Article extrait du Plein droit n° 17, avril 1992
« Immigrés sans toits ni droits »

Un combat continu contre l’exclusion

La période de reconstruction de l’aprèsguerre et la croissance économique des années soixante entraînent la venue de milliers de travailleurs immigrés directement recrutés par le patronat. Ces travailleurs vont s’installer en France dans des conditions de logement extrêmement précaires.

Malgré les différentes mesures prises pour améliorer ces conditions, le caractère discriminatoire de l’habitat réservé aux travailleurs immigrés va subsister et donner lieu à de nombreuses luttes, dont celle des foyers Sonacotra, entre 1975 et 1979, sera le point culminant.

Avec l’arrivée massive de travailleurs immigrés à partir des années cinquante, deux catégories d’habitat vont se développer : l’hébergement assuré par les employeurs et le logement de type privé.

Dans le premier cas, il s’agit d’une prise en charge soit individuelle - souvent dans des conditions d’insalubrité notoire, comme par exemple dans les entreprises Pennaroya où les ouvriers de l’usine sont logés sur le site du travail malgré les risques élevés de contamination par le plomb -, soit collective au sein d’associations telles que l’Association pour le développement des foyers (ADEF) créée en 1955 à l’attention des travailleurs du bâtiment et des travaux publics.

Le secteur privé, dans ce qu’il offre de plus délabré, constitue cependant le principal type d’habitat pour cette population à faible revenu et souvent mobile. Au cours de cette période, se multiplient les hôtels meublés, les foyers-taudis appelés encore « bidonvilles verticaux » et les bidonvilles « horizontaux » autour de Paris et des grandes villes de province.

Une étude du ministère de l’Intérieur révèle qu’en septembre 1966, la région parisienne compte 119 bidonvilles où vivent 46 827 personnes dont 4 096 familles. Il convient toutefois de citer ces chiffres avec circonspection en raison de la sous-estimation volontaire des pouvoirs publics, de la présence de familles « non déclarées  » et de l’extension rapide des bidonvilles.

Le secteur locatif soutenu par l’Etat en faveur des populations les plus défavorisées est particulièrement absent en ce qui concerne le logement des immigrés : en 1968, 5,9% des ménages étrangers relèvent du parc des logements sociaux.

La première intervention significative de l’Etat va s’adresser aux Algériens et tre motivée par la mise en place d’un contrôle visant à enrayer l’action du FLN : en 1956 est créée la Sonacotral (société nationale de construction de logements pour les travailleurs originaires d’Algérie) essentiellement financée par le Fonds d’action sociale (FAS) institué deux ans plus tard.

Loi Debré

Il faudra attendre novembre 1964 pour qu’une première loi dite loi Debré portant suppression des bidonvilles soit votée. La m me année, la Sonacotra se substitue à la Sonacotral et élargit son champ de compétence à l’ensemble des travailleurs immigrés.

L’application de la loi Debré se révèle peu efficace. Jusqu’en 1966, l’investissement financier de l’Etat dans les programmes de résorption des bidonvilles est inexistant : le FAS - alimenté par la Caisse d’allocations familiales sur des fonds provenant des allocations non versées aux travailleurs dont les familles sont restées au pays d’origine - prend en charge exclusivement les premières réalisations de logement. Selon M. Massenet, directeur de la population et des migrations à cette époque, les expériences du FAS entre 1963 et 1966 ont abouti au relogement de 15 000 personnes seulement.

A partir de 1966, des programmes bénéficiant d’un financement public sont élaborés, dont la gestion est confiée en majorité à la Sonacotra, en vue de permettre le relogement annuel de 22 000 personnes.

Cependant, la résorption des bidonvilles « horizontaux » pour le moins, ne sera sérieusement abordée qu’en 1970 sous l’impulsion de plusieurs facteurs : la dénonciation du scandale des conditions de vie des travailleurs immigrés pendant le mouvement de mai 1968, l’accumulation des « accidents » survenant dans ces logements (dans les bidonvilles de Nanterre seulement, on relève 700 baraques détruites en raison d’un incendie par mois sur une période de neuf ans... avec toutes les conséquences qui en découlent en matière de décès et de blessures d’adultes et d’enfants), mais aussi la volonté d’utiliser à des fins plus spéculatives des terrains en bordure de ville qui, jusqu’alors, n’avaient que peu de valeur.

La loi Vivien sur la résorption de l’habitat insalubre est adoptée le 10 juillet 1970. Dans les trois années qui vont suivre, de nombreux relogements seront effectués sans que, pour autant, le caractère discriminatoire de l’habitat réservé aux travailleurs immigrés ne disparaisse : seules 15% des familles étrangères ont accédé au logement social en 1975. La majorité des familles issues des bidonvilles est transférée dans des cités de transit bâties à l’écart des villes, officiellement pour une période transitoire de deux ans, dans l’attente d’un logement social. Elles y demeureront en fait beaucoup plus longtemps, dans des conditions de sécurité insuffisantes, comme le révèlera, aux yeux de l’opinion publique, l’incendie de la Cité Leroy-de-Barres à Saint-Denis survenu le 24 avril 1978, qui détruisit en quinze minutes un bâtiment de quatre étages construit avec des matériaux identiques à ceux du CES Pailleron.

Une lutte exemplaire

Dans ce contexte des années soixante-dix, les luttes des travailleurs immigrés pour un logement décent sont nombreuses. Elles sont menées, pour la plupart, par des travailleurs vivant dans des foyers de célibataires, et connaîtront leur apogée tant dans le mode d’organisation et la nature des revendications que dans l’ampleur du mouvement, dans la lutte des résidents des foyers Sonacotra, qui durera de 1975 à 1979. Les caractéristiques de l’habitat vont constituer des facteurs déterminants dans le déroulement des grèves.

Jusqu’en 1979, les luttes qui se développent, essentiellement dans des foyers de type taudis, sont isolées les unes des autres et mettent en avant des revendications en matière de relogement et d’amélioration des conditions d’hygiène et de sécurité.

Un exemple parmi d’autres : le foyer situé au 45 rue Gabriel Péri à Ivry. Cette ancienne chocolaterie qui sert, en juin 1965, au relogement de cent cinquante travailleurs maliens expulsés d’un hôtel vétuste du XIXè arrondissement de Paris, héberge en 1970 jusqu’à sept cents personnes avec, pour tout confort, quatre robinets d’eau et cinq WC, un drap de lit lavé tous les quarante jours... Le loyer de quarante francs par personne et par mois peut sembler peu élevé eu égard au revenu de chaque travailleur, mais s’avère devenir une source de profit très fructueuse pour le propriétaire, compte tenu du nombre d’occupants et de l’absence quasi-totale d’investissements dans l’entretien de l’immeuble.

En mai 1969, suite à la décision du propriétaire d’augmenter le loyer, les résidents cessent leur paiement pendant plusieurs mois malgré les intimidations policières à l’encontre de certains d’entre eux et les coupures d’électricité à l’initiative du propriétaire, qui aggravent l’état d’insalubrité.

Un comité de soutien est constitué et une plateforme revendicative est élaborée, dont les deux lignes forces sont : le maintien de la communauté (« Nous voulons tre relogés tous ensemble ») et l’amélioration des conditions de vie au moyen de la construction d’un nouveau foyer composé de chambres pour trois personnes maximum, meublées, entretenues, d’installations sanitaires suffisantes et de lieux d’activités collectives.

Avec la lutte des résidents des foyers Sonacotra qui démarre en 1975, une autre étape est franchie et une réelle réflexion s’installe sur un statut de résident comparable à celui de locataire. Le contexte est différent : les résidents n’ont plus comme interlocuteurs de petits propriétaires véreux souvent accompagnés de gérants ayant la m me nationalité que les occupants du foyer, mais une société d’économie mixte où sont représentés notamment l’Etat, au travers de plusieurs ministères, le CNPF, la Régie Renault qui gère 260 foyers, soit 60 000 lits, c’est-à-dire presque la moitié des lits en foyers au niveau national.

Pour la première fois, une organisation qui dépasse le cadre d’un seul foyer et s’affirme comme l’unique représentant des résidents habilité à mener une négociation globale avec la société gestionnaire se met en place : il s’agit du comité de coordination, composé de représentants des comités de résidents élus démocratiquement dans chaque foyer en grève et indépendant de tout parti politique et organisation syndicale. Des résidents de 24 nationalités y sont présents.

Un statut de locataire

A ses côtés, le soutien prend plusieurs formes : des comités de soutien ayant pour principal objectif d’informer et de mobiliser se créent auprès des foyers. Ils sont caractérisés par le fait qu’ils ne constituent pas des regroupements d’organisations ou de partis, mais le rassemblement d’individus autour d’une plateforme de soutien. Des avocats, juristes, comptables et architectes forment des groupes techniques chargés de réaliser les études nécessaires et de suivre les procédures judiciaires. Enfin, des organisations politiques, essentiellement d’extr me-gauche, apportent leur soutien aux actions appelées par le comité de coordination.

Les revendications avancées portent d’une part sur le blocage du montant du loyer, d’autre part sur la modification du règlement intérieur des foyers en vue d’instaurer la liberté d’expression et de visite et l’assimilation du statut de résident à celui de locataire ou la reconnaissance du statut de locataire.

La force du mouvement entraîne la mise en grève de 120 foyers Sonacotra entre 1975 et 1979, auxquels s’ajouteront des foyers ADEF, AFRP et ce, malgré la répression des pouvoirs publics sous des formes diverses : expulsion de France de dix-huit délégués de foyers en avril 1976, nombreuses procédures judiciaires contre les résidents pour paiement des loyers, pour saisies-arr ts sur salaire, expulsions de leur foyer...

Outre le combat que mène le comité de coordination sur le terrain du logement, qui connaît des mobilisations d’une ampleur jamais atteinte dans ce domaine - meetings à la Mutualité, rassemblement pour f ter le retour des résidents expulsés, journées portes ouvertes dans les foyers, manifestations, etc. - le mouvement représente la force la plus importante d’opposition à la politique d’immigration du gouvernement de Raymond Barre dans les années 1977-78, au travers notamment de la grande manifestation appelée le 19 novembre 1977 à Paris.

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Plus de dix ans après la fin de la lutte des foyers Sonacotra, la question du logement décent et non discriminatoire des travailleurs immigrés demeure d’actualité. La répression mise en oeuvre par les pouvoirs publics sous forme d’expulsions massives des résidents des foyers à partir d’avril 1979, qui entraînera la fin du mouvement, est significative de la volonté de maintenir cette population dans une catégorie particulière d’habitat non assortie des droits de tout autre locataire.

Dans les foyers, qu’ils soient « modernes » ou taudis, comme il en existe encore, ou dans les immeubles vétustes où sont logés de nombreuses familles immigrées en attente depuis des années d’un logement social, les luttes n’ont pas cessé.



Article extrait du n°17

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Dernier ajout : lundi 24 mars 2014, 15:26
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