Article extrait du Plein droit n° 20, février 1993
« Europe : un espace de soft-apartheid »

L’esprit des conventions

Le dispositif conventionnel en matière d’immigration a ceci de différent des réglementations nationales que l’aspect répressif qui s’en dégage n’est pas compensé par un discours lénifiant sur des mesures supposées favoriser l’intégration des communautés immigrées installées.

Les choses sont plus claires. Dans l’Europe de 1993, les avantages qu’auront à tirer les « étrangers » (au sens de Schengen, c’est-à-dire les non-européens) se réduisent à peu de choses : un visa uniforme qui devrait éviter la multiplication des démarches consulaires à ceux qui viennent en Europe pour faire du tourisme ou des affaires, et, pour les résidents dans un des pays signataires, la suppression de l’obligation de visa pour se rendre dans un autre.

Maigre bilan, au regard de la marginalisation qui les attend au sein du grand espace européen. Que celui-ci ait du mal à se mettre en place importe peu : ils n’y avaient de toute façon pas leur place.

Ce qui caractérise les accords — qu’ils aient vocation à être signés par les Douze ou qu’ils ne concernent que les membres d’un club plus restreint, comme Schengen — peut se résumer en une obsession sécuritaire commune, paradoxalement renforcée par la défiance que se vouent les « partenaires ». Au-delà des dangers mis en avant à l’origine de l’accord de Schengen — terrorisme, trafic de stupéfiants, grand banditisme — c’est bien la crainte de l’immigration incontrôlée qui pousse les États à vouloir se prémunir contre le « déficit de sécurité » créé par la suppression des frontières internes. Un souci domine en effet : se garantir contre ceux qui pourraient en profiter indûment, à savoir les ressortissants des pays qui ne font pas partie de la Communauté européenne, et parmi eux plus spécialement ceux qui, par tradition ou en fonction d’une actualité mondiale en pleine agitation, chercheraient à s’y installer.

À la lecture des conventions, traités et accords divers relatifs à la gestion de la suppression des frontières, l’« ennemi » est le migrant potentiel ou — mais fait-on encore la différence ? — le demandeur d’asile.

S’ils sont unis pour les déclarations d’intention, les États ne peuvent cependant se résoudre à lâcher du lest dans ce qui constitue le domaine-clef de leur souveraineté : le contrôle de leurs frontières nationales.

Deux préoccupations difficilement compatibles animent ainsi les signataires de ces textes : former un front commun pour résister à la pression migratoire venue d’un ailleurs menaçant, tout en préservant, au niveau de chaque État, un certain nombre de prérogatives en matière de contrôle, par peur que celui-ci ne soit pas assuré par les autres parties.

Cet antagonisme se traduit d’une part par la superposition de structures inter-étatiques consacrées à la coopération policière, d’autre part par les difficultés à faire aboutir les accords et conventions en principe conçus pour matérialiser cette coopération.

Schengen avant l’heure

Ces difficultés risquent-elles de mettre en échec une politique européenne de contrôle des flux migratoires ? C’est peu probable.

Il est vrai que, d’un côté, la perspective de la ratification a soulevé, dans certains États signataires, des résistances diverses, empêchant par là qu’un bouclage puisse être réalisé à moyen terme. On a aussi parlé du « laboratoire Schengen », dans lequel des techniques de fichage, d’échanges d’informations, de collaboration policière, seraient expérimentées pour être ensuite étendues aux Douze.

Ce que l’on constate aujourd’hui, c’est que, quels que soient les blocages formels, les travaux qui ont servi de support aux négociations ont permis l’instauration d’un climat et la mise en place de structures qui d’ores et déjà fonctionnent.

À titre d’exemple, l’organisation du système d’information Schengen (SIS) implique, d’après le texte de la Convention, son contrôle par une commission ad hoc composée d’un représentant de chaque État partie : logiquement, celle-ci ne devrait pouvoir être opérationnelle avant l’entrée en vigueur officielle de la Convention. Dans les faits, il a été décidé, lors d’une réunion des ministres de Schengen, d’instituer « à titre provisoire » une autorité de contrôle commune, dans le but non dissimulé de permettre l’élaboration du SIS.

On retrouve le même phénomène d’anticipation dans la loi française du 26 février 1992, à l’occasion de laquelle ont été votées des dispositions « d’applicationé » de la Convention de Schengen, alors même qu’à l’époque, seule la France avait ratifié celle-ci [1].

On pourrait résumer rapidement en disant que, ratification ou non, Schengen, ou plutôt l’esprit de Schengen, existe déjà.

Il est éclairant, à ce sujet, de se référer au rapport des ministres de l’immigration des Douze [2] au Conseil européen de Maastricht sur la politique d’immigration et d’asile, daté de décembre 1991 [3]. L’harmonisation des politiques d’immigration y est présentée comme une nécessité impérieuse, dans la perspective de l’avènement de l’espace européen sans frontières prévu par le Traité d’Union et l’Acte unique.

Plusieurs arguments viennent à l’appui de cette thèse.

Le premier repose sur une analyse des conventions « en chantier », celle dite de Dublin et celle relative au franchissement des frontières extérieures. Dans une formule pour le moins significative, « leur effet en est finalement beaucoup plus grand qu’on ne l’avait peut-être pensé à l’origine » (précisons bien que ces textes ne sont pas ratifiés par tous les partenaires, donc non encore en vigueur), les rédacteurs du rapport s’appuient sur les conséquences à prévoir de ces conventions pour justifier l’harmonisation « du fond » de la politique d’asile et de la politique d’immigration. Ainsi, dans une sorte de fuite en avant, on légitime un programme de travail futur par un programme engagé, mais non abouti, dont on feint de mesurer seulement la portée.

Évocation de grands principes

Le second argument fait référence à la tradition européenne de justice sociale et de respect des droits de l’homme, qui rend nécessaire et doit guider une unification des réglementations dans l’Europe de demain. Dans cet esprit, le regroupement familial est présenté, à titre d’exemple, comme un des éléments de la politique d’immigration se prêtant à l’harmonisation, en fonction notamment des principes fournis par l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme relatif au droit à une vie familiale normale. De même, le rapport relève que l’article 3 de cette Convention (« nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ») pose des limites aux possibilités d’éloignement des étrangers, qui doivent mener à l’adoption dans ce domaine d’une politique « souple, humaine, mais qui demeure efficace ».

Cependant, sur ce point, l’analyse ne dépasse pas le seuil des considérations générales. De fait, ce sont essentiellement les caractères restrictifs de l’uniformisation qui font l’objet de développements importants.

En effet, le principal argument qui, pour les ministres européens de l’immigration, milite en faveur de l’harmonisation, est tiré du constat que la « pression d’immigration » se renforçant, bien que de façon inégale, pour tous les États membres, les politiques nationales jusqu’alors menées ne sont plus adaptées pour y répondre ; il faut donc trouver une réponse commune à ce problème, « pour éviter que la politique d’un État membre ait des incidences négatives sur celle des autres » (sic).

Les thèmes considérés comme prioritaires, dans cette logique, sont les politiques d’admission, le traitement de l’immigration illégale, l’éloignement, et la politique d’asile qui bénéficie de la place de choix dans le rapport.

C’est bien le même état d’esprit qui a guidé les travaux préparatoires à la réunion, à Londres, des ministres de l’immigration des Douze les 30 novembre et 1er décembre 1992. Au programme de cette rencontre était prévue l’adoption de plusieurs résolutions [4] relatives à l’immigration familiale, à l’accès à l’emploi et à l’asile politique entre autres. En fait, seul ce dernier point a donné lieu à entente : les ministres ont pu parvenir à se mettre d’accord sur trois résolutions (concernant la notion de demandes manifestement infondées, les pays tiers de premier accueil et les pays « sûrs ») ; en revanche, ils ont renvoyé à l’ordre du jour de leur prochaine réunion [5] les thèmes de l’emploi et du regroupement familial, les travaux dans ces domaines n’ayant pas suffisamment avancé.

Ce qui avance, donc, c’est bien la recherche de solutions « harmonisées » pour répondre à la principale préoccupation actuelle des États membres de la Communauté européenne, à savoir la gestion des demandeurs d’asile. Les « ratés » conventionnels, dans ce contexte, ont relativement peu d’importance. Les travaux se font en dehors des structures classiques et, plus efficacement, au niveau de rencontres intergouvernementales par ailleurs caractérisées par une absence de transparence et de contrôle démocratique. En dépit des critiques répétées de la Commission des communautés européennes et du Parlement européen (cf. article « Les semonces du Parlement européen ») la politique d’immigration devient, de plus en plus, une politique du fait accompli.

Actuellement, trois textes conventionnels ayant des incidences sur la circulation des ressortissants des États tiers sont en cours de ratification ou de signature. Deux d’entre eux ont été conçus au niveau des Douze : il s’agit de la convention relative au franchissement des frontières et celle de Dublin. Pour l’instant, la convention de Schengen n’a pas une vocation aussi large, mais plusieurs États se sont progressivement ralliés au groupe initial.

Par ailleurs, le traité sur l’Union européenne (signé à Maastricht le 7 février 1992) introduit au sein de l’Union, la notion de coopération dans les domaines de l’immigration et de l’asile.

Enfin, des accords séparés entre États de la Communauté et pays tiers, s’ils ne prévoient pas de libre circulation pour leurs ressortissants, instaurent certaines facilités d’établissement et rappellent l’égalité de traitement en matière de protection sociale.




Notes

[1Pour le détail de ces dispositions, voir Plein droit n° 17, « Un patchwork de mesures ».

[2Pour la France, le représentant est le ministre de l’Intérieur.

[3Groupe ad hoc immigration SN 4038/91 WGI 930.

[4« Résolutions » dont la nature juridique n’est pas claire : les États sont censés, à terme, mettre leur réglementation en conformité avec elles, mais sans que ni délais ni moyens de contrainte ne soient prévus à cet effet.

[5À Copenhague, les 1er et 2 juin 1993.


Article extrait du n°20

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Dernier ajout : vendredi 23 mai 2014, 15:55
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