Article extrait du Plein droit n° 6, janvier 1989
« Les demandeurs d’asile »

Canada : de nouvelles lois très contestées

Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? Ce pourrait être la devise de la plupart des pays occidentaux en matière d’asile (encore que les mécanismes tendent à se simplifier dangereusement). Ce pourrait également être la devise de la plupart des États de forme fédérale. La politique de l’asile au Canada n’échappe pas à cette norme et la situation des demandeurs de statut de réfugié y est particulièrement confuse en ce moment.

Tout d’abord, le Canada est un État fédéral et sa constitution prévoit une répartition des compétences législatives entre l’État central et les Provinces. Prenons l’exemple du Québec. Les relations internationales sont de compétence fédérale, mais le Québec entretient des relations diplomatiques propres avec de nombreux pays. L’immigration (les réfugiés sont une des catégories d’immigrants au sens de la loi canadienne) est une compétence partagée.

Traditionnellement, le gouvernement fédéral « occupait » seul ce champ de compétence, mais depuis vingt ans, le Québec a réclamé et obtenu sa part de pouvoir décisionnel. Aujourd’hui, une entente entre les deux paliers de gouvernement prévoit que, si Ottawa reste maître de l’entrée des étrangers sur le territoire canadien (contrôles de santé et de sécurité), le Québec a le rôle principal dans la sélection socio-économique des immigrants (dont les réfugiés) qui se destinent à y résider.

Tout étranger qui se présente à la frontière canadienne sans la documentation requise pour être autorisé à entrer sur le territoire est présumé vouloir immigrer et obtenir la résidence permanente. Compte tenu de l’isolement géographique du pays, c’est par les aéroports et la frontière américaine qu’arrivent le plus fréquemment les demandeurs d’asile. L’application de la loi canadienne de l’immigration est en jeu : Ottawa est alors seul compétent. Cette loi prévoit un mécanisme de reconnaissance du statut de réfugié. Par contre, une fois que le demandeur d’asile est admis sur le territoire, en attendant une décision sur sa demande de reconnaissance du statut, sa condition sociale est régie, pour l’essentiel, par les lois provinciales (lesquelles sont au Québec assez favorables).

La confusion vient aussi de ce que la loi canadienne actuelle sur l’immigration, qui date de 1976, est essentiellement tournée vers les questions d’immigration. La procédure de reconnaissance du statut est une simple dérivation de la procédure prévue pour le traitement des immigrants qui se présentent sans la documentation appropriée.

Un engorgement bien connu

Au Canada comme en France, personne n’avait prévu, ou voulu prévoir, l’explosion actuelle des demandes de reconnaissance de statut de réfugié. De quelques centaines en 1976, leur nombre est passé à plus de 30 000 en 1987, et ce malgré une politique restrictive au niveau des visas : dès que le nombre des demandeurs d’asile en provenance d’un pays commence à augmenter, le gouvernement impose un visa aux ressortissants de ce pays (ainsi, en septembre 1988, pour Panama).

Le système de reconnaissance du statut de réfugié ne traite en moyenne que 4 000 dossiers par an (sauf une accélération en 1987 - près de 8 000 dossiers - mais accompagné d’une chute dramatique du taux de reconnaissance : de 30 % en moyenne à moins de 15 %). D’où un engorgement complet des instances de reconnaissance : actuellement, le retard est estimé à près de 60 000 dossiers. Le lecteur français ne se sentira pas totalement dépaysé.

Entre 1981 et 1985, devant la nécessité d’une réforme du mécanisme, trois rapports sont successivement commandés par le ministre fédéral de l’Immigration à des spécialistes de la question. Aucune proposition n’est appliquée. Anticipant sur la réforme (qui devait intervenir sous peu !) et dans l’espoir d’éponger une partie de l’énorme arriéré avant son éventuelle entrée en vigueur, le ministre met en place en septembre 1986 une procédure accélérée de traitement des demandes présentées avant le 21 mai 1986 : 25 000 dossiers seront traités par cette voie au cours de la première année. Mais, faute d’une réforme, l’arriéré accumulé par la procédure normale se remet à croître.

Le 11 août 1986, un navire de pêche récupère au large de Terre-Neuve 155 Tamouls dérivant dans le brouillard dans des canots de sauvetage. Aux fonctionnaires de l’Immigration, ils déclarent être des « boat-people » et demandent l’asile. Quelques jours plus tard, on apprend qu’ils sont depuis plusieurs années pensionnaires de camps allemands et ont tout vendu pour suivre les sirènes d’un « passeur » audacieux qui les a largués à 20 km des côtes.

Dans tout le pays, cette affaire, très médiatisée, soulève une tempête. La plupart des Canadiens ignorent à peu près tout des réalités de l’exil et sont profondément choqués de voir que l’on peut ainsi « sauter la queue » en ne respectant pas les procédures de sélection des immigrants, alors que tant de gens « dignes » d’immigrer attendent encore, abuser donc de la traditionnelle (!) hospitalité canadienne et mentir aussi effrontément au gouvernement démocratique de notre très gracieuse Majesté !

Le 12 juillet 1987, à l’aube, 174 Sikhs débarquent encore illégalement sur les côtes de Nouvelle-Écosse (certains demandent à un chauffeur de taxi effaré de les conduire à Toronto située à près de 1200 km). Il se révèle qu’ils proviennent encore d’Allemagne. La fièvre de l’été précédent reprend : l’opinion publique et les médias dénoncent l’incapacité du gouvernement à faire respecter la loi (!). Le ministre de l’Immigration convoque alors le Parlement en session d’urgence, en plein milieu des vacances parlementaires, pour débattre de deux projets de loi (n° C-55 et C-84), très restrictifs, qui modifient en profondeur la loi de l’immigration. Il espère les faire adopter en quelques jours. Ils ne le seront qu’un an après, sous l’autorité d’un nouveau ministre.

Un avenir incertain et menaçant

Entre-temps, ces projets de loi sont longuement étudiés en commissions parlementaires, à la Chambre des Communes et au Sénat. Ces commissions ont reçu les mémoires et les témoignages oraux d’une centaine d’organismes (HCR, IATA, Amnesty International, églises, barreaux, organismes communautaires, syndicats, ...) et toutes ces interventions, à l’exception de celles des représentants du ministère, ont très sévèrement critiqué ces projets. Plusieurs mémoires érudits ont mis sérieusement en doute la constitutionnalité de nombreuses dispositions au regard de la Charte canadienne des droits et libertés, et les Églises ont promis des recours judiciaires massifs s’ils étaient mis en vigueur (tout citoyen intéressé peut, en tout temps, contester la constitutionnalité d’un texte qui met en cause les droits qui lui sont garantis par la Charte).

Le ministre ne tient aucun compte des critiques et, après un an de guérilla avec le Sénat (où l’opposition est majoritaire), le 21 juillet 1988, les deux projets deviennent lois, avec de nombreux amendements mineurs, mais sans changement important dans leur orientation. Le ministère se prépare à les appliquer dès le 1er janvier 1989. En conséquence, depuis plus d’un an, l’expectative est générale : tout marche au ralenti, d’autant plus que de nombreux fonctionnaires ont été déplacés des anciennes instances pour préparer la constitution des nouveaux organismes. L’arriéré s’est donc considérablement aggravé. De plus, le texte des lois telles qu’elle ont été votées (elles occupent plus de cent pages à elles deux) n’est disponible que depuis peu.

Huit ans d’attente...

La loi en vigueur jusqu’à présent s’est avérée, pour les demandeurs d’asile, tout à fait inadéquate. Neuf niveaux décisionnels peuvent se succéder. En gros, le mécanisme est le suivant. Le demandeur d’asile se présente au point d’entrée sans la documentation requise. Il est entendu par un agent d’immigration qui décide de son inadmissibilité, puis en réfère à son supérieur qui confirme et envoie le dossier à un arbitre. Celui-ci tient une enquête pour déterminer si la personne doit être renvoyée, décision qu’il est seul à pouvoir prendre. La demande de reconnaissance de statut de réfugié se fait à ce moment. L’arbitre suspend l’enquête et envoie le dossier au Comité consultatif sur le statut de réfugié (CCSR), qui l’étudie et remet un avis au ministre.

Jusqu’à tout récemment, les avis étaient systématiquement suivis d’une décision conforme, mais la pression de l’opinion publique a poussé l’entourage du ministre à conseiller plus de sévérité que ne paraissait en montrer le CCSR. En cas de décision négative du ministre, l’intéressé peut faire appel devant la Commission d’appel de l’immigration (CAI), puis devant la Cour fédérale (tribunal administratif compétent pour toute matière relevant du droit fédéral), enfin devant la Cour suprême du Canada. Toute cette procédure peut prendre jusqu’à huit ans. Et depuis quelques mois, tout est pratiquement bloqué.

Beaucoup trop complexe et inadapté, ce mécanisme présente toutefois quelques avantages, dont le principal est celui de l’accès universel  : toute personne qui demande l’asile est entendue sur le fond de sa demande. L’arbitre entend la déclaration sous serment du demandeur, en transmet copie au CCSR qui, sur dossier uniquement, propose un avis au ministre. Mais la CAI est tenue (suite à une décision de la Cour suprême rendue en 1984 en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés), d’entendre le demandeur d’asile qui souhaite présenter sa défense oralement.

Le nouveau système remédie à certaines lacunes. Ainsi, la procédure de demande d’asile est mieux séparée de la procédure d’immigration. Une nouvelle Commission est créée, divisée en deux sections : celle de l’immigration et celle du statut de réfugié. Contrairement au CCSR, celle-ci entend le réfugié. L’appel se fait directement devant la Cour fédérale. Il y a donc, a priori, moins d’étapes. De plus, la section du statut est dotée de plus de moyens, en matériel et en personnel. Les délais de décision prévus sont nettement raccourcis.

De sévères mesures de dissuasion

Par contre, des défauts fondamentaux affectent le nouveau mécanisme. Ainsi, des filtres sont placés à l’entrée du système : si le demandeur vient d’un pays tiers qui respecte le principe de non-refoulement (pays dont la liste est fixée par règlement !!) et offre une possibilité de reconnaissance du statut, ou si sa demande n’a pas un « minimum de fondement » (selon quels critères ?), il est renvoyé : l’accès universel à une audience sur le fond de la demande est donc supprimé.

Les droits d’appel de toutes les décisions prises au cours de cette procédure sont extrêmement restreints.

Les peines pour les infractions à la loi sont considérablement renforcées : les règles sur les « passeurs » menacent même le travail des organismes bénévoles qui aident les demandeurs d’asile à entrer au Canada.

La durée de la détention préventive est considérablement allongée : jusqu’à 28 jours sur décision du ministre sans justification.

Les pouvoirs de fouille et de saisie sont augmentés.

Les transporteurs se voient imposer, entre autres, la responsabilité de vérifier la valeur des documents des personnes qu’ils transportent, ce qui n’entre manifestement pas dans leur compétence. Les navires transportant des personnes sans droit d’entrer au Canada pourront être arraisonnés et reconduits en haute mer.

Et les premières nominations à la nouvelle commission font douter de sa future compétence : les membres les plus indépendants du CCSR (en particulier son président) ont été remerciés et les affinités politiques sont manifestes.

Presque tout est à l’avenant. La réforme est difficilement acceptable en l’état : elle est à la fois disproportionnée par rapport aux problèmes qui se posent, et inconstitutionnelle dans beaucoup de ses dispositions.

On attend de voir si cet arsenal aura les effets souhaités de célérité et de dissuasion. Les recours en inconstitutionnalité risquent de paralyser longtemps encore l’efficacité du système. Et nul ne sait ce que sera la jurisprudence de la nouvelle commission.

Nous espérons tous la fin de cette crise de paranoïa aiguë. Les plus anxieux restent bien sûr les demandeurs d’asile en attente d’une décision.



Article extrait du n°6

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Dernier ajout : mardi 27 mai 2014, 17:40
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