartheid »
Espagne : un grand désir d’intégration européenne
Lors de la signature de l’accord de Schengen du 14 juin 1985, la candidature de l’Espagne n’était pas envisageable. Sa législation en matière d’entrée et de séjour des étrangers ainsi que sa politique de contrôle des flux migratoires n’offraient pas les garanties suffisantes. Visiblement, de telles lacunes ont été comblées puisque, depuis le 25 juin 1991, l’Espagne est devenue membre de l’espace schengenien. Cette adhésion recouvre donc des changements importants.
En effet, tout au long de son histoire, pour des raisons aussi bien historiques et culturelles qu’économiques, l’Espagne a attiré les ressortissants des pays hispanophones et ceux du continent africain. La dictature franquiste, pour le moins peu accueillante, a non seulement freiné ces flux migratoires, mais contraint de nombreuses catégories de population à quitter le pays pour des raisons à la fois politiques et économiques. Jusqu’à un passé encore récent, l’Espagne a donc essentiellement été un pays d’émigration.
Une fois la démocratie revenue, accompagnée d’une certaine embellie économique, l’Espagne est devenue potentiellement un pays d’immigration dans lequel, jusqu’en 1985, les étrangers bénéficiaient d’une relative liberté d’aller et venir.
À cette date, une rupture s’est produite dans la politique migratoire de l’Espagne, laquelle a commencé à mettre en place un processus de contrôle de l’accès à son territoire (le gouvernement espagnol a même annoncé récemment son intention de fixer, pour 1993, des quotas d’entrée annuels pour les travailleurs migrants).
Aujourd’hui, l’Espagne connaît les mêmes préoccupations et réactions que ses partenaires d’Europe du Nord face à l’immigration : on le voit, la construction européenne ne se contente pas d’harmoniser les normes, elle propage aussi les mêmes craintes.
L’intégration dans la Communauté européenne suppose donc que l’Espagne rapproche sa politique de contrôle des flux migratoires de celle des pays d’Europe du Nord, et qu’elle se dote des instruments de surveillance adéquats. Le gouvernement espagnol, après le rejet de sa candidature lors de la signature de l’accord de Schengen, a mis les bouchées doubles et élaboré une législation lui permettant de contrôler l’entrée et le séjour des étrangers.
Deux lois vont mettre en place cette politique de contrôle : le 1er juillet 1985, les « Cortes » (assemblée nationale) adoptent une loi dont le principal effet est l’exigence du visa pour les ressortissants hispanophones et d’Afrique noire. Selon les informations officielles, 80 % des personnes qui se voient refuser l’entrée sur le territoire espagnol sont des ressortissants latino-américains. Ce chiffre ne vise que les refoulements des personnes arrivées par voie aérienne. D’ailleurs, pour faire face à l’afflux de ces migrants, les autorités ont décidé de construire deux dortoirs dans l’aéroport de Madrid.
L’entrée est donc, depuis 1985, subordonnée à la présentation d’un visa de trois mois. Au-delà de ce délai, un permis de résidence et, éventuellement, un permis de travail sont nécessaires pour demeurer sur le territoire national.
Le second texte concerne les ressortissants du Maghreb. La loi du 1er janvier 1990 dispose qu’ils sont désormais tenus de présenter un visa et un billet de retour, incessible et nominatif, et de justifier de ressources suffisantes pour la durée de leur séjour, sur la base de 5 000 pesetas par jour (environ 240 francs).
L’Espagne s’est donc dotée d’une législation qui la rapproche de ses partenaires européens. Elle entre désormais dans une seconde étape : la participation à la réalisation des objectifs de libre circulation et de contrôle des flux migratoires tels qu’ils sont définis par les accords de Schengen.
Partenaire docile
Une fois l’entrée et le séjour des étrangers contrôlés et limités, il reste, dans l’optique européenne de maîtrise des flux migratoires, à restreindre les possibilités d’immigration que sont le regroupement familial et le droit d’asile. L’Espagne, partenaire docile, est sur le point de réformer son droit d’asile. Le gouvernement a présenté aux « Cortes » un projet de loi supprimant la distinction établie par la loi de 1984 entre demandeurs d’asile et réfugiés. En pratique, cela signifie la fin du « statut B » accordé aux solliciteurs d’asile (voir l’article « Vers un statut "B" européen ? »).
À propos de cette réforme, l’un des arguments mis en avant est la lutte contre les demandes d’asile frauduleuses. Argument systématiquement invoqué et dénoncé par l’association « Algeciras acoge » qui estime que seules 8 % des demandes d’asile ne sont pas justifiées. Cette association fait d’ailleurs valoir que, sous prétexte de faire la chasse aux faux demandeurs d’asile, le risque de refuser le statut aux « vrais » augmentera nécessairement.
Mais la conséquence la plus directe de l’adhésion de l’Espagne aux accords de Schengen consiste dans le renforcement des procédés de contrôle des étrangers et de leurs déplacements. Sur ce point, l’Espagne apparaît, en raison de ses possessions territoriales au Maroc — les enclaves de Melilla et Ceuta —, comme l’un des points faibles de l’espace schengenien.
C’est pourquoi, depuis le mois d’octobre 1992, elle a organisé une surveillance de ses côtes assurée par la garde civile maritime. Parallèlement, elle a mis en place un système de collaboration avec le Maroc. Les autorités espagnoles ont déjà identifié une vingtaine de chefs de la « mafia marocaine » impliqués dans le trafic d’achat de petits bateaux pour les candidats au départ. Une telle entraide, qui repose sur la volonté de lutter contre l’immigration clandestine et le trafic de drogue, ne va sans poser quelques problèmes, étant donné la nature du régime marocain.
L’association « Algeciras acoge » n’a pas manqué de mettre en garde le gouvernement espagnol qui se fait complice du régime « dictatorial et anti-démocratique » d’Hassan II.
Tous les efforts déployés commencent à être perceptibles puisque, selon les chiffres avancés par le gouvernement andalou, depuis le mois d’octobre, on a interpellé moins d’une centaine d’Africains entrés irrégulièrement contre 1 200 irréguliers arrêtés entre janvier et septembre 1992.
Le gouvernement espagnol a aussi renforcé le contrôle de Ceuta et Melilla, considérées à tort ou à raison comme les bases d’opérations d’« agences de voyages » pour l’immigration clandestine. Les autorités estiment que 8 000 à 10 000 candidats au départ seraient concentrés au Maroc et tenteraient de se procurer les moyens de payer leur voyage
À Melilla, outre la matérialisation de la frontière par une ligne de barbelés, la douane a été dotée d’un fichier informatique connectable à court terme avec le système information Schengen.
L’application des dispositions des accords de Schengen, en ce qui concerne la maîtrise des flux migratoires, est amorcée en Espagne bien que la ratification du Traité n’ait pas encore eu lieu. Or cette ratification suppose, comme le prévoit l’article 94 de la Constitution espagnole, l’autorisation préalable des « Cortes generales ». Il en est effectivement ainsi lorsque les traités affectent l’intégrité territoriale ou portent atteinte aux droits et devoirs fondamentaux définis au titre I de la Constitution.
Pour le moment, aucune ratification n’est intervenue et aucune date n’est encore fixée. Le protocole d’adhésion est néanmoins provisoirement applicable depuis le 26 juin 1991. L’absence de ratification ne remet pas en cause la mise en place des mécanismes prévus par le Traité. En revanche, un refus d’autorisation préalable des « Cortes » ou un refus de ratification rendrait inapplicables les accords de Schengen en Espagne. Éventualité peu plausible d’ailleurs, tant le consensus espagnol se manifeste clairement dans sa volonté de se conformer aux dispositions du Traité. L’Espagne, longtemps restée à l’écart de l’Europe, semble aujourd’hui prête à intégrer la construction européenne, aussi bien sur le plan juridique qu’en ce qui concerne l’évolution des mentalités.
Malheureusement, sur ce dernier point, des attentats récents contre des ressortissants dominicains installés dans des squatts de la banlieue de Madrid prouvent que les fantasmes liés à l’immigration traversent les frontières et circulent eux aussi librement en Europe.
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