Article extrait du Plein droit n° 115, décembre 2017
« Villes et hospitalités »

L’accueil allemand, un modèle pour la France ?

Elias Steinhilper et Sophie Hinger

Scuola Normale Superiore, Florence (Italie) et université d’Osnabrück (Allemagne)
Le système d’asile allemand, réputé plus efficace pour expulser les demandeurs d’asile déboutés, mais aussi pour accueillir, héberger et intégrer les nouveaux venus sur le marché du travail, serait-il un modèle ? La réponse ne va pas de soi. Basé sur une approche sélective et répressive qui vise à dissuader par l’inconfort, ce système ne manque pas de susciter de vives critiques en Allemagne. Impulsées par divers acteurs locaux, des modalités alternatives d’accueil et d’hébergement se développent montrant que d’autres voies sont possibles.

Emmanuel Macron a annoncé pour le printemps 2018 une réforme du système d’asile français inspiré du système allemand. Le président de la République fait ainsi écho à la presse française [1]] qui présente volontiers l’Allemagne comme un modèle dans ce domaine. Comparée à la France, l’Allemagne est réputée plus efficace pour expulser les demandeurs d’asile déboutés ou intégrer les nouveaux venus, particulièrement sur le marché du travail ; elle serait également dotée de capacités d’accueil et d’hébergement infiniment supérieures. Ce dernier point ne relève pas seulement du discours politique, il est partagé par des activistes qui luttent pour les droits des migrants. Le système d’accueil allemand serait préférable au système français qui laisse de nombreux demandeurs d’asile à la rue, dans des situations dégradantes.

De là à considérer que les réformes menées en France et ailleurs en Europe doivent s’inspirer du modèle allemand, c’est pour le moins discutable. Ce système relève en effet d’une approche de l’asile sélective et répressive, qui vise à dissuader par l’inconfort. Il s’enracine dans les logiques fédérales de l’État allemand : on s’embarrasse peu des besoins et des désirs individuels des demandeurs d’asile. En réponse aux vives critiques que ce système ne manque pas de susciter en Allemagne, de nouvelles formes de vivre ensemble se développent au niveau local, dont une réforme française du droit d’asile gagnerait davantage à s’inspirer. L’accueil et l’hébergement des demandeurs d’asile en Allemagne sont conçus comme un « partage du fardeau », selon la logique fédérale de l’État allemand. Cela implique, d’une part, une division verticale des compétences et des responsabilités financières entre les autorités fédérales, les Länder (régions) et les municipalités ; d’autre part, un partage horizontal des responsabilités entre les Länder et les municipalités de chaque région.

Le « partage du fardeau » horizontal ne consiste pas en un règlement financier entre Länder, mais en une dispersion physique des demandeurs d’asile sans qu’ils aient voix au chapitre – leur répartition s’opère selon le Königstein quota : elle prend en compte les recettes fiscales et le nombre d’habitants de chaque Land. Les Länder sont ainsi responsables du « premier accueil » (Erstaufnahme) des demandeurs d’asile. En partenariat avec des sociétés privées, des associations caritatives ou des ONG, ils gèrent de grands « centres de réception » susceptibles d’accueillir plusieurs centaines, voire plusieurs milliers d’individus. Ces centres sont souvent installés dans des hôpitaux ou baraquements militaires désaffectés en périphérie des villes. Les demandeurs d’asile doivent y résider jusqu’à six mois, à l’issue desquels ils sont soit expulsés, soit placés dans des lieux d’hébergement (Anschlussunterbringung) installés par les municipalités. Dans la plupart des cas, la répartition dans les Länder suit également un système de quotas.

Loterie

Cette répartition des demandeurs d’asile à l’échelle fédérale a débuté à la fin des années 1970, en même temps que l’hébergement dans les centres. L’obligation de vivre dans ces lieux faisait (et fait toujours) partie d’une politique d’asile qui vise à décourager les demandeurs potentiels. Comme Lothar Späth, gouverneur CDU du Bade-Württemberg, le remarquait dans une interview en 1982 : « Le nombre de demandeurs d’asile n’a diminué que lorsque le téléphone arabe [Buschtrommeln] a diffusé : n’allez pas dans le Bade-Württemberg, vous devrez vivre dans un camp  [2] ». Fondée sur la même rationalité, l’« Ordonnance sur la mise en œuvre de l’asile » bavaroise (Asyldurchführungsverordnung) énonçait explicitement jusqu’en 2013 que les conditions de vie durant la procédure d’asile devaient « encourager » les demandeurs à rentrer dans leur pays d’origine [3]. En plus de servir une politique d’inconfort et de dissuasion, l’obligation de demeurer dans un centre d’hébergement est aussi un moyen de contrôler les demandeurs d’asile, de faciliter leur éventuelle expulsion [4] ainsi que de minimiser les contacts et, partant, l’éventuelle empathie de la population [5].

La façon dont les demandeurs d’asile sont logés après le premier accueil varie considérablement selon les municipalités, y compris à l’intérieur d’un même Land. Tandis que certaines encouragent la mise à disposition d’appartements privés, d’autres adhèrent à « l’approche camp ». Le lieu et la nature de l’hébergement dépendent non seulement des infrastructures et du budget disponibles, mais aussi de l’état d’esprit des responsables dans les conseils municipaux et les administrations, du niveau de participation de la société civile et de l’interaction entre les différents acteurs. Le système allemand d’accueil et d’hébergement s’apparente à première vue à une loterie : les chanceux se retrouvent dans des localités avec un système d’hébergement en centre, des infrastructures correctes, des possibilités de formation et de travail ; les moins chanceux échouent dans des centres d’hébergement isolés, sans aide, avec peu ou pas de perspectives de formation et de travail. La métaphore de la loterie n’est cependant pas exacte, car tous les demandeurs d’asile n’ont pas les mêmes chances au départ.

En effet, le système d’accueil allemand s’est progressivement structuré selon une organisation en « classes » des demandeurs d’asile en fonction de leur (futur) statut légal, leur nationalité, leur genre, leur âge et leur mérite – les types de logement variant selon la « classe ». Dans de nombreuses municipalités, les demandeurs d’asile ne peuvent s’installer dans des appartements privés qu’une fois leur demande acceptée. La règle s’applique notamment aux hommes seuls. On accorde plus facilement un logement privé aux femmes et aux familles, ainsi qu’à toute personne jugée « vulnérable », qu’elles soient ou non fixées sur leur statut. Les personnes à qui l’on n’accorde pas l’asile mais une « protection subsidiaire » ou simplement une « autorisation exceptionnelle de rester » (Duldung) peuvent être autorisées à chercher leur propre appartement, mais peinent souvent à en trouver un, vu la précarité de leur statut.

Outre cette différenciation selon le statut légal existant, les distinctions en fonction du statut légal potentiel sont plus fréquentes. Les lois sur l’asile introduites après le « long été de la migration » de 2015 [6] distinguent les demandeurs d’asile selon qu’ils ont ou non des « perspectives de rester ». Cette perspective est estimée en fonction de la nationalité, les personnes venant de « pays d’origine sûrs » ou d’autres pays avec des taux d’acceptation faibles étant classées comme ayant « une faible perspective de rester » avant même que leur demande ait été examinée. Contraintes de rester dans les centres de premier accueil jusqu’à la fin de la procédure d’asile, elles ne sont jamais transférées vers des logements municipaux. Dans certains Länder, comme la Bavière, des centres spéciaux ont même été créés pour ces personnes.

L’accueil et l’hébergement des demandeurs d’asile en Allemagne sont donc strictement régulés. L’avantage : à la différence de la France et des Pays-Bas, les demandeurs d’asile se retrouvent rarement à la rue. Mais l’inconvénient est qu’il est difficile d’« échapper » au système, qui répartit, loge et statue, selon la logique fédérale de l’État allemand et les intérêts, parfois divergents, des autorités locales sans que les demandeurs d’asile soient consultés.

Désintégration et contestation

Du fait de son système centralisé d’hébergement « en camp » et de lois restrictives qui imposent par exemple l’interdiction de travailler, l’obligation de résidence, les versements de prestations en nature plutôt qu’en espèces, le dispositif d’asile allemand a été décrit comme une « désintégration organisée  [7] ». En dépit d’importantes différences dans son application, ce système possède certaines caractéristiques structurelles communes qui ont de graves répercussions sur les demandeurs d’asile : de nombreux centres sont situés en périphérie urbaine ou à la campagne, ce qui rend plus difficile les relations sociales avec l’extérieur ; la vie s’y caractérise par un manque d’intimité et des conflits fréquents ; l’inactivité forcée pendant la durée, parfois fort longue, des procédures, et la relégation de fait minent graduellement l’espoir de mener une vie autonome. De nombreuses études sur la vie quotidienne des demandeurs d’asile en Allemagne ont mis en évidence des tendances d’exclusion sociale et spatiale par rapport à la population, et une très forte pression émotionnelle et psychologique [8]. Si ces effets varient selon les individus et les conditions de vie dans les structures, ils sont néanmoins très largement inhérents au système d’asile.

Pourtant, même si la séparation spatiale entre les demandeurs d’asile et la population allemande avait aussi pour but de dissimuler à la société civile un problème social et, ce faisant, de minimiser le risque de contestation, les structures collectives d’hébergement sont devenues des lieux de mobilisation politique. Depuis les restrictions successives apportées au droit d’asile à partir des années 1980, le système de « camp » a été critiqué, pour ses effets négatifs sur l’intégration, l’autonomie et la santé (mentale). La controverse autour de l’accueil est illustrée par les différents termes utilisés pour qualifier ces centres [9]. Alors que dans le discours administratif et politique, ces structures sont désignées comme des « logements communautaires » (Gemeinschaftsunterkünfte), le mouvement antiraciste et pour les droits des migrants utilise stratégiquement le terme de « camp » (Lager), en raison de la nature provisoire et du manque d’autonomie qui y règnent, et en référence plus ou moins explicite aux « camps de concentration » nazis [10]. À travers l’Allemagne, des campagnes et des réseaux tels le « Réseau No Camp » (No Lager) ou « Allemagne pays de camps » (Deutschland Lagerland) ont été organisés pour briser l’isolement de ceux qui y vivent et identifier les sites où s’exercent les pratiques d’encadrement gouvernemental. Les centres d’hébergement ont servi à la fois comme preuves des lois d’exclusion et comme cibles de la contestation politique. Ils produisent donc ainsi dialectiquement leur propre contestation. Le regroupement des demandeurs d’asile dans des centres a permis aux mouvements antiracistes de les « localiser » et d’y intervenir. Cependant, particulièrement dans les zones rurales, la mise à l’écart des demandeurs d’asile dans des logements collectifs a exposé leurs habitants à l’hostilité de la population locale, à la discrimination et aux attaques racistes, qui se sont multipliées ces dernières années [11].

Les conditions de vie précaires imposées aux demandeurs d’asile ont en outre un impact sur les initiatives de solidarité et de lutte contre la xénophobie, mais aussi sur les processus de mobilisation politique des premiers concernés – les demandeurs d’asile eux-mêmes. D’un côté, les recherches mettent en évidence des sentiments largement répandus d’apathie, de dépression et de perte d’autonomie. De l’autre, la pesanteur de la vie dans les structures d’asile alimente la contestation. Au cours des dernières décennies, les demandeurs d’asile ont organisé des actes de résistance, parmi lesquels des grèves de la faim, des auto-mutilations et des boycotts. Des réseaux auto-organisés plus ou moins durables sont apparus. L’une des principales revendications des mouvements sociaux de demandeurs d’asile a été l’abolition de l’hébergement en centre. Les mobilisations ont remporté davantage de succès dans les environnements urbains où il est plus facile d’aller à l’encontre des discours d’exclusion portés, notamment, par les médias, et de favoriser l’accès aux structures de soutien, comme cela a été le cas avec l’occupation d’Oranienplatz dans le quartier de Kreuzberg à Berlin, pendant deux ans [12].

Conçu comme un instrument de dissuasion et de dé-politisation, l’hébergement collectif a nourri la contestation des mouvements pour les droits des migrants et des initiatives auto-organisées des demandeurs d’asile. Avec les pratiques et les initiatives de « bienvenue » qui ont émergé depuis l’été 2015, la critique du logement en centre s’est diffusée dans la société. Depuis, des propositions de vie en commun avec des demandeurs d’asile ont été relancées, et de nombreux projets ont vu le jour.

Alternatives locales

En réponse aux effets négatifs de l’hébergement des demandeurs d’asile dans des centres, différents acteurs – fonctionnaires locaux, architectes, planificateurs urbains, réfugiés, groupes pour les droits des migrants, voisins – ont expérimenté des formes alternatives d’hébergement au niveau local, considéré comme un laboratoire d’inclusion [13]. De fait, les migrations sont un défi pour les gouvernements et les communautés locales dans la mesure où elles mettent à l’épreuve les stratégies élaborées pour affronter les problèmes qui se posent aux nouveaux venus : la barrière de la langue, l’absence d’hébergement, la xénophobie et l’exclusion sociale.

Des municipalités de plus en plus nombreuses se sont orientées vers ces systèmes alternatifs, en partie du fait des effets préjudiciables du modèle « camp », mais aussi, tout simplement, parce que l’hébergement en appartements s’est révélé moins coûteux. La ville de Leverkusen a été l’une des premières, de nombreuses autres ont suivi : Cologne, Leipzig et Osnabrück notamment. Outre des centres urbains, des zones rurales dans lesquelles la population diminue et où des logements sont vacants, ont compris le potentiel démographique des nouveaux arrivants et ont commencé à développer des projets d’hébergement plus attractifs et moins coûteux. Toutefois, dans de nombreuses villes, ces solutions alternatives sont devenues difficiles à mettre en œuvre, vu le nombre croissant de demandeurs d’asile, surtout depuis 2015, et les pressions sur le marché immobilier dans les zones urbaines populaires. Dans de nombreuses régions, l’échec systématique de l’investissement dans le logement social a non seulement précipité la gentrification, mais aussi rendu plus difficile l’hébergement des demandeurs d’asile. En réponse, des mouvements sociaux progressistes et des initiatives de quartiers ont tenté de reposer le débat en termes d’un « droit à la ville » pour tous – indépendant du statut économique et légal. La perspective d’alliances entre les différents mouvements pour un logement décent constitue un front contre le discours dominant qui attise la compétition entre « natifs » et « nouveaux venus » sur les marchés du travail et du logement. Le réseau « droit à la ville – avec ou sans papiers » à Hambourg, le « Project Shelter » à Francfort et le « ZwischenZeitZentrale » à Brême en sont des exemples récents.

En réponse aux réformes restrictives de l’asile [14] prises dans la foulée du « long été des migrations », plusieurs municipalités se sont inspirées du mouvement américain des « villes-sanctuaires ». À la différence de ce qui se passe aux États-Unis, l’initiative allemande « Solidarity City » est, à ce jour, principalement un mouvement porté par des citoyens, et non par l’administration. Néanmoins, certaines municipalités ont rejoint le réseau des « Villes solidaires », une alliance de municipalités européennes souhaitant mettre en commun leurs ressources et partager leur expertise, et plaidant pour une approche plus inclusive de l’accueil des migrants. À côté des campagnes pour obtenir plus de fonds pour le logement social et protéger les migrants sans papiers au niveau local, différentes initiatives préconisent l’accueil « hors des centres », bien plus avantageux en termes de coût, d’inclusion et d’acceptation des demandeurs d’asile. À Augsbourg, par exemple, un groupe auto-organisé, en partenariat avec des associations et le gouvernement local, a créé le « Grandhotel Cosmopolis », où demandeurs d’asile et clients cohabitent et contribuent à un espace collectif de rencontre et d’échange. Ses créateurs souhaitent « ?montrer la voie vers une société urbaine moderne où des groupes très différents peuvent cohabiter en paix dans un espace relativement peuplé ». Le « Refugio », un projet analogue à Berlin, combine logement pour demandeurs d’asile et espaces de bureau partagés, un café autogéré et des activités culturelles ouvertes aux voisins. Ces expériences montrent que d’autres voies sont possibles.

Si l’Allemagne montre la voie, il faut s’inspirer de la réflexion critique qui y est menée pour trouver des modalités alternatives d’accueil et d’hébergement impulsées par divers acteurs, et non d’un modèle, représenté notamment par les grands centres pour demandeurs d’asile, qui ont fait la preuve de leurs effets néfastes.




Notes

[2Cité par Schwäbisches Tagblatt, 5.5.1982.

[4Tobias Pieper, Die Gegenwart der Lager. Zur Mikrophysik der Herrschaft in der deutschen Flüchtlingspolitik, Westphälisches Dampfboot, 2008.

[5Christian Jakob, Die Bleibenden, Ch. Links, 2016, p. 15.

[6Sabine Hess et al. (Ed.), Der lange Sommer der Migration, Assoziation A, 2016.

[7Vicki Täubig, Totale Institution Asyl. Empirische Befunde zu alltäglichen Lebensführungen in der organisierten Desintegration, Juventa, 2009.

[8Vicki Täubig, Totale Institution Asyl. Empirische Befunde zu alltäglichen Lebensführungen in der organisierten Desintegration, Juventa, 2009.

[9Kay Wendel, Unterbringung von Flüchtlingen in Deutschland, Pro Asyl, 2014.

[10Voire note 5.

[11Amadeo Antonio Stiftung, Chronik flüchtlingsfeindlicher Vorfälle, 2017.

[12Voir note 6.

[13Sophie Hinger, « Allemagne : Les villes-laboratoires, un autre accueil possible ? », Revue Projet, n° 358, 2017.

[14Marcus Kahmann, « L’Allemagne fait marche arrière », Plein droit n° 111, décembre 2016


Article extrait du n°115

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Dernier ajout : mardi 5 juin 2018, 16:12
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