Article extrait du Plein droit n° 51, novembre 2001
« Entre ailleurs et ici : Quels droits pour les femmes et les enfants étrangers ? »
Le droit d’asile, secret d’État à Sangatte
Jean-Pierre Alaux
Permanent au Gisti
Après avoir atteint, au début de septembre, l’effectif de 1 600 personnes, le camp de Sangatte, géré par la Croix-Rouge française sur la base d’un financement du ministère de l’emploi et de la solidarité (plus précisément de la direction des populations et des migrations, DPM), « accueillait » 1 200 étrangers le 26 septembre 2001. Les Afghans y représentent la nationalité la plus nombreuse, avant les Irakiens, les Iraniens, les Kurdes de Turquie et d’ailleurs. Rappelons que les nationalités varient selon les crises : il y a quelques années, les Kosovars furent ainsi les plus nombreux.
L’« accueil » dans le camp reste toujours aussi spartiate. Même s’il est évidemment plus satisfaisant de voir les « réfugiés » abrités dans cet immense hangar de tôles de 25 000 m2 plutôt que condamnés à survivre à la belle étoile comme ce fut longtemps le cas, il n’en reste pas moins que le camp est dénué du moindre confort : fournaise l’été, glacière l’hiver, très bruyant en permanence, rien ne permet d’y assurer l’intimité des personnes qui logent dans des baraques de chantier ou sous des tentes, de plus en plus nombreuses en raison de la saturation des cabines de trente places. Des repas confectionnés par un prestataire de services sont servis trois fois par jour aux résidents, qui bénéficient notamment d’un suivi médical minimal (mais la gale serait une habituée du hangar), de douches, de toilettes, de deux cabines téléphoniques, de machines à laver le linge. Les enfants ne parviennent toujours pas à s’inscrire à l’école du village voisin, et aucun instituteur n’est détaché dans le camp.
Sur le plan de l’information et de l’aide juridique, la situation se caractérise toujours par une « bienveillante neutralité » de la part de la Croix-Rouge et de l’OMI qui s’abstiennent. Ce n’est pas le très solitaire emploi-jeune de la Croix-Rouge qui peut, à lui seul, soutenu par son inexpérience, combler un vide qui convient manifestement à la France. Moins les « réfugiés » virtuels de Sangatte savent de choses en la matière, moins ils songent à solliciter le droit d’asile en France, et plus ils filent outre-Manche. Selon les associations de Calais, 600 d’entre eux réussissent, en ce moment, la traversée chaque semaine en dépit du renforcement affiché des contrôles en tous genres.
Sur internet
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Quelque 78 000 étrangers seraient passés dans ce lieu situé à quelques kilomètres de l’entrée du Tunnel sous la Manche et à 12 kilomètres des côtes anglaises depuis son inauguration le 24 septembre 1999. Seuls 120 d’entre eux auraient sollicité l’asile. Un seul – irakien – s’est vu reconnaître le statut de réfugié. Même si une bonne proportion de ces demandeurs d’asile n’ont pas attendu la fin de la procédure pour passer en Angleterre, le score de la France à Sangatte en matière de respect du droit d’asile peut difficilement être plus maigre.
Depuis nos dernières visites sur place, la nouveauté tient à la présence de l’Organisation internationale des migrations dans le camp, institution internationale qui partage une cabine-bureau avec l’Office – français – des migrations internationales (OMI). L’OIM a fait son entrée à Sangatte en août 2001, au moment où les autorités du Royaume-Uni ont exigé de la France un durcissement des contrôles aux frontières. Peu avant, et pour la même raison, les deux pays avaient modifié le « protocole de Sangatte » [1].
L’horreur humanitaire mise en scène
Sur le papier, l’OIM réussit l’exploit d’œuvrer à la fois « au côté des migrants et des gouvernements à la recherche de solutions humaines aux problèmes de migration ». Dans les faits, elle n’œuvre « au côté des migrants » que lorsque son action convient aux gouvernements, ce qui se traduit souvent par des aides au rapatriement. C’est d’ailleurs pour cette compétence-là que l’OIM tient désormais boutique à Sangatte. Ou plutôt vitrine puisque personne ne vient profiter du film de 8 minutes que les gouvernements français et britannique ont financé, et qui illustre lourdement les difficultés pour obtenir une protection et un titre de séjour, pour traverser la Manche de quelque manière que ce soit. Il s’efforce également de montrer la répression des clandestins et des demandeurs d’asile déboutés en Angleterre.
Les images chères aux documentaires traditionnels – Buckingham Palace, Tower Bridge, Westminster ou les week-ends de soldes à Londres – y sont remplacées par des séquences d’étrangers sans papiers en centres de détention. Bref, à Sangatte, l’Occident entend s’affirmer comme un espace dénué du moindre droit de l’homme. Sur la table de la boutique de l’OIM/OMI, quatre piles d’un petit livret de huit pages flanqué du logo des deux organisations attendent vainement des lecteurs. Intitulé « Dignity or Exploitation : the Choice is in your hands » (« Dignité ou exploitation : le choix est entre vos mains »), il est publié en albanais, en anglais, en arabe et en russe.
On y apprend que « gagner illégalement le Royaume-Uni est difficile et dangereux », qu’en Angleterre, le vie est dure (beaucoup d’interpellations d’irréguliers, un regroupement familial aléatoire, le risque d’être surexploité par des employeurs sans scrupule...), que, dans un monde aussi hostile, « l’OIM peut vous donner un coup de main avec l’OMI dans le cadre de son programme des retours (au pays d’origine) volontaires assistés » (AVR, en anglais...).
Motus et bouche cousue
Sur la France, juste une image de « réfugiés » dormant sur des lits de camp à Sangatte, accompagnée de ce commentaire : « Vous êtes résident au centre de Sangatte qui est géré par la Croix-Rouge française. Ce centre a été créé par le gouvernement français dans le but de fournir une assistance humanitaire de courte durée aux migrants en situation irrégulière comme vous. Cette situation n’est et ne peut être que temporaire et précaire ». Rien d’autre sur la France.
« Le ministère français de l’intérieur fait partie du comité de pilotage de l’opération OIM/OMI de Sangatte, nous apprend-on. Et il a mis son veto à l’insertion de la moindre allusion au droit d’asile en France dans le livret ». On nous apprend également que, sur deux des principaux engagements récents du ministre français de l’intérieur à la suite de sa rencontre de septembre 2001 avec son homologue anglais – présence d’un fonctionnaire britannique dans le camp pour confirmer sur place la misère du droit d’asile au Royaume-Uni, mais aussi présence d’un fonctionnaire français pour expliquer la réglementation en matière d’asile et de séjour en France –, seule la première serait tenue.
C’est ainsi qu’aucun Afghan ne sait à Sangatte que l’OFPRA et la Commission de recours de réfugiés ont ensemble reconnu, en 2000, le statut de réfugié à 76,5 % des 241 de leurs compatriotes qui l’ont sollicité ; qu’aucun Irakien ne sait que, en ce qui concerne son pays, 46,8 % des 297 requérants ont obtenu une réponse favorable ; qu’aucun Iranien ne sait que, pour eux, le score est de 27,3 % parmi les 320 demandeurs ; qu’aucun Turc ne sait que 17,4 % de ses semblables ont obtenu le statut (sur 3 597 demandes).
D’où, sans doute, le succès des députés européens verts en visite dans le camp. Quand ils se mirent à crier ce secret d’État sous la cathédrale de tôles de Sangatte, nombre des « réfugiés » virtuels qui les entouraient se mirent, à n’en pas douter, à rêver à la possibilité de devenir des réfugiés réels en France.
Notes
[1] Voir le décret n° 2001-481 du 5 juin 2001, et le JO n° 129 du 6 juin 2001, ainsi que la page web consacrée à ce sujet sur le site du Gisti.
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