Article extrait du Plein droit n° 55, décembre 2002
« Parcours, filières et trajectoires »
Les Chinois, entre filières et parcours officiels
Chloé Cattelain et Sébastien Ngugen
Sinologue, interprète et traductrice. ; Assistant social. Diplômé de psychiatrie transculturelle. Attaché de recherches au sein du laboratoire de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent (Paris XIII).
En 1997, les Chinois qui défilaient dans les rues de Paris étaient principalement des familles issues du Sud de la province du Zhejiang, du port de la ville de Wenzhou et des bourgs ruraux environnants. Depuis, d’une part cette migration a connu un très fort rajeunissement, avec le phénomène dit des « mineurs isolés », d’autre part, à cette migration traditionnelle s’est adjointe une migration totalement nouvelle : celle des Chinois du Nord et des mégalopoles de la Chine industrialisée.
L’adaptation, la multiplicité des moyens adoptés par les filières dépassent le cadre étroit des clichés accolés à la migration chinoise, souvent associée à la « mafia » et aux « clandestins ». En effet, légalité et illégalité, filières organisées et recours officiels font bon ménage dans les parcours et moyens migratoires des Chinois. Après avoir dressé un bref tableau des nouveaux profils migratoires chinois depuis 1997, nous verrons à quelles filières ces profils correspondent.
Dans les années 1990, le pôle migratoire du Sud du Zhejiang autour de la ville de Wenzhou – appelée aussi par ses ressortissants « la petite Hong-Kong » – est au sommet de son développement économique grâce au dynamisme de son secteur non-étatique. Ce sont des ruraux reconvertis au petit commerce qui migrent désormais. Ils exerçaient en Chine des professions peu qualifiées et possèdent un niveau scolaire, pour plus d’un tiers d’entre eux, équivalent au primaire.
L’intensification de l’arrivée des mineurs, issus majoritairement de la campagne, est un phénomène récent qui mérite d’être mentionné. Si son ampleur paraît toute relative au regard des chiffres nationaux, il provoque de vives réactions de la part des administrations d’accueil des primo-arrivants scolarisés et des mineurs isolés.
Depuis 1997, les Chinois constituent environ 30 % des élèves des structures d’accueil de l’Académie de Paris et leur nombre ne cesse d’augmenter . Ces jeunes sont relativement plus âgés que les autres élèves primo-arrivants, puisque leur âge moyen est de quatorze ans. Par ailleurs, le phénomène des mineurs isolés chinois acquiert une visibilité accrue. Dans les services de l’Aide sociale à l’enfance de Paris, le nombre absolu de jeunes Chinois augmente de manière constante : 14 en 1999, 30 en 2000 et 145 en 2001. Leur proportion atteint plus d’un quart des sollicitations en 2001. Enfin, depuis le début de l’année 2002, les tribunaux de Bobigny, Créteil et Nanterre constatent une augmentation des sollicitations spontanées de jeunes originaires du Sud du Zhejiang : des adolescents isolés se présentent dans les salles des pas perdus ou devant l’entrée des tribunaux pour faire une demande de placement en foyer.
Ces mineurs sont aux deux tiers des garçons, en grande partie âgés de seize à dix-huit ans. La méfiance que suscitent les demandes de placement ne doit pas minimiser la difficile situation de ces adolescents : ils quittent la Chine à la fin de leurs études, car ils n’y ont pas de véritable perspective d’emploi ni de poursuite d’études de qualité dans un système très élitiste ; la présence en France d’une partie de leur famille qui n’a pas nécessairement souhaité leur venue ne saurait les protéger de l’isolement. En effet, c’est une forme de dette morale qui explique leur présence en France : la famille restée au pays peut demander la prise en charge d’un mineur au membre de la fratrie déjà parti grâce aux finances de la famille.
La déliquescence d’un système
De son côté, la migration du Nord, hâtivement appelée Dongbei, concerne des personnes issues des provinces du Nord-Est, mais aussi des villes de Tianjin, Shanghai et des provinces du Shandong. Point commun : ce sont des régions anciennement industrialisées, dont les entreprises d’Etat, prépondérantes en terme d’emploi de la main-d’œuvre, ont fait faillite et licencié en masse. Ces migrants du Nord et des mégalopoles sont âgés d’une quarantaine d’années.
Les études qu’ils ont suivies pendant la Révolution culturelle, fortement empreintes d’idéologie communiste, les ont peu préparés aux changements de la Chine convertie à « l’économie socialiste de marché. » Une fois diplômés du lycée ou de l’université, ils ont travaillé dans une entreprise d’Etat, en tant que cadre moyen, technicien, employé ou ouvrier. Mariés, ils ont sagement suivi les directives du Parti : ils ont un enfant unique. Il est vrai que le contrôle social exercé dans leur unité de travail ne leur a pas vraiment laissé le choix.
Sans être particulièrement nantis, les Chinois du Nord ont joui pendant des années d’un système social qui protégeait ses employés. Au cours des années 1990, les faillites des entreprises publiques du textile ou de l’industrie lourde, jusque-là largement subventionnées, ont provoqué le licenciement de millions de salariés qui ont alors perdu tout droit à une protection sociale. Ces restructurations se sont accentuées ces dernières années pour permettre l’entrée de la Chine dans l’organisation mondiale du commerce (OMC).
A la perte d’emploi se sont parfois ajoutées d’autres ruptures telles que la dégradation des relations avec le conjoint voire le divorce. Les frais exorbitants des études du « trésor » enfant unique ne peuvent plus être couverts. Chute du niveau de vie et déclassement social ne sont pas compensés par un système social qui, désormais, ne protège plus ses bénéficiaires, mais au contraire encourage la réussite économique au moyen de réseaux relationnels et de corruption. La migration apparaît alors comme une planche de salut et la possibilité de commencer une nouvelle vie, alors que le marché de l’emploi et la société chinoise procurent peu d’opportunités à ces relégués du « socialisme ».
Aux deux principaux profils de migrants chinois correspondent des modes d’arrivée distincts. D’un côté, les personnes du Zhejiang viennent rejoindre leur famille élargie en France. Jusqu’en 1997, leur venue était clandestine. Depuis, les personnes viennent généralement avec un visa de l’espace Schengen, non sans avoir dû transiter plusieurs semaines voire plusieurs mois dans d’autres régions du monde. L’usage de passeports vrais ou faux ou la falsification de vrais est courante avant et après 1997. Les mineurs, eux, ont de plus en plus recours à une filière touristique qui les fait arriver en France légalement. Pour les Chinois du Nord, la présence d’intermédiaires en Chine favorise la migration. Ils sont donc massivement porteurs de visas d’affaires délivrés par un pays de l’espace Schengen.
Passeurs et intermédiaires
L’intervention d’un intermédiaire est commune aux deux courants migratoires du Zhejiang et du Nord de la Chine et pratiquement systématique : celui-ci définit le trajet de la migration et se charge de procurer les documents de voyage nécessaires. Les migrants n’ont aucune prise sur l’organisation et le déroulement du voyage, ils sont dépendants de ces intermédiaires, passeurs pour les Chinois du Sud du Zhejiang, sociétés intermédiaires (zhongjie) pour les Chinois du Nord.
Les modalités du voyage des Chinois du Sud du Zhejiang sont laissées à l’appréciation du passeur qui n’est jugé que sur ses résultats, non sur les moyens employés. On pense, souvent à tort, que la dette liée au voyage est remboursée mois après mois au passeur ou à un usurier. En fait, les migrants chinois doivent payer au moment du départ ou à l’arrivée en France (113 000 yuan, soit 13 230 euros en moyenne dans cette province). La personne n’est pas remise à sa famille si l’intégralité de la somme n’a pas été versée au passeur. Les candidats à la migration empruntent donc la somme nécessaire à leur famille ou puisent dans leur épargne.
Les Chinois du Nord et des mégalopoles font, eux, appel à de véritables sociétés d’émigration qui se chargent des formalités de départ. Ces sociétés intermédiaires ont pignon sur rue, œuvrant officiellement comme agences de voyage ou entreprises de commerce international grâce à un réseau de relations avec les administrations, les entreprises d’Etat et avec l’étranger, dont elles vont faire bénéficier le futur migrant.
Etant donné l’ignorance du candidat à l’émigration sur les pays étrangers et l’absence de réseau dans le pays d’accueil, les sociétés intermédiaires doivent fournir une gamme de services plus complète que ne le font les passeurs pour les migrants originaires du sud du Zhejiang. Elles s’occupent donc de demander le passeport, de procurer le visa, d’acheter les billets d’avion. Le coût du voyage s’échelonne entre 30 000 à 80 000 yuan (4 600 à 12 200 euros). Pour les Chinois du Nord, l’argent provient davantage de l’épargne que pour les Chinois du Zhejiang.
Une logistique importante
Il n’existe pas de parcours migratoire-type d’un Chinois du Sud du Zhejiang. C’est le passeur qui décide en fonction des opportunités par rapport aux politiques de visas, aux trajets et aux intermédiaires sur la route. Les migrants sont laissés dans la plus parfaite ignorance, même durant le voyage. Ils ne savent pas toujours quel pays a délivré le visa, de quel type il était, s’il était faux ou pas. La confiscation des passeports par le passeur et la suppression des visas s’ajoutent à ces difficultés d’appréciation.
Les entretiens que nous avons réalisés pour cette enquête permettent de mettre en relief la diversité des modes d’entrée. Des visas de type variés et d’origines nationales très diverses (Asie, Afrique, Moyen-Orient, Europe…) peuvent se succéder pendant le trajet. En effet, les migrants peuvent adopter différentes identités, nationalités et se munir de documents de voyages vrais, faux ou empruntés. Une logistique importante permet d’accueillir des groupes de migrants dans un pays intermédiaire : logement, apprentissage des langues en vue du passage de frontières. Cependant, à un moment du voyage, un visa Schengen leur sera remis et l’arrivée en France aura lieu après un passage par un pays européen. Il faut également remarquer que les trajets directs par avion, avec un visa Schengen, connaissent une recrudescence parmi les migrants du Sud du Zhejiang.
Ainsi, certains mineurs âgés de huit à dix-huit ans viennent dans le cadre d’échanges avec les pays européens munis d’un visa de tourisme délivré grâce à l’entremise d’une école française, un centre international de langue, de culture ou de sport. Les inscriptions se font soit en Chine, soit en France. Pendant leur séjour d’une quinzaine de jours, les jeunes font un tour d’Europe. Nombre de mineurs suivent cependant un long trajet qui les conduit dans de nombreux pays et les laisse aux mains de passeurs peu scrupuleux : dans ce cas, les récits de violence ne sont pas rares.
Les modes de circulation des Chinois du Nord et des mégalopoles sont plus homogènes que ceux des Chinois du Sud du Zhejiang. La grande majorité d’entre eux est titulaire d’un visa d’affaires valable dans la zone Schengen sous prétexte d’une « tournée d’étude commerciale ». L’arrivée directe dans l’espace Schengen par avion est, par conséquent, la plus répandue.
Ce visa, demandé par la société intermédiaire, n’a pas toujours de rapport avec le pays choisi. La société intermédiaire obtient le visa européen le plus facile à acquérir ; il suffit après de faire un second voyage « intérieur » vers la France. Le visa d’affaires présente le double intérêt d’être facilité par le désir de « coopération » économique européen, et de correspondre aux catégories socioprofessionnelles (réelles ou prétendues) des Chinois du Nord et à leur niveau d’instruction.
La situation économique, politique et sociale en République populaire de Chine pousse les anciennes classes privilégiées, ouvriers « maîtres du pays » et cadres, sur les chemins de la migration. Ils y retrouvent les migrants traditionnels de la province du Zhejiang. Tous effectuent un véritable passage : au coût réel du voyage s’ajoutent les ruptures successives propres à la société chinoise et à la migration. Laissés-pour-compte de la modernisation chinoise qui leur permet paradoxalement aussi de quitter leur pays, ils se retrouvent sous-prolétaires en France.
Pour cela, ils ont dû rassembler de fortes sommes, économies personnelles ou emprunts familiaux, pour financer un voyage migratoire qu’ils ne maîtriseront pas. Chinois du Sud du Zhejiang ou du Nord, ils ont sollicité des intermédiaires qui savent trouver et utiliser les failles du système européen de régulation des flux migratoires. Les entreprises situées en France bénéficient d’une main-d’œuvre peu onéreuse, corvéable à merci, et qui, par l’importance de sa dette, le restera longtemps. Le migrant est donc le seul perdant. ;
Cet article est extrait d’une étude sur « les modalités d’entrée en France des ressortissants chinois » commandée par la Direction de la population et des migrations (ministère des affaires sociales). L’équipe de recherche était composée outre Chloé Cattelain, qui a dirigé l’étude, et Sébastien Ngugen, de Marylène Lieber (doctorante en sociologie), Abdallah Moussaoui (statisticien), Claire Saillard (linguiste), Véronique Poisson (doctorante en sociologie), Christine Ta (médiatrice culturelle). |
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