Article extrait du Plein droit n° 56, mars 2003
« Les spoliés de la décolonisation »

L’errance des vieux Marocains

Djemila Zeneidi-Henry

Chercheur en géographie, Espace et sociétés de l’Ouest, CNRS.
La ville de Bordeaux a accueilli, depuis 1994, plus de mille cinq cents anciens combattants marocains. La ville qui abrite le tribunal des pensions militaires continue, encore aujourd’hui, de voir affluer ces immigrés atypiques, ces vieillards chargés de sacs en plastique, errants en groupe, qui ne cessent d’intriguer les Bordelais et embarrassent les autorités publiques. L’extrême précarité, voire l’état de clochardisation de ces hommes âgés déambulant dans les espaces publics, suscite un malaise de toutes parts.

Anciens combattants = SDF, l’équation fait scandale. Les titres de la presse nationale et locale relatant la trajectoire des anciens soldats sont empreints de ce sentiment d’indignation face au silence de l’État français : « Les anciens combattants étrangers demandent justice à l’État français ». « À Bordeaux, pour percevoir le RMI, des vétérans marocains errent le long des quais  », « Une injustice française  », « Une honte française  », « Une question d’honneur  », « Le scandale continue  », « Les anciens combattants sont à la rue  », « Sans domicile fixe  », « Jetés comme des ânes  », « Une injustice majuscule  », « La France ingrate  » [1]. L’indignation est motivée par l’âge et le déni de reconnaissance de la France à l’égard des anciens combattants marocains.

Ce n’est pourtant pas sur le plan politique que la question sera réellement prise en considération, mais plutôt sur le champ du traitement social et humanitaire.

Sur les routes du RMI

Ces vétérans qui risquent leur vie dans cet exil, qui pourrait être le dernier, ont servi la France pour des campagnes allant de deux à vingt ans. Recrutés en masse, parfois de force, les anciens de l’armée de l’Afrique ont participé à la libération de la France sous les ordres des généraux de Lattre et Leclerc. La France a adopté une attitude mitigée à leur égard. Si, à l’opposé du Royaume-Uni qui a supprimé toute pension aux soldats de l’ancien Empire, elle a reconnu leur rôle pendant les guerres, elle a néanmoins, au moment de la décolonisation, mis un bémol à la reconnaissance de leur contribution, en adoptant, sur une proposition du général de Gaulle, la loi de la cristallisation des pensions militaires. Cette loi inégalitaire (dans la mesure où les montants des pensions ont été gelés à la date de l’indépendance des différents pays) est à l’origine de l’errance actuelle de ces vieillards marocains.

Les premières arrivées à Bordeaux datent du début des années quatre-vingt-dix, pour des raisons liées aux nouvelles mesures législatives. Une première disposition figurant dans les lois Pasqua stipule, en effet, que la carte de résident en France peut être attribuée aux soldats des anciennes colonies. Voilà qui va faciliter leur venue. L’instauration du RMI, en 1988, par le gouvernement prévoyant une allocation de 2 450 F pour les personnes en situation de précarité leur donne droit à des ressources plus avantageuses que la pension. L’information concernant cet accès à des droits sociaux circule vite. Ce sont les immigrés qui, de retour au pays l’été, véhiculent la nouvelle qui gagne rapidement du terrain, grâce au bouche à oreille. Avant 1994, les arrivées sont réduites à une trentaine par année. Puis le phénomène va s’accélérer et devenir plus régulier. La DDASS de la Gironde s’apercevra qu’une association d’anciens combattants marocains basée à Kénitra est à l’origine de cet accroissement des arrivées à Bordeaux. Le travail de divulgation de l’information réalisé par cette association dans sa zone d’implantation explique aussi une certaine homogénéisation de l’origine géographique des migrants : ils proviennent, pour une grande partie d’entre eux, de la région de Fez et de Khemiset.

Dès 1996, les services de la DASS s’inquiètent du caractère régulier et continu du flux et qualifient leur arrivée de massive (quinze à vingt arrivées par mois durant cette année-là). Les services sociaux sont saturés. Le gouvernement Juppé prend des mesures pour restreindre les arrivées dont on observe un ralentissement significatif. Les anciens combattants doivent alors se soumettre aux procédures communes, avec notamment la présentation d’un certificat d’hébergement. Cette obligation est contournée par ceux qui transitent par d’autres pays de l’espace Schengen. Pour décourager les demandeurs, les archives de l’Office national des anciens combattants et du service d’attribution de la carte d’ancien combattant sont, à la fin de l’année 1999, transférées de Bordeaux à Caen. Cette disposition n’aura cependant pour effet que de retarder l’instruction des dossiers.

A partir de 1998, de nouvelles possibilités de prestations attirent les anciens combattants, de plus en plus nombreux à venir en France. En effet, la mise en place du fonds national de solidarité destiné à garantir des ressources minimales aux personnes âgées de plus de soixante-cinq ans (soixante ans en cas d’incapacité de travailler) va consolider la présence des anciens combattants marocains et renforcer les flux. L’allocation vieillesse qui s’élève à 3 540 F. est plus importante que le RMI et équivaut à un salaire d’universitaire au Maroc. Si le RMI avait l’avantage de permettre aux anciens combattants de faire des allers retours et de courts séjours en France, avec l’indulgence des services sociaux, le bénéfice de l’allocation vieillesse sous contrôle de la caisse des dépôts et consignations, gestionnaire des dossiers, les oblige par contre à résider sur le territoire français neuf mois sur douze. Les anciens combattants sont alors consacrés comme de véritables immigrés. Depuis janvier 2001, le phénomène se poursuit à raison de quinze à vingt personnes par mois.

Les autorités françaises refusant la décristallisation des pensions jugée trop coûteuse, préfèrent bricoler avec ces flux et traiter la question politique comme un problème social et humanitaire. Les anciens combattants vont alors chercher une place dans les brèches du système d’aide sociale de droit commun. Les premiers arrivants à Bordeaux sont pris en charge par les structures destinées aux SDF. Ils sont hébergés à l’asile de nuit et l’instruction de leur dossier est gérée par des associations caritatives. La saturation du dispositif de droit commun est vite constatée par les services sociaux. Une association caritative, l’Entraide protestante est désignée pour devenir le référent unique de ces anciens combattants. Elle crée une structure de gestion baptisée 4 ACM (association d’accueil et d’accompagnement des anciens combattants marocains). Pendant deux ans, cette structure fonctionne, médiatise la situation des anciens combattants marocains, fait reconnaître les spécificités d’âge, de culture, de précarité de cette population, et œuvre pour une valorisation du statut d’ancien soldat, en obtenant des autorités militaires des médailles…

Mais les problèmes continuent, les anciens combattants sont alors, en 1996, au nombre de cinq cents. De plus en plus visibles dans la rue, leur clochardisation heurte les Bordelais. Le flot jugé trop important conduit la DDASS à changer de prestataire et à confier le dossier à la Sonacotra. Cette dernière met en place, dès octobre 2000, un cadre de gestion de cette population, le DAPA (dispositif d’accueil primo-arrivant). La prise en charge se veut globale et s’effectue dès l’arrivée à Bordeaux, en tentant de faire converger les nouveaux venus vers le foyer de la Sonacotra. Pour soulager les services sociaux, celle-ci, qui dispose de nombreux foyers en France, organise la dispersion des anciens combattants auxquels on propose un hébergement à Perpignan, Marseille, Lyon, Limoges, Pau, Bergerac, Port-de-Bouc… Par voie de conséquence, la visibilité du problème s’atténue. Depuis septembre 2002, le dispositif d’accueil des primo-arrivants est saturé. Après une diminution du flux durant l’été 2002, probablement liée à la baisse de l’octroi des visas, la Sonacotra observe une augmentation significative des arrivées, de l’ordre de vingt à vingt-deux par mois.

Une expérience migratoire inédite

Ces messieurs ne commentent pas l’injustice qui leur est faite. Ils ont la retenue des invités qui n’osent pas gêner leurs hôtes. Ils se contentent de poser des questions, de se demander pourquoi la France ne leur donne pas au Maroc ce qu’elle leur donne ici. C’est à peine s’ils osent dire que la situation est absurde. En attendant, ils se positionnent eux aussi comme des immigrés. Pour donner sens à leur quotidien et à leur migration, ils thésaurisent et accumulent. Leur expérience migratoire n’est pas étrangère à l’histoire de milliers de Marocains partis travailler en France, éternel eldorado.

L’errance quotidienne de ces vieillards trouve son sens dans une référence à l’immigration des travailleurs des trente glorieuses, objets de représentations collectives partagées par toute une communauté. Lorsqu’ils reviennent au pays l’été, les émigrés « économiques » font envie et laissent entrevoir les richesses d’un occident prometteur. C’est pourquoi, avec les encouragements de leurs enfants, et malgré leur grand âge et une santé souvent fragile, les anciens combattants marocains ont quitté leur pays. S’ils explorent la ville à la recherche de ressources inespérées et fréquentent les lieux de distribution de repas ou de colis alimentaire destinés aux SDF, c’est pour ne pas grever l’allocation qu’on leur attribue.

Leur refus des logements autonomes et leur préférence pour les foyers s’explique par une stratégie d’épargne de leurs revenus afin d’en envoyer le maximum au Maroc. S’ils fouillent dans les poubelles des brocanteurs et capitalisent précieusement leurs insolites trouvailles dans des sacs, (autant de comportements qui les ont assimilés à la traditionnelle figure du clochard), c’est en vue de récupérer des objets qu’ils pourront offrir ou vendre au pays. Même les pneus sont récupérés et transformés en sandales de fortune. Pour ces ruraux en situation de précarité, les miettes d’ici sont des festins là-bas. Ces vieux messieurs pauvres en France mais dont le niveau de vie au pays a augmenté, n’ont pas hésité, pour quelques-uns, à renvoyer leur vieille épouse et à se remarier en secondes noces avec des jeunes filles.

Les manières de se comporter de ces anciens combattants marocains, associées à leur errance diurne dans des lieux fréquentés par les marginaux tels que la gare ou les abords des associations caritatives, gênent la population maghrébine qui trouve que ce groupe lui fait une bien mauvaise publicité, même si, dans le même temps, elle témoigne à son égard de marques de solidarité, notamment en période de ramadan.

Au foyer de la Sonacotra, des problèmes de cohabitation se posent. Les immigrés de la première génération qui vieillissent dans la solitude et l’isolement mais qui se sont plus ou moins occidentalisés dans leur mode vestimentaire, regardent d’un mauvais œil l’arrivée de ces nouveaux immigrés qui portent la djellaba, qui continuent de superposer les vêtements, qui n’ont jamais travaillé en France et à qui on s’empresse, selon eux, de distribuer toutes les prestations sociales existantes. D’autres, en particulier les Algériens, vont jusqu’à les traiter de traîtres, en leur rappelant qu’ils ont été mêlés aux guerres coloniales.

Les anciens combattants ne perdent pas de vue que leur exil peut être le dernier et déboucher sur la mort. Dès leur arrivée à Bordeaux, ils s’assurent, en cas de décès, que leur corps sera rapatrié au pays. Ils souhaitent que le chemin inverse soit fait, et qu’ils finiront au lieu de filiation. Une enquête informelle menée en 2001 au sein de la Sonacotra auprès d’une quarantaine d’entre eux, a révélé que, pour une grande majorité, le retour définitif était impensable. Ils sont donc prêts à tout pour améliorer le sort des leurs au pays. L’ambiguïté de l’attitude française perdure, comme l’indiquent les mesures de discrimination positive qui favorisent les anciens combattants, ou l’attitude des acteurs institutionnels locaux, sensibles à cette population (octroi rapide des cartes de résidents). Tout se passe comme si l’expression de la reconnaissance de la part de la France était étouffée par le tabou politique, comme si la culpabilité traversait tous les échelons de l’administration.

Actuellement, le gouvernement Raffarin propose de revoir les pensions en les calculant à partir du pouvoir d’achat du pays d’origine [2]. Il n’est donc toujours pas question d’égalité. Peut-être la France mise-telle sur la mort prochaine de ces vieillards ? Avec le dernier d’entre eux disparaîtra probablement le débat sur la décristallisation des pensions, mais la question de la responsabilité morale du pays des droits de l’homme à l’égard des anciens soldats des colonies restera dans l’histoire. ;




Notes

[1Parus respectivement dans : Le Monde, 11 novembre 1996 ; Le Monde, 24 septembre 1999 ; Sud-Ouest, 30 septembre 1999 ; 12 novembre 1999 ; 13 novembre 1999 ; 13 novembre 1999 ; 24 novembre 1999 ; 26 novembre 1999 ; 27 décembre 1999 ; 4 juin 2000.

[2Le Monde, 26 novembre 2001.


Article extrait du n°56

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:58
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