Article extrait du Plein droit n° 6, janvier 1989
« Les demandeurs d’asile »
Interview de Jean Brouste, ancien directeur de l’OFPRA
Propos recueillis par Jean Quatremer
Libération
Il faut dire que la démission de Jean Brouste a été mal ressentie par l’actuel gouvernement, qui estimait en substance que le changement de majorité était à lui seul un remède aux maux dont souffrait l’OFPRA. On peut en douter, les gouvernements socialistes de la période 1981/1986 n’ayant guère agi en ce domaine.
Reste que son départ brusqué a fait prendre conscience de l’urgence du problème au gouvernement Rocard. Un ministre, Edwige Avice, a été spécialement chargée du dossier réfugiés et plusieurs mesures financières ont déjà été décidées (13 millions de francs en comptant les sommes inscrites au budget 1988, dont la plus grande partie devrait être consacrée à des créations de postes).
Le gouvernement ayant écarté - pour l’instant - toute idée de réforme de la procédure, François Dopffer devrait mettre en œuvre des améliorations matérielles permettant d’en accélérer le cours. La commission des recours ne devrait pas non plus être oubliée (voir Libération du 13 juillet 88). Bref, toutes choses que souhaitait Jean Brouste et qu’il n’aurait sans doute pas obtenues en restant à son poste. Il dresse ici un bilan du droit d’asile en France et explique les raisons qui l’ont poussé à démissionner.
Le nombre des demandes d’asile est passé d’environ 1 600 en 1973 à plus de 27 500 en 1987. Comment s’est faite cette progression ?
Par paliers successifs. Un premier bond s’est produit en 1975/1976 : de 2 000 demandes de statut de réfugié enregistrées par l’OFPRA en 1974, on est passé à 8 500 en 1975 puis à 18 500 en 1976. Les demandes se sont maintenues à ce niveau jusqu’en 1982 où un nouveau palier a été atteint avec 22 500 demandes contre 19 800 l’année précédente. Enfin, en 1985, nouveau bond qui nous a conduit au chiffre record de 28 900. 1988 devrait marquer une nouvelle progression : sur la base du premier trimestre écoulé, nous devrions dépasser les 32 000 demandes.
Ces trois paliers ont-ils correspondu à une aggravation de la situation des droits de l’homme dans le monde ?
Les années 1975/1976 ont été incontestablement marquées par une dégradation des droits de l’homme dans certains pays (Vietnam, Cambodge, Chili, etc.). Mais cette période a aussi été celle de l’arrêt de l’immigration économique dans les pays occidentaux. La tentation d’utiliser le biais du statut de réfugié pour s’installer dans ces pays est donc devenu forte. La coïncidence de ces deux phénomènes explique l’accroissement des demandes d’asile à cette époque.
En revanche, le bond de 1982 et surtout de 1985 s’explique plus par des raisons économiques que politiques, notamment en ce qui concerne le flux en provenance d’Afrique noire. Mais d’autres facteurs ont joué comme la guerre à Sri-Lanka qui a entraîné un afflux de Tamouls en 1982/1983.
Quelles sont les nationalités les plus représentées parmi les 177 000 réfugiés statutaires ?
Principalement les Asiatiques, qui sont au nombre de 100 000, et dont la plupart sont originaires du Vietnam, du Laos et du Cambodge. On compte aussi 10 000 Latino-américains, 10 000 Africains (dont la moitié de Zaïrois) et 50 000 Européens.
Et parmi les 27 000 personnes qui ont demandé l’asile en 1987 ?
1 400 Cambodgiens, 1 300 Laotiens et 1 500 Vietnamiens ont demandé le statut de réfugié. Toujours parmi les Asiatiques, on dénombre aussi 1 400 Sri-Lankais et 1 300 Chinois.
Les demandes de personnes originaires d’Amérique latine ont fortement diminué du fait du rétablissement de régimes démocratiques dans la plupart des pays de cette région, en dehors du Chili (275 demandes). De même, un fort courant d’Haïtiens persiste : 650 demandes. En tout, l’Amérique latine ne fournit plus que 1 300 demandes par an.
En revanche, l’Afrique représente plus de la moitié des demandes en 1987 avec près de 10 500 dossiers déposés. Les principales nationalités représentées sont les Zaïrois (3 500), les Angolais (1 200), les Maliens (800) et les Cap-Verdiens.
L’Europe représente près de 7 000 demandes dont 5 500 proviennent de Turcs, 500 de Polonais et 500 de Roumains.
Quel est le pourcentage de rejet des demandes par l’OFPRA ?
Ce pourcentage a considérablement augmenté : il est de 67 % en 1987 contre 30 % en 1983. La distorsion est très forte selon la nationalité du demandeur : on peut aller de 100é% de rejet à 100 % de reconnaissance. Cela n’a rien à voir avec le régime politique d’origine ; mais il est de plus en plus fréquent que la demande émane de ressortissants d’un pays dont la situation ne justifie en rien que l’on accorde le statut.
L’OFPRA n’interprète-t-il pas restrictivement la Convention de Genève en exigeant des preuves matérielles de persécution ?
Une certaine rapidité dans la rédaction de nos décisions a pu donner cette impression. En fait, nous demandons simplement que la personne nous convainque qu’elle a vraiment des raisons personnelles de crainte. Mais nous ne demandons pas des documents. À la limite, c’est même le contraire : nous avons une telle abondance de faux documents qu’un dossier très documenté suscite plus d’inquiétude que l’inverse.
Et surtout, seuls les rejets sont connus. Si les décisions de reconnaissance du statut l’étaient, on s’apercevrait que nous accordons le statut à des personnes n’ayant aucun document mais qui ont pu prouver au cours d’un entretien que leur situation concordait avec ce que l’Office connaît du pays, que ce qu’elles disaient de leur engagement politique, par exemple des persécutions subies, des conditions de départ, correspondait à une situation vraisemblable.
À vous entendre, l’augmentation des demandes d’asile est due, en grande partie, à des détournements de procédure ?
Actuellement, près de la moitié des demandes d’asile, les trois quarts pour certaines nationalités, relève en fait de l’immigration économique. Mais ce détournement de procédure n’a rien de choquant en soi, sauf lorsqu’il prend l’aspect de fraudes organisées, qui restent relativement rares : les gens essaient de s’en sortir et de trouver un moyen d’améliorer leurs conditions de vie en émigrant. Et comme l’on ne peut plus entrer en France par la voie normale, on le fait par d’autres moyens. La procédure de demande d’asile étant actuellement assez longue, les étrangers savent que, pendant 2, 3 voire 4 ans, ils auront une autorisation de séjour, plus, mais c’est accessoire, certains droits sociaux.
Pourtant, les nationalités qui alimentent traditionnellement les courants migratoires (pays du Maghreb, notamment) sont très peu représentées parmi les demandeurs d’asile et les réfugiés statutaires. Or s’il y avait détournement, on devrait logiquement les y trouver en grand nombre.
Le détournement de procédure n’est pas le fait de toutes les nationalités. Ainsi, il est vrai que les nationalités qui ont fourni à la France de forts contingents de main-d’œuvre ont peu utilisé la procédure de demande de statut. Par contre, elle a été systématiquement utilisée par d’autres nationalités, tels les Cap-Verdiens, alors que la situation dans leur pays d’origine est une des plus satisfaisantes en Afrique sur le plan des droits de l’homme.
Les Nigérians ou les Ghanéens utilisent aussi cette procédure. Et d’autres nationalités commencent à le faire. Par exemple les Maliens. En avril 1988, l’OFPRA a enregistré 215 demandes de Maliens, 216 en mars, alors qu’il n’y en avait que 60 par mois en moyenne en 1987, 26 en 1986 et 10 en 1985. Or, la situation politique du Mali ne justifie en rien cette augmentation.
On peut voir là un effet induit du charter des 101 Maliens : pour stabiliser leur séjour en France, ils utilisent le biais de l’asile. Le même phénomène commence à apparaître pour le Sénégal ou la Côte d’Ivoire.
Est-ce que ces personnes savent dès le départ qu’elles ne pourront obtenir le statut de réfugié ?
Elles ne se font aucune illusion sur le résultat final de leur demande. Mais ce n’est pas parce que l’on est ressortissant de tel ou tel État, qu’a priori l’on ne peut être persécuté. C’est à l’OFPRA de rechercher les cas qui relèvent de la Convention de Genève. L’Office ne prétend par à l’infaillibilité en ce domaine. Nous pouvons parfaitement rejeter des demandes fondées - mais la Commission des recours est là pour éviter ce type d’erreur. À l’inverse, il se peut que nous accordions le statut à des gens qui n’y ont pas droit. Ce qui a un effet d’entraînement : si mon voisin a eu le statut, pourquoi pas moi ? J’espère que nous ne nous trompons pas trop souvent.
Quels sont les moyens pour remédier à ces détournements de procédure ?
Si nous voulons éviter que notre système de protection des réfugiés ne soit remis en cause par des mesures trop brutales qui le videraient de son contenu, il faut décourager ces gens qui s’adressent à nous uniquement dans l’espoir de se maintenir quelque temps sur le territoire français. Il existe un moyen simple : répondre très rapidement et très équitablement aux demandes d’asile. L’ensemble du processus, Commission des recours comprise, devrait être ramené à un délai de 4 à 8 mois. Aujourd’hui, du fait des retards accumulés, cela peut prendre plusieurs années.
Avec des délais plus courts, l’immigrant économique n’aura plus aucun intérêt à se signaler aux autorités de police, à entreprendre des démarches compliquées, pour se maintenir si peu de temps. Nous avons testé ce système sur les dossiers des Cap-Verdiens que l’OFPRA rejette dans 99,9 % des cas, en appliquant une procédure très rapide tant à l’Office qu’à la Commission des recours. En quelques mois, le nombre des demandes passait de plus de 100 à moins de 50 par mois.
Même chose pour les Chinois de la province de Zhe Jiang, au sud de Canton : alors qu’ils ne représentaient qu’une dizaine de demandes par mois, l’OFPRA a enregistré 137 demandes en mars 1987, 192 en avril, 404 en mai. Ces Chinois faisaient valoir, non pas des persécutions politiques, mais leur opposition à la politique chinoise de contrôle des naissances. Quelles que soit la valeur de ce motif, il n’entre pas dans le champ de la Convention de Genève. Après application de ce processus d’examen rapide, le nombre de ces demandes est redescendu à une vingtaine par mois.
Si l’OFPRA et la Commission des recours en avaient les moyens, nous pourrions généraliser ce système. Ce qui ne veut pas dire que l’examen des dossiers serait superficiel, bien au contraire. Avec plus de personnel, les entretiens individuels pourraient être multipliés alors qu’aujourd’hui moins de la moitié des demandeurs sont entendus.
Pour faire face à l’augmentation des demandes d’asile, une simple augmentation des moyens de l’OFPRA suffirait et non pas une réforme radicale de la procédure ?
Je ne vois pas quel miracle pourrait remplacer notre système de protection des réfugiés. Bien des projets de réforme ont été envisagés : fondre la Commission des recours et l’OFPRA en une seule instance, forcer les demandeurs d’asile à se présenter à certains postes-frontières et non plus aux préfectures, prendre leurs empreintes digitales pour décourager certaines fraudes, restreindre voire supprimer les droits sociaux, etc.
Toutes ces solutions ont été essayées dans d’autres pays occidentaux confrontés aux mêmes problèmes que nous, avec parfois des chiffres bien plus importants (il y a eu jusqu’à 100 000 demandes d’asile en RFA en 1986). Ces mesures coercitives n’ont guère eu d’effets.
Résultat : des pays qui créent aujourd’hui un système, comme la Belgique ou le Canada, en adoptent un très proche du nôtre. C’est pourquoi je suis surpris de voir réapparaître constamment ces projets de réforme présentés comme des panacées. Essayons plutôt d’améliorer le fonctionnement de notre système en lui donnant des moyens supplémentaires.
Tout est donc affaire d’argent ?
Les pays confrontés au problème des réfugiés n’hésitent pas à y consacrer des moyens considérables. Un exemple : en RFA, 200 agents de l’office allemand traitent une dizaine de dossiers par semaine. En France, nos 60 « officiers de protection » en traitent plus d’une vingtaine par semaine. Il faudra qu’un jour ou l’autre le gouvernement français comprenne la nécessité, s’il veut régler ce problème, d’y mettre les moyens, notamment en personnel. Mais il ne le fera que s’il abandonne le fantasme de la solution miracle.
Un audit commandé par le ministre des Finances du gouvernement précédent à un cabinet privé aboutit pourtant à des conclusions exactement inverses des vôtres.
Cet audit n’a pas été fait dans les conditions d’objectivité souhaitables. Les auditeurs sont venus pour démontrer que l’OFPRA ne rendait pas assez de décisions faute d’utiliser correctement ses moyens. Et, bien sûr, ce sont leurs conclusions. L’Office a obtenu des augmentations de crédits importantes, de l’ordre de 10 millions de francs sur un budget de 30 millions, mais uniquement en investissement matériel (informatique, aménagement des bureaux, service de documentation, etc.). Ces investissements seront les bienvenus mais ne donneront pas à l’OFPRA une capacité supplémentaire d’instruction des dossiers : la machine à sélectionner les demandeurs n’a pas encore été inventée !
Exiger que les agents de l’OFPRA traitent plus de dossiers par semaine, c’est transformer l’attribution du statut en une loterie. Et toute loterie est attractive. Nous obtiendrions un résultat opposé à celui que l’on espère.
Je n’ai donc pas été entendu et c’est la raison pour laquelle je quitte l’OFPRA. Je ne veux pas assumer la responsabilité de l’opération en cours. Car l’on ne manquera pas de dire que le budget de l’OFPRA a été augmenté de 30 % sans résultat notable. J’espère simplement que ma décision de départ, que j’ai prise à regret, contribuera, si peu que ce soit, à faire comprendre que nous sommes engagés dans une impasse.
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