Article extrait du Plein droit n° 55, décembre 2002
« Parcours, filières et trajectoires »
Les « contrôleurs d’immigration »
Véronique Baudet-Caille
Journaliste
La Convention de Chicago du 7 décembre 1944 relative à l’aviation civile internationale comportait déjà des dispositions relatives au contrôle des passagers. En effet, son annexe 9 fait obligation aux transporteurs de « prendre des précautions au point d’embarquement afin que les passagers soient en possession des documents prescrits par les Etats contractants aux fins de contrôle ». Toutefois, ces règles contenues dans une annexe à la convention n’ont pas d’effet juridique direct et ne contraignent donc pas les Etats.
C’est l’article 26 de la convention de Schengen du 19 juin 1990 qui a imposé aux Etats membres d’instaurer, dans leurs législations internes, des obligations à la charge des transporteurs et des sanctions à l’encontre de ceux qui ne les respectent pas, la « responsabilisation » des transporteurs étant présentée comme un moyen de lutter contre l’immigration clandestine.
La loi du 26 février 1992 a transposé en droit français l’accord de Schengen ce qui a donné l’article 20 bis de l’ordonnance du 2 novembre 1945. Cet article fixe à la fois les obligations à la charge des transporteurs et les sanctions qu’ils encourent. Celles-ci pouvant être particulièrement lourdes, les compagnies de transport ont multiplié les contrôles des documents de voyage avant l’embarquement, se transformant ainsi en « nouveaux contrôleurs d’immigration », selon l’expression d’Antonio Cruz [1] et participant à la politique de contrôle des flux migratoires [2].
En 1992, le gouvernement expliquait que son objectif était de sanctionner financièrement les entreprises de transports qui acheminent à la frontière des étrangers en situation irrégulière, de manière à les obliger à collaborer [3]. Les transporteurs ayant accès aux migrants avant qu’ils ne franchissent les frontières, ils se trouvaient dans une position privilégiée pour exercer un contrôle [4]. C’est donc officiellement pour lutter contre l’immigration clandestine que cette nouvelle législation s’est mise en place.
Pour Antonio Cruz, il s’agit plutôt « d’empêcher ce que les Etats membres considèrent comme un abus étendu du droit d’asile ». En effet, les textes internationaux et, en premier lieu, la convention de Genève du 28 juillet 1951, s’opposent à ce que les documents requis pour entrer en France (ou dans un autre pays membre), soient exigés des demandeurs d’asile. Les Etats membres, en infligeant des amendes aux transporteurs qui acheminent des passagers démunis de documents, espéraient ainsi limiter l’entrée des demandeurs d’asile. Cet objectif a été dénoncé par le Conseil de l’Europe, le Parlement européen, le Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et de nombreuses associations humanitaires [5].
Le dispositif prévu par l’ordonnance de 1945 est le suivant : l’entreprise de transport aérien, maritime ou routier doit vérifier, lors de l’embarquement, que l’étranger est muni des documents de voyage lui permettant de débarquer en France. Le trafic ferroviaire international n’est pas visé par le dispositif. Le contrôle porte sur la possession du passeport, éventuellement du visa si celui-ci est requis. Selon le ministère de l’intérieur, le contrôle s’étend aux cartes de résident. Ce titre de séjour dispensant son titulaire de la possession d’un visa, le fait d’être muni d’une fausse carte de résident équivaut à un refus de visa.
1500 € d’amende
La compagnie de transport qui débarque sur le territoire français un étranger non ressortissant d’un Etat membre de la Communauté démuni des documents requis encourt une amende d’un montant maximum de 1500 €. A cette sanction financière, s’ajoutent, à la charge du transporteur lorsqu’un refus d’entrée a été prononcé, et à compter de cette décision, les frais de prise en charge de l’étranger pendant le délai nécessaire à son réacheminement, ainsi que les frais correspondants (article 35 ter de l’ordonnance de 1945).
Dans certains cas, le réacheminement permet, ainsi que le souligne Antonio Cruz, d’éviter les sanctions pécuniaires lorsque le renvoi immédiat du passager sans document valable est pris en charge et assuré par le transporteur. Cette pratique semble courante dans le transport aérien, même si elle est contraire à l’article 5 de l’ordonnance de 1945 selon lequel le refoulement ne peut avoir lieu avant l’expiration d’un délai d’un jour franc.
Dans certaines hypothèses, le transporteur peut être exonéré de toute responsabilité. C’est le cas, par exemple, lorsque l’étranger est un demandeur l’asile qui a été admis sur le territoire français ou lorsque la demande d’asile n’était pas manifestement infondée. Il revient donc au transporteur de s’assurer que la demande d’asile n’est pas manifestement infondée, mais sans avoir à procéder à un examen approfondi de cette demande. Le Conseil constitutionnel a, en effet, admis la validité de cette disposition sous la réserve suivante : le contrôle du transporteur doit se borner à « appréhender la situation de l’intéressé sans avoir à procéder à aucune recherche » [6].
La pratique révèle cependant que les transporteurs, pour éviter d’être condamnés au paiement de lourdes amendes, exercent un minimum de contrôle, « opèrent un tri » à l’embarquement et donc « exercent un pouvoir de police », sans recours possible de la part de la personne concernée [7]. Le transporteur préférera refuser d’embarquer un demandeur d’asile plutôt que de prendre le risque de la sanction, ce qui s’apparente à une véritable violation du droit d’asile. En matière de transport aérien, le nombre de passagers refusés à l’embarquement tourne autour de 4 000 à 5 000 par an [8].
En second lieu, la bonne foi invoquée par le transporteur permet de l’exonérer de toute responsabilité. L’entreprise de transport doit établir que les documents requis lui ont été présentés au moment de l’embarquement ou que les documents présentés ne comportent pas un « élément d’irrégularité manifeste ». Les décisions des tribunaux sont peu nombreuses et ne permettent pas encore de définir cette notion. Deux décisions de la cour administrative d’appel de Paris apportent cependant des éléments de réponse : la seule circonstance que la détection d’une falsification pouvait être opérée par un agent vigilant de la compagnie de transport, à l’issue d’un examen normalement attentif, suffit à établir le caractère manifeste de la falsification [9]. La cour rappellera néanmoins que les dispositions légales n’ont pas pour objet de conférer au transporteur un pouvoir de police aux lieu et place de la puissance publique.
Collaboration compagnies/police
Plusieurs conséquences découlent de toutes ces menaces de sanctions. Tout d’abord, les contrôles des documents nécessaires à l’entrée sur le territoire se sont intensifiés. Le ministère de l’intérieur informe, sous la forme de notices, les compagnies de transport sur les conditions requises pour l’entrée des ressortissants étrangers selon leur nationalité. Du côté des compagnies, une collaboration s’est parfois instituée avec les services de police. Ainsi, Canada Airlines informe la police de l’existence des nouveaux documents frauduleux qu’elle rencontre.
D’autres compagnies, telle Lufthansa, ont recours à des sociétés privées, au sein desquelles on retrouve parfois d’anciens fonctionnaires de la police des frontières ou d’anciens policiers, pour effectuer les contrôles des documents. Des missions d’assistance et d’information menées par des officiers de police sont organisées régulièrement auprès des personnels des compagnies dans les pays d’origine et de transit. Cette pratique a été officialisée par le conseil des ministres européens « Justice et affaires intérieures » du 25 octobre 1996 [10]. Ces officiers ont notamment pour mission le contrôle à l’embarquement et l’assistance aux compagnies aériennes.
L’attitude de l’entreprise au moment du débarquement, notamment le fait qu’elle collabore avec les services de la police nationale, peut avoir une influence sur le montant de l’amende. Le conseil d’Etat l’a admis [11] considèrant, en effet, que cette attitude est au nombre des circonstances de l’affaire qu’il revient au juge d’apprécier. En l’espèce, le montant de l’amende infligée à la compagnie a été diminuée de moitié parce que les agents de celle-ci avaient collaboré avec les services de la police nationale, leur remettant le passager après avoir eux-mêmes décelé à l’aéroport l’usurpation de passeport.
Contrôle au faciès
Autre aspect de l’intensification des contrôles, les compagnies pratiquent plus volontairement le refus d’embarquement selon des critères discriminatoires. Seuls certains individus sont alors soumis à des contrôles poussés, ceux originaires de pays qui présentent un « risque migratoire ». En outre, la plupart des compagnies photocopient les passeports de ces mêmes ressortissants, seul moyen, pour elles, de s’exonérer d’une éventuelle sanction en cas d’amende : elles prouvent ainsi que les documents requis leur ont bien été présentés au moment de l’embarquement.
Selon Antonio Cruz, une des conséquences les plus perverses de ces politiques de sanctions à l’encontre des transporteurs est le développement d’affaires très lucratives pour les trafiquants : faux visas, faux passeports, prêt de faux documents à des demandeurs d’asile qui sont ensuite récupérés en cours de vol par un passeur, remise à des passeurs de sommes exorbitantes lors des passages par voie terrestre pour éviter les contrôles aux aéroports [12].
Tous les pays de la Communauté disposent aujourd’hui d’une législation sanctionnant les transporteurs. A l’initiative de la France, une directive visant à harmoniser les sanctions pécuniaires imposées aux transporteurs a été adoptée le 28 juin 2001. Les Etats membres ont jusqu’au 11 février 2003 pour la transposer en droit interne.
Cette directive s’inscrit dans un dispositif d’ensemble de maîtrise des flux migratoires et de lutte contre l’immigration illégale. Pour la plupart des Etats, cette harmonisation se traduira par une hausse du montant des amendes. Le Parlement européen a rendu un avis défavorable à l’initiative française, estimant notamment « qu’en vue de sauver l’institution de l’asile, il [était] nécessaire d’exempter de sanctions les transporteurs acheminant des étrangers si ceux-ci demandent l’asile après leur arrivée, même si la demande est ultérieurement rejetée ». De son côté, la Commission nationale consultative des droits de l’homme a dénoncé le risque de « voir se créer dans les pays d’embarquement des situations de discrimination et de pré-jugement de la qualité de réfugié par le personnel des compagnies aériennes : une personne risquant d’être persécutée pourra difficilement convaincre l’agent de la compagnie qu’elle est en danger et que, malgré l’absence de passeport ou de visa, il faut la laisser fuir. Cela lui sera d’autant plus difficile si cet agent est de sa nationalité, voire membre d’une ethnie rivale, sans qu’existe, en outre, de garantie de sécurité vis-à-vis de la police locale ».
La directive prévoit que les sanctions applicables aux transporteurs doivent être « dissuasives, effectives et proportionnelles » c’est-à-dire soit comprises entre 3 000 et 5 000 euros par personne transportée, soit d’un montant maximal forfaitaire de 500 000 euros quel que soit le nombre de personnes transportées, ce dernier cas visant les passeurs qui se livrent à des trafics à grande échelle. En outre, les Etats peuvent prévoir d’autres sanctions telles que l’immobilisation, la saisie et la confiscation du moyen de transport ou la suspension temporaire ou le retrait de l’autorisation d’exploitation.
Aucun Etat membre n’a pour l’instant transposé cette directive. Certains pays, dont la Suède et l’Irlande, semblent réticents parce qu’ils estiment que le texte viole le droit international en matière d’asile. L’un des risques majeurs de l’harmonisation des sanctions est, selon Antonio Cruz, l’augmentation du recours à des passeurs et des trafiquants de faux documents. Avec l’augmentation du montant des amendes, les pratiques des transporteurs en matière de « tri » des passagers risquent de perdurer, sans que ces derniers puissent exercer le moindre recours à l’encontre de la compagnie qui aura refusé de les embarquer. ;
Notes
[1] Antonio Cruz, « Nouveaux contrôleurs d’immigration », L’Harmattan, 1995. Antonio Cruz est éditeur du bulletin mensuel « Migration News Sheet » et co-édite la version française « Migrations Europe » avec Antonio Perotti.
[2] Kristenn Le Bourhis, « Les transporteurs et le contrôle des flux migratoires » , L’Harmattan, 2001.
[3] Rapport du ministère de l’intérieur sur l’application de la loi de 1992 remis au Parlement début 1997.
[4] Virginie Guiraudon, « Logiques et pratiques de l’Etat délégateur : les compagnies de transport dans le contrôle migratoire à distance ». Cultures
[5] Virginie Guiraudon, op. cit.
[6] Conseil constitutionnel, 25 février 1992, JO 27 février.
[7] Kristenn Le Bourhis, op. cit.
[8] Virginie Guiraudon, op. cit.
[9] CAA Paris, 10 févr. 1998, Air France c/ min. de l’Intérieur ; CCA Paris 21 févr. 2002, ministre de l’intérieur c/Air France.
[10] JOCE n° L 281, 31 oct. 1996.
[11] Conseil d’Etat, 14 juin 2002, n° 228549, ministre de l’intérieur c/Compagnie nationale Air France.
[12] Virginie Guiraudon cite le cas des réfugiés Kosovars qui payaient entre 2 000 et 8 000 euros pour être amenés dans un pays de l’Union.
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