Article extrait du Plein droit n° 6, janvier 1989
« Les demandeurs d’asile »

Une frontière bien gardée...

Au cours d’un entretien avec un officier de quart à la police de l’air et des frontières, nous avons tenté de faire le point sur l’accueil des demandeurs d’asile à la frontière. Comment sont enregistrées les demandes d’asile ? À qui incombe la responsabilité d’instruire les dossiers ? Qui prend en charge le solliciteur d’asile non encore admis sur le territoire français et attendant le feu vert des autorités pour franchir la frontière et quitter cette mystérieuse zone internationale ?

Contrairement à l’ensemble de la police, la PAF est peu syndiquée : 30 % contre 80 %, taux faible dont les raisons peuvent être la fréquence des nominations à la PAF comme premier poste pour les policiers sortant directement de l’école, et l’esprit maison caractérisant ce service et qui restreint le besoin de syndicalisation.

La police, qu’elle soit en civil ou en tenue y fait le même travail qu’ailleurs. La hiérarchie semblerait moins forte et la répartition des tâches simplifiée : le gardien de la paix s’occupe du contrôle de base à la frontière, relayé par l’officier de quart en cas de défaut des documents exigés ou de suspicion d’immigration clandestine. La PAF d’Orly est « orchestrée » par quatre commissaires dont un divisionnaire et un responsable de la frontière. Parmi les quelque 500 policiers affectés à cet aéroport, certains sont donc chargés de canaliser les arrivées, d’effectuer un premier tri. Le mauvais accueil et les tensions ne sont pas rares, ce qui n’est pas sans influencer le comportement des demandeurs d’asile « potentiels », réticents à se déclarer comme tels.

Comme toute personne arrivant en France, les demandeurs d’asile doivent franchir un premier filtre de contrôle. Rarement en règle par définition, la plupart n’ignorent pas les difficultés qu’ils auront à franchir ce cap préalable. Diverses situations peuvent se présenter :

  • soit l’étranger, qui n’a pas encore le statut de demandeur d’asile s’il n’a pas officialisé sa demande, est démuni de tout papier d’identité ;
  • soit, et ce serait le cas le plus fréquent, il dispose d’un passeport sans visa ;
  • soit encore, le passeport détenu parait falsifié : gare alors aux éventuelles poursuites devant le tribunal correctionnel...même si on finit par reconnaître sa qualité de réfugié. Et pourtant, conformément à la Convention de Genève, on ne peut poursuivre un demandeur d’asile pour usage de faux dans la mesure où ses papiers falsifiés lui ont sans doute permis de s’enfuir de son pays.

Dans toutes ces hypothèses, il est acheminé automatiquement vers l’officier de quart dont la fonction se résume à une question : la raison du défaut de passeport et/ou de visa. Question importante sinon déterminante puisque l’objectif est de permettre l’enregistrement et l’officialisation de la demande d’asile. Question essentielle pour parer à une menace de refoulement.

Dès que la demande d’asile est enregistrée, le travail de l’officier de quart cesse. Commencent alors les investigations de la section dite « de documentation et d’information ». Ce service, qui dispose d’un certain nombre de « fichiers », se charge de prendre des « contacts », d’interroger les étrangers sur leur situation personnelle... bref, traite rapidement les dossiers en trois ou quatre heures. Le service central PAF rassemble alors toutes ces informations afin de saisir la Direction des Libertés publiques et des Affaires juridiques au ministère de l’Intérieur.

Certes, les moyens accordés à l’officier de quart à la frontière sont limités quant à l’instruction et à l’appréciation de la demande d’asile en tant que telle mais son intervention préalable n’est pas sans effet. Il peut ventiler les arrivées d’étrangers démunis des papiers exigés : ceux qui ne se déclareront pas comme solliciteurs d’asile sont directement non admis. Un pouvoir de fait important dont la PAF essaie de relativiser l’ampleur en insistant sur son caractère provisoire, la personne non admise pouvant se retrouver le lendemain à la section d’information. Reste qu’il faut vaincre les peurs, les craintes suscitées par les uniformes, les problèmes de compréhension qui freinent les demandes d’asile.

Il est difficile de cerner avec précision le contenu des interrogatoires menés par les officiers de quart. Ont-ils, comme ils le prétendent, l’habitude et la technique adéquates pour repérer le demandeur d’asile du premier coup d’œil ? Il est quand même permis d’imaginer que le conditionnement et les consignes qu’ils reçoivent modifient sensiblement leurs intuitions.

La présence d’interprètes s’avère un élément décisif, au delà de la nécessaire compréhension mutuelle. Face aux risques d’abus, ils peuvent, en effet, jouer le rôle de garde-fous prêts à récupérer une demande mal formulée ou mal entendue. Pourtant, on ne peut que constater leur nombre insuffisant à Orly comme à Roissy.

La Direction des Libertés publiques a tendance à étudier de plus en plus longuement les dossiers transmis par le service central PAF. Preuve de sérieux dans l’instruction des demandes, peut-être, mais abus de droit quand on se permet de laisser en attente un étranger, solliciteur d’asile, une, deux, voire trois semaines en zone internationale - cette zone dont on nie l’existence pour les départs forcés d’étrangers, mais qui est pleinement reconnue quand il s’agit de nouveaux arrivants, non encore autorisés à franchir la frontière (cf.encadré).

Cette contradiction juridique évidente est bien utile pour justifier des pratiques contestables. D’un coté, il faut accompagner les étrangers récalcitrants et les « aider » à monter dans l’avion, de l’autre, il faut pouvoir maintenir le demandeur d’asile le temps nécessaire à l’instruction en dépit de l’article 35 bis de l’ordonnance de 1945, qui n’autorise la rétention que pendant 7 jours, et après intervention du juge judiciaire [1]. L’étranger est donc « sous douane » tant qu’il n’a pas été statué sur son sort.

Cette rétention non officielle, qui porte atteinte à la liberté individuelle, a toutes les apparences d’une détention arbitraire et soulève une série de problèmes matériels : qui va prendre en charge les frais de nourriture ? Où dormir, les banquettes de la zone de transit n’étant pas le summum du confort ? enfin, à qui imputer la responsabilité d’un accident « au cas où » ?

Les exemples de maintien abusif en zone internationale tendent à devenir de plus en plus fréquents. Faut-il y voir un signe de meilleure transparence et de relations plus approfondies avec un certain personnel travaillant dans les aéroports ou un moyen d’écarter rapidement des demandes qu’on juge a priori insusceptibles de déboucher sur le statut de réfugié... Il y a alors un empiétement sur les compétences réservées à l’OFPRA, seul organisme habilité à accorder ou non ce statut.

Revenons à des considérations plus pratiques : l’étranger attend, démuni d’argent, qu’on veuille bien décider de son admission sur le territoire français. La PAF essaie dans un premier temps de le faire prendre en charge par la compagnie aérienne. À titre exceptionnel, elle s’adresse au prêtre ou au pasteur, qui disposent de quelques subventions à cet effet. Mais il n’est pas rare que certains policiers finissent par participer, gracieusement, à ses frais de nourriture.

Quelques officiers de quart agacés par cette situation préconisent de forcer les compagnies aériennes à poursuivre la prise en charge des voyageurs puisqu’elles n’auraient pas entièrement exécuté leurs obligations (les étrangers n’ont pas encore franchi la frontière) ou la création d’une régie d’avance. À Orly, sauf veto d’une minorité de gardiens, on leur permet de téléphoner - ce qui est de droit - ou de voir leur conseil même si on préfère consulter le ministère pour accord.

Actuellement, les demandes d’asile qui semblent poser problème émanent de Palestiniens et surtout de Kurdes (pour ces derniers, l’Intérieur donnerait le feu vert dans 50 % des cas). Face aux difficultés de plus en plus nombreuses aux frontières, il faudrait envisager l’installation, dans les aéroports, d’une double antenne, service préfectoral-ministère, afin d’accélérer le traitement des dossiers d’admission sur le territoire français... La sortie en serait par là même facilitée.

Les mystères de la zone internationale



Aux termes de l’article 35 bis de l’ordonnance du 2 novembre 1945, tout étranger non admis sur le territoire français et qui n’est pas en mesure de déférer immédiatement à la décision lui refusant l’autorisation d’entrer peut être maintenu dans des locaux ne relevant pas de l’administration pénitentiaire pendant le temps strictement nécessaire à son départ. Seul le juge judiciaire est compétent, au-delà de 24 heures, pour décider la prolongation de cette rétention, dont la durée totale ne peut dépasser 7 jours.

Ainsi, le refoulement des étrangers non admis sur le territoire et son corollaire, le maintien forcé, sont-ils strictement réglementés par les textes : après avoir reçu une notification écrite et motivée du refus d’entrée (au moins en théorie...), l’étranger doit être pris en charge par le ministère de l’Intérieur et quitter les locaux de l’aéroport pour un lieu de rétention.

Mais la situation est beaucoup plus confuse avant qu’une décision ait été prise, et notamment dans l’attente de la réponse du ministère de l’Intérieur lorsque celui-ci a été saisi. Car l’attente peut durer plusieurs jours, voire plusieurs semaines, pendant lesquelles l’étranger, n’ayant pas encore franchi la frontière juridique qui donne accès au territoire français, va être maintenu en zone « sous douane », dite aussi « zone internationale », sur laquelle la souveraineté française est réputée ne pas s’exercer, et qui apparaît comme un véritable no man’s land juridique.

Or le statut de cette zone internationale est une question des plus complexes - et des plus confuses - qui soit, liée au problème de savoir où passe la frontière, lorsque la frontière territoriale ne coïncide pas avec la frontière juridique, comme c’est le cas dans les aéroports. Question d’autant plus confuse que les autorités françaises adoptent sur ce point une position contradictoire, tendant à considérer que la zone internationale, hors souveraineté française, existe dans le sens de l’arrivée, mais non dans le sens du départ : aussi longtemps que l’étranger n’a pas franchi les contrôles de police et de douane, disent-elles, l’étranger ne se trouve pas, juridiquement, en France, mais dans une situation d’extra-territorialité ; par conséquent, il n’y a pas rétention au sens de l’ordonnance de 1945, et les dispositions de l’article 35 bis n’ont pas à s’appliquer. Admettons... pour l’instant. Reste que l’étranger n’est quand même pas vraiment libre de ses mouvements, et que le maintien en zone internationale ressemble à s’y méprendre à une rétention, sans le minimum de garanties prévues par la loi et dans des conditions matérielles encore plus précaires.

Mais si la zone internationale n’est pas la France, au moins conviendrait-il d’en tirer les conséquences symétriques dans le sens du départ forcé : la reconduite à la frontière ne devrait consister qu’à faire franchir à l’étranger les contrôles de police et de douane, puisqu’au-delà il n’est plus juridiquement en France, et en aucun cas à le contraindre à monter dans un avion pour quitter le sol français. Or, on le sait, ce n’est pas la solution qui prévaut. Dans ce sens, curieusement, la zone internationale est encore la France : l’étranger qui refuse de monter dans un avion se maintient illégalement sur le territoire et commet un délit justiciable des tribunaux français, comme l’a admis la Cour de cassation dans un arrêt Youssef Youssef du 28 octobre 1987. Il ressort de cet arrêt que l’aéroport est un territoire français, ce qui revient à nier l’existence d’une zone internationale. Comprenne qui pourra... Car si la zone internationale est bien sous souveraineté française, les lois françaises doivent s’y appliquer, y compris l’article 35 bis de l’ordonnance de 1945.

Curieuse frontière, en tous cas, que l’on déplace au gré des besoins !




Notes

[1Cf. Plein droit, n° 5.


Article extrait du n°6

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Dernier ajout : mardi 3 juin 2014, 12:16
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