Article extrait du Plein droit n° 51, novembre 2001
« Entre ailleurs et ici : Quels droits pour les femmes et les enfants étrangers ? »

Nous sommes tous Youssef !

Mouvement de l’immigration et des banlieues

L’actualité offre parfois des coïncidences... qui n’en sont peut-être justement pas. Lorsqu’un jugement concernant ce que certains s’autorisent à appeler « une bavure policière » est rendu peu de temps après des attentats aux USA imputés à des Arabes et des musulmans d’autres nationalités, juste avant une attaque de l’Afghanistan nommée « riposte », et en pleine période de plan « Vigipirate renforcé » et de suspicion envers – pêle-mêle – l’islam, les musulmans, les Arabes et tous ceux qu’on assimile aux Arabes, ce jugement sonne lui aussi comme une « riposte ». Comme un acte légitimé par l’idée qu’il y a deux camps, face à face, et qu’il est donc normal qu’il y ait deux traitements différents.

Le jugement dont il s’agit est celui du policier Hiblot à Versailles début octobre. Résumé de l’histoire : un policier tire sur un jeune homme à Mantes-la-Jolie. Le jeune homme, Youssef Khaïf, meurt. Le policier bénéficie, dans un premier temps, d’un non-lieu, puis, dix ans après les faits, grâce à la ténacité de la famille de la victime, un procès est finalement ouvert. Le policier plaide la légitime défense, au motif qu’il était sous le choc de la mort d’une collègue, tuée non par Youssef mais par d’autres peu avant. La Cour acquitte le policier.

Le communiqué que nous publions ici nous paraît une réponse juste et forte à cet acquittement.

Une justice à sens unique, débouchant sur un permis de tuer ! C’est ainsi que la famille et les amis de Youssef, nous tous, avons compris le verdict de la cour d’assises de Versailles qui le 28 septembre 2001 a acquitté le policier Pascal Hublot, meurtrier de Youssef Khaïf. Ce verdict a au moins le mérite de la clarté : c’est une déclaration unilatérale de défiance à l’égard non seulement des jeunes, mais aussi de tous les habitants du Val Fourré à Mantes et, au-delà, de toutes les populations des cités populaires sous état de siège policier. Pour la Cour de Versailles, peu importe que la thèse de la « légitime défense » n’ait pas résisté à l’épreuve des faits. La cour a admis le meurtre d’un tir par derrière. Sa décision couvre ce meurtre en connaissance de cause, et confirme s’il y en avait encore besoin, l’impunité policière dans ce pays. Même pour le policier meurtrier de Habib à Toulouse, ils n’avaient pas osé. Le tribunal correctionnel a, en septembre dernier, condamné le meurtrier à trois ans avec sursis et interdiction d’exercer dans la police. Le meurtrier de Youssef lui, continue à exercer, aujourd’hui à la DST. Il a même été promu par sa hiérarchie.

Certains montrent du doigt les jurés de Versailles tirés au sort sur les listes électorales, qui auraient décidé cet acquittement en leur âme et conscience. C’est exonérer trop facilement l’institution judiciaire elle-même. La responsabilité de la présidente de la cour et de l’avocat général, ainsi que celle de la magistrature dans le déroulement de toute la procédure pendant plus de dix ans, est patente : on se souviendra qu’au moment des faits, le procureur Colleu n’avait pas jugé nécessaire d’ouvrir une instruction, et qu’il aura fallu que la famille se porte partie civile pour voir la justice saisie. On se souviendra du juge Charpier qui avait délivré une ordonnance de non-lieu, évoquant « l’état de nécessité ». Et pendant toute la durée du procès, la famille de Youssef, les témoins et le public solidaire des parties civiles ont eu droit à l’inégalité de traitement, à un mépris teinté d’arrogance et de racisme culturaliste. En effet, d’un côté on nous a présenté un policier « bien de chez nous », un fonctionnaire calme et réservé, au passé exemplaire, sans taches. De l’autre, une multitude de remarques stigmatisantes sur le comportement des jeunes et sur leur éducation douteuse. Les policiers solidaires du meurtrier ont pu occuper l’essentiel de la salle d’audience, et il aura fallu sans cesse se battre nous, pour y avoir accès. Parmi les policiers, ceux qui ont récemment été condamnés avec sursis pour leur responsabilité dans la mort d’Aïssa Ihich, tué au commissariat de Mantes. Et dehors, le quadrillage policier autour du tribunal, mais aussi de la cité du Val Fourré, à grands renforts de CRS, de gendarmes et de BAC, a démontré la volonté délibérée d’intimider tous ceux qui se sont mobilisé pour que la justice soit égale pour tous. C’est tout cela que nous appelons la hagra, ici en France. Cette partialité de la justice, en connivence avec les pouvoirs publics, pourtant censés représenter l’intérêt général de la société, dans le déroulement même du procès, bafoue le principe d’égalité de traitement. En vérité, il s’agit là d’une justice coloniale.

Dans son réquisitoire, l’avocat général a bien fait mine de saluer la mère de Youssef qui en affirmant « j’ai peur pour les enfants des autres  » a dite « une des plus belles phrases entendues dans une cour d’assises  ». Il a aussi requis dans le sens de la culpabilité de Pascal Hublot, évoquant un « tir d’arrêt ». Mais il a aussitôt affirmé que seuls les gendarmes sont autorisés à tirer de la sorte. Or, en évoquant ce droit, il va dans le sens-même d’une des principales revendications des syndicats de policiers d’extrême-droite, celui du droit de tuer ! Il a aussi considéré que le policier a bien tué Youssef d’une balle dans la nuque, mais « qu’il n’était pas en état de réfléchir ni de penser au moment des faits  ». Il a ainsi repris les arguments de la défense du policier, basé sur la confusion de deux faits distincts : la mort malheureuse de la femme-policier Marie-Christine Baillet, une demi-heure environ avant la mort de Youssef. Il a lui aussi préparé les esprits à ce que certains commentateurs ont appelé la « légitime panique ».

Enfin, il a demandé une « peine de principe avec sursis ». Une « peine de principe ». Mais quel « principe » ? Pour nous, il n’y a qu’un principe qui vaille, celui de l’égalité de traitement. C’est une valeur républicaine fondamentale, et un droit des êtres humains inaliénable. Le jeune Saïd Lhadj a été condamné par un tribunal correctionnel, sous la houlette de la même présidente, Mme Muller, à dix ans de réclusion criminelle pour la mort accidentelle de la policière Marie-Christine Baillet. Un élémentaire souci d’équité aurait voulu que Pascal Hiblot soit condamné avec la même vigueur. Le rappeler sans cesse sur la place publique a fini par agacer Mme la présidente, qui a même interrompu le réquisitoire de l’avocat général. Le décor a ainsi été dressé par l’institution judiciaire pour aboutir à une décision inique : l’acquittement pur et simple.

Face à ce déni de justice flagrant, qui a choqué bien au-delà des personnes déjà mobilisées, nous en avons appelé à la Dignité. L’heure n’est plus à la seule protestation émotionnelle, aux déclarations tonitruantes ou aux réactions spontanées sans lendemain. A l’énoncé du verdict, des policiers ont crié victoire et ont accompagné le meurtrier, se livrant à un rodéo nocturne toutes sirènes hurlantes, dans les avenues de Versailles. Ces comportements indignes constituent autant de provocations, de messages de haine. En assumant pleinement notre appel au calme, nous avons clairement signifié notre refus de tomber dans le piège qui nous était tendu. En refusant l’affrontement attendu avec une police toujours plus revencharde, en refusant la spirale d’une violence dérisoire, nous avons tenu à affirmer l’émergence d’une nouvelle force politique capable de faire régner le respect. Et nous saluons tous les jeunes, et les moins jeunes, qui malgré leur immense sentiment de frustration, ont entendu notre appel et ont su maîtriser l’expression de leur colère. Une colère juste, qui saura s’exprimer sur la place publique en temps et en heure. A tous, nous disons : la justice n’est pas quitte. Ni la police. Ni la représentation politique de ce pays : hormis le MNR et le Front national venus soutenir bruyamment le policier meurtrier, nous avons enregistré le silence absolu de la classe politique dans son ensemble. Qui ne dit mot consent. On s’en souviendra longtemps. On s’en souviendra en 2002 !

Certes, l’affaire sera portée devant la Cour européenne des droits de l’homme, où nous nous battrons pour absence de procès équitable. Cette nouvelle bataille sera aussi pour nous l’occasion d’internationaliser la mobilisation, en rappelant que partout dans le monde où prévaut la politique de la « tolérance zéro », la criminalisation de l’immigration et des quartiers populaires, on meurt dans la rue, les commissariats ou les prisons sous les coups de l’oppression policière.

Plus fondamentalement, la lutte pour que justice soit faite sera longue et difficile. Le procès de Versailles en marque une étape, éprouvante. Mais notre mobilisation n’aura pas été vaine : elle aura dissipé les illusions selon lesquelles on peut avoir, en l’état, confiance dans la justice de ce pays. Elle aura permis de renforcer notre détermination, et elle a dégagé une nouvelle génération militante, notamment à Mantes-la-Jolie. C’est cette génération qui a eu l’idée du serment de Versailles qui, désormais, nous unit : en référence aux révolutionnaires français réunis dans la salle du Jeu de Paume le 20 juin 1789, nous avons fait ce vendredi 28 septembre 2001 le serment de ne jamais nous séparer, et de nous rassembler partout où les circonstances l’exigeront, jusqu’à ce justice soit faite pour Youssef et tous les autres.

2 octobre 2001

(26 bis rue Kléber, 93100 Montreuil Tél : 01 48 58 01 92)



Article extrait du n°51

→ Commander la publication papier
S'abonner

[retour en haut de page]

Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:58
URL de cette page : www.gisti.org/article4171