Article extrait du Plein droit n° 70, octobre 2006
« Le travail social auprès des étrangers (1) »
Vers une logique de contrôle ?
Christophe Daadouch
Juriste, formateur.
En matière d’entrée sur le territoire, la loi Sarkozy de novembre 2003 a expressément conféré des prérogatives aux services sociaux tant sur le terrain de l’attestation d’accueil que sur celui du regroupement familial.
En matière d’attestation d’accueil, l’article L. 211-6 du code des étrangers permet au maire de confier aux services de la commune chargés des affaires sociales (ou aux services chargés du logement, ou à l’Agence nationale de l’accueil des étrangers et des migrations – Anaem) le soin de procéder à des vérifications sur place et ce afin de s’assurer que « les conditions d’un accueil dans des conditions normales de logement » sont remplies. Est ici implicitement visé le centre communal d’action sociale, forme réglementée de « service de la commune chargé des affaires sociales. »
Selon le même schéma, l’article 421.2 du code des étrangers précise que « des agents spécialement habilités des services de la commune chargés des affaires sociales ou du logement, ou, à la demande du maire, des agents de l’Agence nationale de l’accueil des étrangers et des migrations peuvent pénétrer dans le logement » afin de s’assurer du respect des normes applicables en matière de regroupement familial.
En effet, le service social est un des trois services pouvant avoir compétence dans chacun de ces deux domaines. Dans les faits, cependant, il a souvent été mobilisé par les élus locaux qui souhaitent avoir un vrai droit de regard sur ces contrôles mais n’ont pas toujours un service du logement en gestion municipale directe.
De manière plus détournée, certes, mais avec des effets tout aussi importants, les services sociaux sont également au cœur de la généralisation de la condition d’intégration en droit des étrangers. C’est d’abord la loi de novembre 2003 qui a fixé une condition d’intégration « républicaine » à la délivrance de la carte de résident (article L. 314.10), condition « appréciée en particulier au regard de [la] connaissance suffisante [par l’étranger] de la langue française et des principes qui régissent la République française » (L. 314.2). C’est aujourd’hui la loi du 24 juillet 2006 qui pose comme exigence que celui qui entend bénéficier du regroupement familial doit se conformer « aux principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. » [1]
Enfin, c’est cette même loi qui prévoit aussi que tout étranger qui réside régulièrement en France depuis au moins cinq ans peut solliciter une carte de résident. Les « moyens d’existence » étant pris en compte (article L. 314.8), le caractère suffisant des ressources au regard des conditions de logement « fait l’objet d’un avis du maire de la commune de résidence du demandeur ».
A chaque fois, le maire peut [2], et parfois même doit, être saisi par le préfet pour rendre un avis sur l’intégration de l’étranger demandeur, sur ses ressources ou sur son respect des principes de la République. Il n’est dès lors pas rare que l’édile local interroge, parmi d’autres (police municipale, service du logement, service de la vie associative), les services sociaux sous sa responsabilité pour préciser une situation sociale ou étayer ses convictions.
Enfin, dans ce même domaine de l’intégration des migrants, rappelons simplement ici que les services sociaux sont directement associés à la gestion du contrat d’accueil et d’intégration, élément désormais déterminant dans l’appréciation du respect de la condition d’intégration (article L. 314.2). [3]
De l’expertise médico-sociale
Le fait que le service social soit également partie prenante des processus de régularisation des étrangers en situation irrégulière n’est pas en soi une nouveauté. Toutefois, plus que jamais les rares possibilités de régularisation prévues par la loi sont aujourd’hui largement conditionnées par des critères médico-sociaux.
Ainsi en est-il de la régularisation au titre de la prise en charge médicale ou de l’accident de travail, de la contribution à l’éducation de l’enfant en qualité de parent d’enfant français ou encore de l’insertion sociale sur le terrain des attaches privées et familiales en France. Sur ce dernier point, la loi de 2006 [4] prévoit que les liens personnels et familiaux en France sont désormais appréciés « notamment au regard de leur intensité, de leur ancienneté et de leur stabilité, des conditions d’existence de l’intéressé, de son insertion dans la société française ainsi que de la nature de ses liens avec la famille restée dans le pays d’origine ». On imagine aisément que les services sociaux vont être sollicités par les intéressés, accessoirement par les préfectures, pour apprécier ou justifier ces conditions d’existence et d’insertion sociale.
Dans ces différents cas, le rôle du service social est divers pouvant aller de l’information sur les procédures à la délivrance d’attestations ou de copies de dossier, en passant par des courriers d’accompagnement et l’aide à la rédaction d’une demande. Dans des cas bien spécifiques, la régularisation est même désormais directement conditionnée par la mobilisation du service social.
Le dernier exemple illustrant cette place centrale que joue aujourd’hui le service social en droit des étrangers est tiré du domaine de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) et touche plus précisément le statut des mineurs étrangers isolés.
Les mineurs isolés
Jusqu’en novembre 2003, les jeunes pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance pouvaient bénéficier de la nationalité française par simple déclaration au tribunal d’instance. A l’âge de seize ans, le jeune pouvait même effectuer seul, pour peu qu’il ait été informé, ladite déclaration sans que le service social qui le prend en charge puisse y faire obstacle. En exigeant trois ans de prise en charge par l’ASE avant la majorité, ou cinq ans pour les autres prises en charge (PJJ, associations, etc.), la réforme de novembre 2003 a largement limité les possibilités d’obtention de la nationalité française.
Pour assouplir la rigueur de ce durcissement mais aussi pour répondre à l’émergence d’une mobilisation collective qui s’est créée autour de ces jeunes désormais sans statut [5], diverses réformes ont mis le service social au cœur du dispositif d’obtention de droits, qu’il s’agisse d’une autorisation de travail ou de séjour. Ce fut évidemment le cas du plan de cohésion sociale et des délivrances d’autorisations de travail en vue d’un contrat d’apprentissage et de professionnalisation. On lira avec intérêt la circulaire du 5 octobre 2005 relative à la délivrance de ces autorisations de travail à des mineurs et à des jeunes majeurs isolés : à l’étranger « qui a été pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance après l’âge de seize ans ou qui n’est plus pris en charge au moment où il formule sa demande, l’autorisation provisoire de travail ne saurait être délivrée qu’après un examen au cas par cas, en tenant compte du projet d’insertion durable du jeune étranger, après avoir pris attache avec son éducateur référent, et des éventuels problèmes d’ordre public posés par la présence de l’étranger, après consultation des services préfectoraux ».
Le transfert de compétences
Dans le même esprit, la circulaire Villepin du 2 mai 2005 [6] précise que les préfets doivent « veiller à admettre ces personnes au séjour à leurs dix-huit ans » lorsque les perspectives de retour de ces jeunes dans leur pays d’origine sont très faibles, et au regard de leur parcours d’insertion en France. L’ancienneté du séjour en France, la réalité et le sérieux du suivi de la formation, l’absence justifiée du maintien des liens avec la famille restée dans le pays d’origine et une appréciation de la structure d’accueil devront aussi être pris en compte. Sur ce dernier point, il est exigé « une attestation motivée de la structure justifiant du degré d’insertion du jeune majeur dans la société française (rapport de l’éducateur référent évoquant son comportement, ses projets scolaires ou professionnels, relevés de notes, connaissance suffisante de la langue française, etc.) ».
S’inspirant de la même méthode d’association de l’action sociale à la régularisation, la loi Sarkozy de 2006 prévoit désormais la délivrance d’un titre de séjour à l’étranger « qui a été confié, depuis qu’il a atteint au plus l’âge de seize ans, au service de l’aide sociale à l’enfance et sous réserve du caractère réel et sérieux du suivi de la formation, de la nature de ses liens avec la famille restée dans le pays d’origine et de l’avis de la structure d’accueil sur l’insertion de cet étranger dans la société française. » [7]
On pourrait évidemment s’interroger sur la faiblesse des réactions des professionnels de l’action sociale, voire de leur adhésion [8] à l’ensemble de ces transferts de compétences. Simple méconnaissance des réformes ? Poids de la hiérarchie politique sur les services en question ? Pari selon lequel la participation à la politique d’immigration pourrait en limiter les aspects les plus contestables ? Adhésion à des textes qui marquent une certaine reconnaissance de services trop souvent déqualifiés ? La réponse se situe probablement à la lisière de ces multiples explications.
Quoi qu’il en soit, il n’en demeure pas moins que ces transferts posent un certain nombre de questions de fond que le travail social ne peut évacuer. Ces transferts directs ou indirects de pouvoirs aux services sociaux ne sont accompagnés d’aucun dispositif général de formation permettant aux agents d’appréhender une législation aussi complexe et floue.
Le service social qui serait chargé de contrôler le logement dans le cadre du regroupement et plus encore de l’attestation d’accueil est-il formé à apprécier ce qu’est un logement « considéré comme normal pour une famille vivant dans la même région géographique » [9] ou ce que sont les « conditions normales de logement » [10] ? Surtout lorsque, dans ce dernier domaine, la circulaire d’application du 20 janvier 2004 précise que « la volonté du législateur est de laisser un large pouvoir d’appréciation au maire dans ce domaine ». Dans le même esprit, le service social est-il compétent pour attester de l’« intégration républicaine » d’un étranger ou de son « insertion » sociale ?
Ces notions sont évidemment sujettes à une telle subjectivité que ce risque devrait être compensé par une formation et une analyse collective des situations pour filtrer des appréciations qui pourraient être trop personnelles. Il convient au demeurant, pour le professionnel, de mesurer l’impact des avis et décisions rendus dans ce domaine si particulier, car si policier, qu’est le droit des étrangers. Le travailleur social qui, en temps normal, méconnaîtrait un dispositif social ne court comme seul risque que de voir rejetée la demande qu’il formule. Ici, le rejet ou l’avis négatif peut tout de suite avoir des conséquences très lourdes, difficilement réparables.
Entre désobéissance et respect de la loi
Cette confrontation de deux missions et cultures administratives différentes pourrait être illustrée par la circulaire des ministres de la justice et de l’intérieur, datée du 21 février 2006, relative aux « conditions de l’interpellation d’un étranger en situation irrégulière » [11] dans laquelle sont évoquées les différentes possibilités d’interpellations d’irréguliers dans des services médicaux ou sociaux. Elle pourrait l’être aussi par l’article L. 622-1 selon lequel « toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d’un étranger en France sera punie d’un emprisonnement de cinq ans et d’une amende de 30 000 euros ». Face à ces deux textes, les services sociaux semblent flotter, sans fil conducteur ni réflexion collective, entre désobéissance voire résistance, respect strict de la loi ou souci de concilier mission sociale et cadre légal.
Il reste à se demander comment ces nouvelles prérogatives peuvent se combiner avec l’un des fondamentaux du travail social : le secret professionnel.
Un secret lourd à garder
Pour l’essentiel, les services concernés (qu’ils interviennent dans le cadre de missions CCAS ou ASE) ou les agents eux-mêmes (médecins ou assistants de service social) sont régis en effet par les règles relatives au secret professionnel, en application de l’article 226.13 du code pénal. Les exceptions à cette exigence de secret sont rares et exhaustivement énumérées par le même code pénal : on pense à l’obligation de porter assistance à personne en danger et, plus généralement, au devoir de signalement de privations et sévices sur personnes vulnérables ou mineures.
En aucune manière les domaines précités qui sont confiés, directement ou indirectement, aux services sociaux ne font partie des exceptions prévues aux obligations de secret professionnel. Au demeurant, il importe peu, sur le terrain du droit pénal, que le secret ait été violé avec l’intention de nuire ou au contraire d’assister l’usager. De manière aussi surprenante que cela puisse paraître, le service médico-social qui délivrerait des informations dans le cadre d’une demande de régularisation pourrait voir sa responsabilité engagée pour violation du secret professionnel, tant par l’usager que par l’action publique.
Certes, on pourra objecter que la loi Sarkozy du 27 juillet 2006 prévoit une exception nouvelle au secret professionnel en évoquant implicitement sa levée en vue de la régularisation des jeunes pris en charge par l’ASE. Elle ne saurait pour autant donner de base légale aux écrits sociaux adressés dans le cadre d’une demande de régularisation fondée sur la circulaire Villepin – on pense ici aux jeunes pris en charge par la PJJ ou par l’ASE après seize ans – ou dans le cadre d’une demande de contrat d’apprentissage sur la base de la circulaire Borloo précitée. Une circulaire, quand bien même suggérerait-elle la transmission d’écrits du professionnel référent, ne peut déroger au cadre strict du droit pénal. De la même manière, aucun texte n’habilite un service social à délivrer des informations à une préfecture en vue d’une régularisation, y compris avec l’accord de l’intéressé.
Nous avons par ailleurs eu l’occasion de préciser que toute information délivrée au maire par le CCAS sur la situation sociale d’un usager aux fins d’éclairer une demande d’attestation d’accueil ou de regroupement familial est une violation claire des règles du secret professionnel [12]. Tout au plus le service social peut-il être habilité à vérifier les conditions de logement pour le compte du maire, mais il doit limiter son contrôle à elles seules. Enfin, la généralisation de l’avis du maire sur l’intégration ou les ressources d’un demandeur de regroupement familial ou de carte de résident ne peut légalement être éclairée par les informations collectées par le CCAS, couvertes elles aussi par le secret professionnel.
Le service social, supplétif de la préfecture
Dans ces deux derniers exemples, il est aisé d’imaginer la difficulté, pour les agents du CCAS sollicités par leur supérieur hiérarchique, de lui opposer le secret professionnel sans craindre des répercussions disciplinaires. Et ce, même si le statut de la fonction publique prévoit expressément qu’un agent est tenu de ne respecter les ordres hiérarchiques qu’à condition qu’ils soient légaux.
Raison d’être de l’obligation de secret professionnel, la relation de confiance avec l’usager est plus généralement mise à mal par ces évolutions. Jusqu’alors, on pouvait résumer le protocole particulier qui unit le travailleur social et l’usager comme la relation entre une conscience et une confiance. La plus-value, la justification du travail social, est cette relation de confiance. Or, les dispositifs décrits ci-dessus, qui font du service social le supplétif de la préfecture (vérification du logement, avis d’intégration, etc.) ou un organe de simple contrôle (contrat d’accueil et d’intégration), ne font qu’émietter la relation de confiance avec l’usager déjà parfois difficile à établir. En visant, dans sa décision, l’avis du service social référent, le préfet pourra même dégager pour partie sa responsabilité en la transférant à ce service.
Donnons un exemple rencontré : une assistante sociale hospitalière fait une demande de régularisation pour un patient en situation irrégulière. En toute bonne intention et avec un souci de rapidité, elle signe cette demande au nom de son service, sans vérifier si l’étranger a lui-même adressé une demande similaire de son côté. Ce qui n’était alors qu’une erreur de procédure et éthique se transforme en véritable difficulté lorsque l’étranger reçoit un arrêté de reconduite à la frontière ainsi motivé par le préfet : « Mon attention a été attirée sur votre situation irrégulière par Mme X, assistante de service social… » !
Qu’en sera-t-il de la régularisation pour les jeunes pris en charge par l’ASE avant seize ans sur la base d’un avis de la structure d’accueil ? Le piège tendu par les dispositions de la loi Sarkozy, qui invitent le service à choisir, au sein des jeunes, entre ceux qui méritent une telle régularisation et ceux qui ne le valent pas, est certes gros, mais comment y échapper ? Faut-il les boycotter ou, au contraire, faire une demande pour tous ? On peine à imaginer certains conseils généraux valider cette dernière option. Les demandes seront donc ponctuelles et devront être le plus étayées possible avec le maximum d’éléments pourtant régis, une fois de plus, par le secret professionnel, à destination, non pas du juge des enfants, mais du préfet non soumis à une telle exigence. In fine, le préfet décidera et motivera sur la base de l’avis de la structure d’accueil : « Au regard du service X, je constate que vous ne justifiez pas d’une réelle volonté d’insertion… »
Non seulement ce texte transfère la responsabilité des décisions préfectorales sur un service social, mais il lui confère ce faisant une toute-puissance à l’égard du jeune pris en charge. Comment ne pas craindre des formes de chantage à la régularisation ?
A maints égards, ces multiples textes vont à l’encontre des évolutions du travail social. Alors qu’elle a peiné à sortir d’une logique de contrôle qui a pu fonder son histoire, l’action sociale y retourne par la porte du droit des étrangers. De la même manière, alors que l’ASE a eu du mal à se dégager de l’image de toute-puissance de l’Assistance publique puis de la DDASS, elle y est inéluctablement renvoyée en matière de prise en charge des mineurs étrangers.
Notes
[1] Art. 411.5 du code de l’entrée et du séjour.
[2] L’avis sur la condition d’intégration est prévu par les articles 314.2 et 421.1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers. Selon l’article L. 421-1 cet avis est réputé rendu à l’expiration d’un délai de deux mois à compter de la communication du dossier par l’autorité administrative.
[3] Voir dans ce numéro l’article de Mylène Chambon sur le contrat d’intégration, p. 28.
[4] Article L. 313.11 alinéa 7.
[5] On pense à la création et à l’extension du réseau RIME.
[6] N° NOR/INT/D/05/00053/C.
[7] Article L. 313-11-2°bis.
[8] On pense ici au communiqué de l’UNCCAS en réponse au GISTI sur les transferts de compétence en matière d’attestation d’accueil et de regroupement familial. http://www.unccas.org/presse/communiques/ 2006/lettre-ouverte-de-l-UNCCAS-au-GISTI.pdf
[9] En matière de regroupement familial, article 411.5
[10] En matière d’attestation d’accueil, article 211.5.
[11] NOR : J USD0630020C
[12] Daadouch Christophe, « Le secret professionnel protège-t-il également les étrangers ? », Journal droit des jeunes, RAJS, février 2006.
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