Article extrait du Plein droit n° 20, février 1993
« Europe : un espace de soft-apartheid »
Potiches aux frontières
L’Europe a bon dos. Elle sert aux plus mauvais coups à l’encontre des étrangers, notamment des demandeurs d’asile. C’est, par exemple, sous prétexte d’harmonisation des conditions de leur entrée et de leur séjour sur le territoire (ordonnance de 1945) avec les normes prévues à cet effet par la Convention de Schengen que la France a institutionnalisé et systématisé sa politique de renvoi des demandeurs d’asile dans les pays dits « de premier accueil ». Traversent-ils un autre État pour s’exiler en France ? Ou leur avion y fait-il tout juste une petite escale ? On peut envisager de les y renvoyer sans aucun examen de leur requête.
Dans une lettre adressée le 8 décembre à l’Association nationale d’assistance aux frontières des étrangers (Anafé), le directeur de cabinet, Yvon Ollivier, du ministre de l’Intérieur, s’explique ainsi sur « la possibilité de renvoyer un demandeur d’asile vers un pays pouvant apporter une protection effective contre le renvoi dans un pays de persécution ». Pour lui, il n’existe désormais plus aucun problème : « Il y a une spécificité de la Convention de Schengen du 19 juin 1990 : en effet, celle-ci permet le transfert d’une demande d’asile et la prise en charge du demandeur par l’État responsable de l’examen de cette demande, sans que l’État saisi à tort (à tort signifie le pays choisi et atteint par l’exilé au terme d’un voyage à travers d’autres pays où il aurait pu demander l’asile) ait à examiner la demande, fût-ce au titre de la notion de demande manifestement infondée ». Il s’agit d’ailleurs, poursuit-il, d’une « faculté admise par la Convention de Genève, qui ne comporte pas l’obligation pour les États parties à celle-ci d’admettre tout réfugié, mais de ne pas le renvoyer vers un pays de persécution ». Les demandeurs d’asile pourront de la sorte être mis à la porte ou sur orbite.
Cette légitimation européenne de la philosophie-politique du « pour le droit d’asile, adressez-vous à côté », s’accompagne d’une opacité inquiétante sur la rétention des étrangers aux frontières.
Fausses promesses
La loi du 6 juillet 1992, légalisant les zones d’attente aux frontières portuaires et aéroportuaires, constitue un vrai chef-d’œuvre de protection contre toute ingérence humanitaire dans les zones internationales. C’est ce qui explique sa naissance difficile. Elle avait été initialement conçue sous la forme d’un amendement déposé en urgence devant le Parlement pour tenter de parer aux conséquences alors prévisibles d’une plainte déposée par des demandeurs d’asile contre le ministère de l’intérieur en novembre 1991 [1]. Ce texte n’est devenu un projet de loi autonome qu’après son invalidation par le Conseil constitutionnel, en février 1992. Pour amadouer les nombreux adversaires de cette innovation — notamment la Commission nationale consultative des droits de l’homme qui s’y était opposée —, Philippe Marchand d’abord, puis Paul Quilès ont promis, chacun à leur tour, aux associations et aux parlementaires la reconnaissance aux organisations humanitaires d’un droit de regard sur la zone internationale. Cet engagement n’était assorti d’aucun détail sur ses conditions d’exercice. Son imprécision laissait prévoir son caractère formel, qui devait se confirmer, en décembre 1992, dans la lettre déjà citée du directeur de cabinet du ministre de l’intérieur.
Côté pile donc, la loi du 6 juillet 1992 sur les « zones d’attente », qui modifie les conditions de détention-rétention des étrangers non admis sur le territoire et des demandeurs d’asile aux frontières portuaires et aéroportuaires. Elle précise : « Un décret en Conseil d’État détermine les conditions d’accès du délégué du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés ou de ses représentants ainsi que des associations humanitaires à la zone d’attente » (art. I, al. 5-2).
Cette précision — absente du texte de l’« amendement Marchand », son antécédent invalidé par le Conseil constitutionnel le 25 février 1992 — avait été obtenue à l’arraché sous la pression de l’Anafé, de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, puis, au cours des débats au Parlement, sous celle de certains élus. Six mois après le vote de la loi, le décret reste à l’état de vertueuse intention.
« HEU-REUX » !
Côté face, la réponse (8 décembre 1992) du directeur du cabinet du ministre de l’intérieur, Yvon Ollivier, à une lettre de l’Anafé datée du....8 juillet. Il est, s’exclame-t-il d’emblée, absolument « HEU-REUX » : « Je suis heureux de vous rassurer (...). Depuis le 22 octobre 1991, l’Office des migrations internationales (OMI) assure sans difficultés l’accompagnement humanitaire des personnes maintenues et leur fournit toutes les aides que vous évoquez (...). S’agissant de l’accès des associations à la zone d’attente, je puis vous indiquer, poursuit-il , toujours dans le bonheur, que le décret prévu par la loi est en cours d’élaboration. Il reconnaîtra aux associations un droit d’accès aux zones. Celui-ci, bien entendu, à moins d’aller à l’encontre de la volonté de la représentation nationale, ne saurait ni être inconditionnel, puisque le législateur a expressément renvoyé au pouvoir réglementaire le soin de déterminer les « conditions » de cet accès, ni être assimilé à une présence permanente (c’est l’auteur qui souligne) ».
Autrement dit, ce cri de joie annonce aux associations l’octroi prochain du droit d’inaugurer les chrysanthèmes dans les bacs à fleurs des hôtels Arcade (la chaîne dont le slogan — « Les amis de nos voisins sont nos amis » — explique que le ministère de l’Intérieur l’ait choisie pour y « retenir » ses copains étrangers).
En dépit des promesses lénifiantes faites aux associations par le gouvernement, cette conclusion était présente, dès l’origine, dans les intentions du ministère de l’Intérieur, comme en témoignent certains débats de l’Assemblée nationale.
Ainsi, le 21 janvier 1992, au cours de la première séance de la session extraordinaire réunie pour l’examen de ce texte, le rapporteur de la commission mixte paritaire, Michel Pezet (PS), interpelle-t-il le gouvernement à ce sujet : « La zone de transit, explique-t-il, sera désormais organisée, définie par le préfet ; on y trouvera des hôtels, une antenne de l’OFPRA, des représentants des consulats, des médecins, des interprètes. Faut-il y ajouter la représentation des associations humanitaires ? Ce point a été à nouveau débattu ce matin en commission mixte paritaire, et j’ai proposé, au nom de mes collègues, un article additionnel ». Cet article prévoyait un droit de regard actif aux associations.
Philippe Marchand lui répond : « Aux termes du projet, les étrangers maintenus en zone de transit pourront contacter tout conseil et toute association de leur choix. Dès maintenant, les assistants humanitaires de l’Office des migrations internationales en fonction à Roissy et à Orly veillent au respect de leurs droits. Quant aux associations humanitaires, le gouvernement s’est engagé à leur conférer un statut d’observateur (...) ». Mais le ministre de préciser aussitôt : « Si je cherche la plus grande transparence possible, vous comprendrez aussi que les associations humanitaires ne peuvent interférer constamment avec la mission de contrôle de la PAF (police de l’air et des frontières — ndlr) et avec la mission locale de l’OMI. Il ne saurait y avoir de cogestion du contrôle frontalier ».
Inauguration des chrysanthèmes ?
À cet instant, l’issue du débat laisse prévoir tout au plus, pour les associations, une responsabilité de jardiniers dans la zone de transit. Mais certains élus remontent au front. Jean-Claude Lefort (PC) : « Ce projet n’est absolument pas acceptable. En première lecture, si nous avons été les seuls à voter contre, nous n’étions pas isolés. Aujourd’hui, les choses ont évolué. Ainsi la très officielle Commission des droits de l’homme, à l’unanimité, demande le retrait du texte. Vendredi dernier, au Sénat, le groupe socialiste refusait de participer au vote, laissant ainsi à la droite le soin d’adopter votre projet ».
À son tour, François Colcombet (PS) insiste : « Il faudrait aller plus loin, dit-il, comme le proposait le rapporteur : les associations de défense des droits de l’homme devraient avoir le droit d’accéder à la zone de transit. Cela serait avantageux pour les étrangers, mais aussi pour l’administration. En effet, l’article 35 quater nouveau prévoit que l’audience relative à la prolongation du maintien en zone de transit peut avoir lieu dans la zone de transit, et qu’elle est publique. Mais comment assurer cette publicité si seuls ont accès à l’audience des employés de l’aéroport ou des policiers ? ». À l’entretien des jardinières s’ajoute, pour les associations, un banc de spectatrices aux audiences du tribunal administratif. « J’approuve, poursuit-il cependant, la proposition de M. Pezet de permettre aux associations de saisir elles-mêmes la justice — ce serait le meilleur moyen de vider rapidement les contentieux. De même, les associations pourraient aider l’étranger à trouver un autre pays d’accueil ». Les voici métamorphosées en videuses humanitaires.
Jacques Toubon (RPR) vient à leur secours : « Je comprends, moi qui suis militant depuis longtemps, confesse-t-il, le trouble de nombreux militants socialistes et communistes ».
Le représentant de l’Assemblée nationale à la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), Michel Coffineau (PS), profite de l’embellie pour rappeler que cette « large composition » n’a pu étudier le texte, dont les « dispositions (...) ne lui paraissent pas satisfaisantes ». Il « espère » que « l’article additionnel proposé par le groupe socialiste (la présence des associations en zones de transit) (...) permettra les ajustements nécessaires ».
La parole est au ministre de l’Intérieur. Philippe Marchand convient que « le principal problème soulevé par le groupe socialiste et le rapporteur (...), c’est celui de l’accès des associations à la zone de transit ». « Celles-ci, je le répète, et j’engage le gouvernement, auront un statut d’observateur », assure-t-il.
Et de préciser (on voit pourquoi aujourd’hui) : « Un texte non législatif va donc définir les modalités du statut d’observateur des associations avec, pour objectif, de concilier les exigences de la transparence et le respect des missions de la police. Associations humanitaires, police de l’air et des frontières, fonctionnaires de l’Ofpra et de l’Omi devront donc cohabiter dans cette zone où chacun a son travail, ses missions à remplir ». Inutile donc que les députés viennent placer leur grain de sel contraignant. Parole de ministre.
Michel Coffineau (PS) aurait-il des doutes prémonitoires ? « J’y insiste, s’inquiète-t-il, les droits de l’homme n’existent que si on peut les exercer concrètement. Un étranger débarquant à Roissy saura-t-il à qui s’adresser s’il a besoin d’être défendu ? C’est pourquoi les associations doivent être présentes pour apporter une assistance — « assister », tel est le terme employé dans l’amendement — et pas seulement avec le rôle d’observateur que vous avez mentionné. Je souhaite que cela soit bien affirmé ».
« J’ai longuement exposé ma position. Nous en sommes tous d’accord, cet aspect ne relève pas seulement du législatif », réplique le ministre. Et pour couper court à tout dérapage humanitaire : « J’ai pris l’engagement que les associations seraient autorisées à être présentes dans les zones de transit avec un statut d’observateur ». Puis, connaisseur : « Mais un observateur n’est pas toujours "taisant" ». Le tour est joué.
L’heure du dénouement — paradoxal — sonne. Michel Coffineau (PS), sans doute épuisé par le drame, opine à ce qu’il a combattu et se prend soudain pour qui il n’est pas : « Ces précisions complémentaires sur le statut d’observateur donnent entièrement satisfaction aux associations, applaudit-il. Au nom de mon groupe, je retire l’amendement ». Parmi les acteurs, Jacques Toubon, qui connaît ses classiques, ne peut retenir un épilogue : « Nous prenons là des leçons de tartuferie et de jésuitisme ! », ricane-t-il.
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