Article extrait du Plein droit n° 5, novembre 1988
« Immigrés : police, justice, prison »

La fonction policière

Jean-Claude Monet

Dans « police des étrangers », il y a « police ». On peut donc faire l’hypothèse que les pratiques policières à l’égard des étrangers s’expliquent pour une large part par la place qu’occupe la police dans la société et les missions générales qui lui sont dévolues. Partant de cette hypothèse, Jean-Claude Monet trace ici les grandes lignes d’une analyse de la fonction policière qu’il se propose de développer dans un numéro ultérieur de Plein Droit, en examinant de façon plus détaillée et plus concrète les pratiques répressives visant spécifiquement les étrangers.

L’expression « police des étrangers » renvoie à trois niveaux possibles d’analyse :

  • un corps de règles juridiques aux contenus variables et qui tire sa légitimité de son inscription dans une politique publique arrêtée selon les procédures constitutionnelles en vigueur. Ainsi l’ordonnance du 2 novembre 1945, la loi du 9 septembre 1986 et la circulaire du ministère de l’Intérieur du 17 septembre 1986, constituent-ils les principaux éléments de ce que l’on enseignera dans les écoles de police sous l’appellation de « police des étrangers » ;
  • un corps de fonctionnaires spécialisés, chargés d’appliquer les règles juridiques élaborées en amont ; en ce sens on dira que les fonctionnaires de la Police de l’Air et des Frontières, chargés de participer au contrôle des flux migratoires aux frontières, ambitionnent désormais de voir leurs attributions élargies dans le cadre de ce qui pourrait devenir : une « Police des Frontières et des Étrangers ».
  • un ensemble de pratiques professionnelles régulées par des normes et encadrées par des contrôles de type hiérarchique ; sont concernées ici les actions ponctuelles mises en œuvre par les agents dans le cadre général de leurs missions de surveillance et de répression, actions qui doivent se dérouler selon des procédures réglementaires et à propos desquelles ils doivent transmettre des rapports à la hiérarchie.

Ces niveaux sont théoriquement hiérarchisés, de telle façon que les orientations prescrites par le sommet sous la forme de lois, décrets, circulaires, notes de service, soient prises en compte par la hiérarchie policière, répercutées sous forme d’ordres aux exécutants, et se retrouvent intégralement au niveau des pratiques de terrain.

Mais alors, comment rendre compte du fait que les pratiques policières observables sur le terrain soient bien souvent entachées d’illégalités manifestes, d’abus de pouvoir, et que même lorsque l’exécutant peut s’abriter derrière les instructions ponctuelles qu’il aurait reçues, celles-ci paraissent peu compatibles avec les réassurances solennelles selon lesquelles la France reste la terre hospitalière qu’elle a toujours été ? Faut-il dénoncer le machiavélisme du pouvoir, une sorte de chaos bureaucratique, ou bien les manifestations d’individualités pathologiques ? L’alternative ouvre sur un interminable et insoluble débat, car si le machiavélisme ou le chaos bureaucratique sont d’indiscutables réalités, leur caractère de généralité leur confère une faible valeur explicative face à des faits précis et répétés. Quant à la tentative officielle d’attribuer aux « bavures policières » le caractère d’une anormalité toujours singulière, elle s’oppose à l’intuition des « outsiders » avertis et des « insiders » lucides, quant à la configuration et à la massivité de la partie immergée de l’iceberg. Au demeurant, il s’agit moins de se livrer à des dénombrements — sur le thème des « brebis galeuses » — que de percevoir les conditions qui rendent ces « bavures » possibles.

À cet égard, la police des étrangers, en tant qu’ensemble de pratiques policières qui ont les étrangers pour point d’application, ne constitue qu’un cas de figure particulier d’un problème beaucoup plus général, dont on pourrait formuler les termes de la façon suivante

  • si les pratiques policières observées sur le terrain s’écartent souvent des intentions généreuses manifestées au sommet de l’État, ou des garanties que la loi offre à tous les citoyens, Français ou étrangers, c’est que pour tout un ensemble de raisons qu’il est possible de repérer, ces pratiques échappent largement à tous les systèmes de normes et de contrôles qui prétendent les définir et les encadrer [1] ;
  • du fait de cette indétermination fondamentale quant à la nature exacte des tâches que la police doit assumer et quant aux modalités techniques selon lesquelles ces tâches doivent être accomplies, les pratiques policières, et les ressources qu’elles mobilisent, constituent en permanence des enjeux politiques et sociaux majeurs ;
  • les logiques stratégiques qui se déploient autour de ces enjeux, loin de se détruire ou de se limiter mutuellement, tendent à se renforcer réciproquement pour conduire à une extension ininterrompue de l’emprise des pratiques policières sur la société, d’autant que, rétives à tout contrôle externe, ces pratiques ne contiennent pas davantage en elles-mêmes le principe d’une quelconque auto-limitation.

L’impuissance du droit

Dans une démocratie de type industriel, une bureaucratie comme la police, qui met en œuvre la capacité de violence que l’État détient à l’intérieur de ses frontières, doit normalement voir ses pratiques soumises d’une part aux prescriptions légales qui tendent à la protection des libertés individuelles et collectives, et d’autre part sans cesse évaluées et réformées dans le sens d’une adaptation toujours plus adéquates aux objectifs qui lui sont assignés par les responsables politiques ; enfin, on doit s’attendre à constater que, compte tenu, de la dangerosité intrinsèque de l’activité policière comme de la nécessité constante d’améliorer ses performances, il existe une hiérarchie agissante pour encadrer et contrôler étroitement l’activité des subordonnés... Or la police dessine très exactement le modèle inversé : celle d’une bureaucratie où les pratiques échappent, quand même elles ne le créent pas, au droit qui prétend les régir ; où des moyens considérables sont mis au service de fins indéterminées ; où enfin le fonctionnement hiérarchique vise moins à contrôler qu’à « couvrir » les pratiques des exécutants.

Que les pratiques policières échappent largement aux prescriptions légales, et que les policiers parviennent souvent à faire aligner le droit sur leurs pratiques, est d’une vérification aisée, comme le montre l’issue (provisoire ?) de l’interminable débat sur les contrôles d’identité [2] ; celle-ci ne constitue d’ailleurs pas un cas isolé mais tout au plus la dernière en date des distorsions que les pratiques policières font subir depuis un siècle aux garanties juridiques des libertés, distorsions d’abord discrètement initiées avant d’être légalisées par des réformes de la procédure pénale.

Impuissant à se concrétiser en normes techniques effectives au niveau des pratiques, le droit est aussi impuissant à définir les tâches que les policiers devraient accomplir et donc à limiter le champ de leurs interventions. Que la police apparaisse sous la forme d’une institution bonne à tout et bonne à rien, où rien ne s’oppose à un élargissement potentiellement illimité des tâches, n’est que la conséquence du caractère discrétionnaire avec lequel ses agents peuvent sélectionner leurs missions, ou se les voir imposer par les pouvoirs dont ils dépendent.

L’indétermination des finalités

La police constitue un ensemble de pratiques qui mobilisent des ressources considérables, à commencer par la contrainte physique légale, dont les policiers détiennent le monopole. Mais il est impossible — sinon de façon arbitraire — de ramener à l’unité d’une fonction ou d’une finalité les multiples tâches que réalise effectivement la police.

Pour les gouvernants, l’activité policière tend à la réalisation de l’ordre public, vise à assurer l’ordre minimum nécessaire à l’existence simultanée de la communauté et de l’État [3]. L’ordre ainsi entendu renvoie non seulement à l’application des règlements publics, mais aussi au renforcement des valeurs communément admises par la société. Agence centrale en matière de contrôle social, la police ne serait rien d’autre qu’un système disciplinaire rendu indispensable par les besoins d’une société industrialisée et urbanisée.

Mais une telle interprétation se heurte au fait que la police est précisément l’institution qui fonctionne au quotidien sur la base d’une dénégation permanente des logiques de l’entreprise industrielle capitaliste aussi bien que des valeurs les plus communément admises par la société. Qu’il s’agisse du recours à la force, des formes diverses d’espionnage et de dénonciations, de l’utilisation du mensonge, de la dissimulation ou du secret, les techniques professionnelles les plus courantes dans la police mettent en œuvre des procédés qui sont l’objet d’une large réprobation dans la société. Tout se passe comme si l’univers policier avait la mystérieuse propriété de métamorphoser les valeurs sociales les plus négatives en précieuses qualités professionnelles.

Traditionnellement la police légitime ses pouvoirs et ses privilèges en invoquant la nécessaire lutte contre la criminalité qui la constituerait dans son caractère d’institution irremplaçable. Mais si l’on examine comment la police affecte les ressources dont elle dispose, toutes les recherches convergent pour indiquer que la police ne consacre qu’une faible part de ses ressources à lutter directement contre la criminalité. Qui plus est, s’il est apparu impossible de mettre sérieusement en évidence un impact quelconque de l’activité policière sur le niveau de la criminalité réelle, du moins en dehors de deux cas absolument limite : celui d’une absence totale et prolongée de police d’une part, et celui d’une saturation provisoire du terrain par des effectifs extrêmement massifs, il est également apparu que plus un appareil policier se développait, plus le niveau de la criminalité enregistrée augmentait ; comme si par sa seule présence elle fonctionnait en élément destructeur de formes d’arrangements locaux qui lui préexistaient.

La hiérarchie : une fonction à éclipse

Pour l’observateur extérieur, la police fonctionne « à la hiérarchie », comme une pyramide où l’information remonterait du bas vers le haut et la décision descendrait du haut vers le bas. Mais tous les sociologues s’accordent pour dire qu’il n’en est rien et que, selon un processus d’inversion hiérarchique [4], c’est non pas au sommet mais à la base que s’effectuerait la sélection des tâches à opérer, et que s’initieraient des actions susceptibles de mettre en mouvement les niveaux supérieurs et jusqu’à l’ensemble de l’institution, voire au-delà.

Selon une formule reprise jadis par Jean-Michel Belorgey dans son rapport sur la police (1982), la hiérarchie est dans la police une fonction à éclipse. Au-delà des carences, ou du mauvais-vouloir des « chefs », cette propriété provient du fait que les pratiques policières s’inscrivant au cœur de la complexité sociale, exigent que des capacités d’initiative suffisantes soient laissées aux exécutants. Cette incontournable autonomie de la « base », fréquente dans le « travail social », se conjugue, dans le cas policier, avec une lancinante préoccupation de la hiérarchie d’être constamment en mesure de rendre compte de l’activité de ses subordonnés.

L’extension ininterrompue de l’emprise policière

Le processus continu de modernisation de la police ne cesse d’alimenter une capacité croissante des pratiques policières à assurer leur emprise sur la vie sociale [5]. Cette modernisation a pu revêtir différentes formes de la croissance des effectifs policiers au développement de la centralisation opérationnelle, en passant par l’extension permanente des pouvoirs policiers et des domaines ouverts à leurs interventions. Aujourd’hui, le champ des pratiques policières s’est étendu au point de déborder de toutes parts l’institution qui porte officiellement ce nom [6].

Pour rendre compte de cette prolifération des activités policières à des secteurs sociaux qui jusque là les ignoraient, on peut distinguer certaines logiques. Celle des gouvernants dont les préoccupations en matière d’ordre public n’ont cessé de s’accroître dans le temps même où la violence collective déclinait, et où la survie de l’État était de moins en moins menacée. Celle des policiers, tous associés-rivaux dans l’élargissement continu de leurs pouvoirs et de leurs privilèges. Celle enfin du corps social, au sein duquel ne cesse de se développer depuis un siècle un fantasme de la sécurité à tout prix et dans tous les domaines — pourvu que ce prix soit collectivement acquitté. On pourrait ajouter, à partir d’une date assez récente, l’effet de la dynamique capitaliste conduisant à ouvrir sans cesse de nouveaux marchés et à développer sinon à faire naître des besoins par nature illimités, faute là encore d’être en mesure de pouvoir ou de vouloir expliciter ce qui serait de nature à les satisfaire.

La mobilisation répressive qui s’effectue après mai 68 au profit du pouvoir en place, aboutit à un renforcement des capacités d’action policière, à la fois par nécessité tactique et pour satisfaire au lobbying policier. Cet accroissement du pouvoir policier est rendu possible, non seulement par les injonctions du pouvoir, mais aussi à proportion de l’indétermination foncière de la « vraie nature » des tâches policières. Ainsi le maintien de l’ordre dans la rue ou la surveillance politique basculent-ils insensiblement de tâches préventives ou dissuasives plus ou moins codifiées, à des pratique hors normes ou contre les normes.

Au fur et à mesure que des tâches à légitimation difficile dans le cadre d’un système républicain se multiplient, la police est traversée par un double mouvement qui la conduit d’une part vers une instrumentalisation politique renforcée, en même temps que vers la préoccupation croissante des dangers que ce mouvement lui fait courir à terme. Une sorte de dislocation interne atteint peu à peu l’appareil répressif, processus porteur d’un risque de déflation brutale des ressources coercitives de l’État, de sorte qu’une réorientation de la politique d’ordre public apparaît indispensable.

Un nouveau front : la sécurité

Soucieux de se dédouaner des pratiques de la veille, le lobbying de la hiérarchie policière ouvre un nouveau front : celui de la « criminalité galopante » [7]. Significativement, c’est en 1972 que se constituent les statistiques criminelles de la police judiciaire sous leur forme actuelle. Du même coup ce lobbying va justifier a posteriori les accroissements de ressources obtenues la veille et préparer la voie à de nouvelles demandes.

Mais le problème de la criminalité est en lui même un des plus explosifs qui soit car, par nature, la criminalité constitue un objet au moins aussi opaque que l’activité policière elle même, et qui, comme elle, pose les questions les plus centrales quant à la nature de l’ordre social. Propulsé sur le devant de la scène, ce problème ne peut pas manquer d’être constitué en enjeu majeur autour duquel s’affrontent des conceptions antagonistes quant à l’ordre social désirable et quant aux moyens d’y parvenir.

Si nul ne sait en quoi consiste exactement la criminalité, chacun sait, ou croit savoir, en quoi consiste sa propre sécurité. Dès. lors, le champ est ouvert aux entrepreneurs politiques pour tenter de mobiliser à leur profit les incertitudes et les certitudes qui traversent le corps social. C’est alors que surgissent les controverses politiques et parlementaires autour de projets de lois comme « sécurité et liberté » ou ceux relatifs aux contrôles d’identité, à la répression du terrorisme, et... aux droits des étrangers.

Peu à peu le thème de la sécurité se constitue en image emblématique où s’agrègent et se cristallisent les inquiétudes des couches sociales davantage exposées que d’autres aux risques de l’existence collective ou, davantage sensibles aux discours sur le désengagement de l’État, ou encore sensibles à leur impuissance à faire parvenir leurs demandes et à les faire prendre en compte par un pouvoir à la fois omniprésent et lointain, anonyme et pourtant repérable au travers des figures médiatiques sous lesquelles il apparaît.




Notes

[1D. Monjardet et al. : La police quotidienne. Éléments de sociologie du travail policier. Groupe de sociologie du travail, CNRS-Paris VII, 1985.

[2Loi du 3 septembre 1986 qui aboutit à faire de tout un chacun un suspect en prétendant que les contrôles peuvent parfaitement être exclusifs de toute présomption de culpabilité. Cf. l’analyse qu’en tirent les juristes policiers dans la Revue de la Police Nationale, n° 125-juin 1987.

[3J. Aubert et R. Petit, La police en France, service public, Berger-Levrault, 1981.

[4Voir dans le cas général de l’administration : Dupuy et J.-C. Thoenig, L’administration en miettes, Fayard 1985, et dans le cas de la police, Monjardet et al. op. cit. ainsi que J.J. Gleizal, Le désordre policier, PUF, 1985.

[5Le plan Joxe de modernisation de la police ne contredit pas cette formulation, même si bien entendu, tels n’étaient pas les objectifs ministériels, et même si on peut admettre que la modernisation des équipements de la police constituait un préalable à la réalisation de tout projet d’évolution concernant cette institution.

[6Voir notamment le n° spécial de la revue Actes consacré aux « Polices privées ». Été 1987, n° 60.

[7Personne n’a oublié les grandioses opérations « coup de poing » de l’ère Poniatowsky, dont les étrangers ont été les premiers « bénéficiaires ».


Article extrait du n°5

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Dernier ajout : lundi 12 mai 2014, 16:30
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