Article extrait du Plein droit n° 81, juillet 2009
« La police et les étrangers (1) »

« Comment je suis devenu “passeur” »

Lily Boillet

 
On en parle beaucoup mais on les connaît peu. Présentés et perçus comme les seuls responsables de la venue de milliers de gens en Europe, leur « fonction » est souvent synonyme d’exploitation, d’esclavage moderne, de profit, d’absence de scrupule, de faiseur d’illusion, de racket, de viol... Mais ne sont-ils pas en fin de compte le produit d’une politique qui ne cesse de multiplier les obstacles sur le chemin de l’exil, dans le but illusoire d’enrayer les migrations vers le Nord ? Un de ces exilés devenu « passeur » pour survivre témoigne...

« Je suis érythréen, j’ai vingt-huit ans, je suis l’aîné d’une famille de dix enfants. Quand j’ai quitté l’école, je suis devenu soldat. Le service national dans mon pays est obligatoire pour tout le monde, homme comme femme. On nous dit au départ que c’est pour dix-huit mois avec l’entraînement compris, mais en fait on est mobilisé indéfiniment. On n’a pas le choix, sinon c’est la prison. J’ai été dix ans soldat. Payé environ 400 nakfa par mois [environ 10 livres], on a droit à une ou deux permissions de vingt jours dans l’année, pour aller voir sa famille. Mais pour rentrer, le voyage me prenait cinq jours, donc dix aller-retour. Alors j’ai dépassé souvent les délais, pour rester un peu, profiter de ma famille, aider ma mère, en travaillant un peu. Car mes frères et sœurs étant petits, personne n’était encore allé à l’extérieur du pays, en Europe ou aux États-Unis. La vie était très dure pour eux, et mon salaire de soldat ne permettait pas de les faire vivre. Alors les soldats venaient me chercher à la maison et me mettaient en prison, car on me considérait un peu comme déserteur. En tout, en dix ans, j’ai dû être emprisonné une dizaine de fois, je ne me souviens plus très bien. Et parfois ça pouvait durer jusqu’à six ou huit mois. La prison en Érythrée, ce n’est pas celle que vous connaissez ici en Europe. La prison, c’est les travaux forcés, sans chaussures, par des températures de 40 ou 50 degrés. Il fait très chaud et on n’a pas d’eau. On a droit à une douche par semaine ! Les habitations pour dormir sont faites en tôle de fer, alors ce n’est pas vivable, on ne dort pas à cause de la chaleur.

Quand j’ai pris la décision de partir – ça n’a pas été facile, j’y ai pensé longtemps –, c’était ça ou mourir. Je savais que si je me faisais attraper, si les gens de mon gouvernement comprenaient que je voulais m’enfuir, j’aurais droit à au moins trois ans de prison et je serais torturé pour donner les autres ou parce que je serais considéré comme traître, de mèche avec les ennemis du parti. Je savais que ça allait être dur et incertain car personne ne pouvait m’aider en me payant le voyage, je suis le seul de ma famille à être parti. À ce moment-là, j’étais mobilisé à Sawa, un endroit connu pour être un grand centre d’entraînement militaire, proche du Soudan, de la frontière. J’ai pris le temps de collecter toutes les informations, en écoutant les gens, en observant. Je suis parti en février 2005. Le passage a duré trois jours et trois nuits, sans eau ni nourriture, à pied. On a atteint Wedi Sherife, un petit camp de réfugiés juste après la frontière. Là, on nous a envoyés à Sita Ichroun, un autre camp de réfugiés géré par le HCR, où on doit nous remettre une carte de réfugié et nous trouver une place ailleurs dans le monde. Mais ça, je le savais pas à l’époque. Et puis ça prend tellement de temps que beaucoup de monde part avant. J’ai écouté un peu les gens, et je suis parti aussi.

Le Soudan puis la Libye...

J’ai atteint Khartoum et j’y suis resté deux mois. Il y a deux ou trois endroits pour les Érythréens, comme des cafés ou des clubs. On ne se mélange pas trop à la population, surtout quand on n’est pas musulman, comme moi. Tout le monde loue des chambres et on vit tous là en partageant tout. Moi je n’avais pas d’argent, alors c’est les amis qui m’ont permis de survivre. Il y a toujours quelqu’un pour partager un repas, une cigarette ou te donner un peu d’argent. Quand j’ai quitté mon pays, je ne savais pas vraiment où j’allais, c’était sûrement l’Europe mais, comme je n’avais pas d’argent, je ne m’étais fixé aucun objectif, je verrais bien en cours de route. À Khartoum, j’ai utilisé mon temps à écouter les gens, observer, discuter avec tout le monde, surtout les gens importants. J’ai collecté des infos sur les différentes options : le Kenya, l’Afrique du Sud, l’Europe, Israël. Et sur les conditions : le tarif, le passage, le désert, la Libye, les conditions de vie. J’ai pris la décision de l’Europe par la Libye, car mes amis y allaient et voulaient bien m’aider. Normalement, le tarif c’est 250 dollars pour la partie dont s’occupent les Soudanais, puis 300 dollars aux Libyens pour la première étape et encore 400 dollars pour l’autre étape jusqu’à Tripoli. Je n’ai pas payé les Soudanais : on était dix amis et on a négocié, c’était un peu un prix de gros ! Pour les Libyens, mes amis m’ont aidé. On est partis dans des Land Cruiser, à 40 par camion, il y avait trois ou quatre camions. On a eu de la chance, personne n’est mort, mais ça arrive très souvent, on en parle tous à chaque étape pour dire qui n’a pas survécu et prévenir la famille. De Khartoum à Ajdabiyah, en Libye, on a mis dix jours, puis normalement d’Ajdabiyah à Benghazi on met une journée. On aurait été à mi-chemin si on était arrivés jusque-là, mais la police nous a arrêtés. Ils nous ont enfermés deux jours puis renvoyés à Koufra, toujours en Libye, pour nous emprisonner. On est restés enfermés trois semaines à Koufra. Il n’y avait pas de lit, pas de couvertures, il faisait chaud la journée, très froid la nuit. Et c’était infesté de puces, de poux et autres bestioles, elles couraient partout sur les murs, par terre, sur nous. Si je mettais ma main dans mon pantalon, j’en sortais une vingtaine à chaque fois ! C’était horrible. Puis les Libyens nous ont mis en relation avec des Soudanais qui nous ont dit que si on pouvait payer 150 dollars ils nous prendraient en charge. On a été remis aux Soudanais qui ont payé les Libyens une dizaine de dinars pour chaque personne. Les Soudanais nous ont alors enfermés dans une maison, ils nous ont nourris avec des tomates et du pain, et nous ont demandé si on avait besoin d’appeler la famille pour avoir l’argent. Dans ce cas-là, ils fournissent le téléphone et quand ils reçoivent l’argent ils s’arrangent pour que tu arrives à Tripoli. Mais moi je n’avais personne à appeler ! Ils m’ont gardé un mois puis, après, m’ont laissé partir parce que je leur coûtais trop cher en nourriture ! Je les ai fatigués ! Dans cette prison, j’ai rencontré des gens que j’ai aidés en France beaucoup plus tard, dans la jungle ! “Crazy world” ! J’ai donc été libéré mais je me suis retrouvé coincé à Koufra parce que le tarif, après les 150 dollars pour être libéré, est de 300 dollars pour aller à Tripoli. Mes amis n’ont pas pu attendre. Je me suis retrouvé sans rien. Mais ça m’a permis d’apprendre à connaître les Libyens, surtout les Libyens “importants”, à les comprendre. Et puis j’ai pu observer comment ça marchait le business. Alors j’ai fait le “connecteur”. C’est-à-dire que je rassemblais les migrants érythréens pour préparer un voyage, j’étais comme un intermédiaire entre eux et les Libyens, qui n’ont comme ça qu’une seule personne à qui parler. Et puis les autres, ils viennent d’arriver, ils ne connaissent rien et n’ont pas de temps à perdre, ils sont pressés. Ça me payait le voyage. Les Libyens me laissaient passer. On est allé jusqu’à Benghazi comme ça. Là, je suis resté bloqué six mois car il faut encore 150 dollars pour atteindre Tripoli. La vie à Benghazi pour moi, c’est la vie tous ensemble avec des gens qui passent. Je suis ami avec tout le monde. Je suis nourri par le “groupe”. Et puis, de toute façon, tout le monde vit sur l’argent des connecteurs. Ils partagent la nourriture, les cigarettes, tout, avec ceux qui n’ont pas d’argent, qui attendent là. Je fais le guide, je montre où et comment téléphoner, les endroits importants, les gens importants. Je me débrouille. Le connecteur prend 150 dollars et en donne 50 au chauffeur. Tu peux te débrouiller directement si tu connais les chauffeurs, si tu as le temps, alors tu ne paies que 50 dollars au chauffeur. J’ai à nouveau fait ça un moment, puis je suis parti aussi pour Tripoli, avec un peu d’argent pour vivre. À Tripoli, c’est très dur en général mais il y a un endroit nommé Gurdji, un quartier mixte Libyens-migrants, où vivent en général les Érythréens. La vie est très bon marché, là-bas. Les pains sont gros comme le bras et, pour 40 miches, tu paies un dinar ! Du coup avec deux dinars tu vis une journée ! Les Libyens, s’ils ont du pain et des cigarettes, ils sont contents, ils vivent. Mais quand ils voient les migrants chargés des courses pour tout le monde, ils les croient très riches et les rackettent avec des couteaux, parfois juste pour 25 centimes ! Le problème à Tripoli, à l’époque, c’était les connecteurs. Ils parlent beaucoup, affirment que c’est très dangereux à l’extérieur pour effrayer les migrants, parce que, si les migrants connaissaient la réalité, ils choisiraient leur voie eux-mêmes, direct. Ceux qui sont vraiment dangereux, c’est les “mixtes”, les migrants mais pas érythréens, comme les Égyptiens, les Tunisiens ou les Nigérians. Ils n’ont pas d’argent. Ils sont souvent drogués. Les filles sont prostituées, elles viennent du Maroc ou de Tunisie. Les purs Libyens, ils sont stricts, ils sont ok. Pour moi, la Libye, ça allait, je sortais, je pouvais aller partout, boire, même la nuit, je rentrais en taxi. Mais je connais, j’y suis resté deux ans ! De mon temps, les connecteurs pour les Érythréens étaient Soudanais. Maintenant, ça a changé, les connecteurs sont Érythréens, ça va mieux du coup. Avant, les migrants pouvaient payer jusqu’à 5 000 dollars ; maintenant c’est aux alentours de 1 200.

35 heures pour traverser la Méditerranée

La première fois que j’ai essayé de passer en Europe, c’est deux copains, Dawit et Yonas, qui ont voulu m’emmener. Ils n’avaient pas eu d’aide eux non plus, ils avaient alors collecté les gens pour passer. Ils voulaient que je vienne, ils ont négocié avec les Libyens. Mais, devant le bateau, les passeurs ont dit qu’il y avait une personne en trop. On était 28, ils ont dit que le bateau ne pouvait supporter que 27 personnes. Mes amis voulaient laisser une de leurs places pour moi, mais ce n’était pas juste, alors j’ai décidé de rester. Et puis je n’étais pas pressé. Je savais pas trop où j’allais. Ils sont partis. On n’a plus jamais entendu parler d’eux. Jamais eu de nouvelles de ce bateau. Il n’est jamais arrivé. Ils sont morts, je le sais. 27 personnes. Ça m’a fait réfléchir. J’étais pas trop mal en Libye. Et puis je n’avais pas d’argent, donc je n’avais pas de “voie”. Je voyais tout le monde se battre avec la famille pour avoir de l’argent pour passer. Et, dans ce bateau, il y avait un petit cousin à moi, très riche, mais il est mort quand même. Argent ou pas. J’étais effrayé. Mais je ne faisais rien en Libye, je tuais le temps, c’est tout. Ça m’allait au début, ça me changeait de l’armée, mais au final tu construis rien. Et tout le monde pousse, tout le monde te demande ce que tu fais là, pourquoi tu ne continues pas, qu’il faut faire quelque chose de sa vie. Alors j’ai décidé de tenter la chance. Je connaissais bien tout le système. Je ne partirais que si c’était sûr, pas pour rien, pas pour mourir. Alors j’ai fait le rabatteur, j’ai préparé un voyage et je suis passé avec les gens que j’avais collectés, avec les bons Libyens, le bon bateau, la bonne voie. On a mis 35 heures pour traverser la Méditerranée. On est arrivé à Lampedusa, en août 2007. Très vite, on a été emmenés dans un autre camp à Crotone. J’y suis resté quatre mois et j’ai reçu un papier d’un an, le permesso di soggiornio. Pour moi, le camp, c’était ni bien ni mal. Après deux mois, on pouvait sortir dans la journée de 8h à 22h, pour aller à la laverie ou surfer sur Internet. Les Italiens je les ai trouvés racistes, ils font des différences à la couleur de peau. Et, quand tu fais du grabuge dans le camp, ils te chopent et te font des injections qui rendent les gens bizarres pendant deux ou trois jours. C’est arrivé à deux amis que j’ai retrouvés aussi en France, puis ici, en Angleterre.

Rome puis Milan...

Quand j’ai eu les papiers, on nous a demandé où on voulait aller. J’ai choisi Rome comme tout le monde. On a été déposés à la gare et on nous a payé le ticket de train. À Rome, j’ai dû suivre le mouvement, car on s’est retrouvés tout seuls, sans explication. Je pensais trouver un logement, j’ai trouvé un squat, Analina. J’ai voulu me débrouiller, j’ai pris toutes les infos et j’ai obtenu tout ce qu’il me fallait pour travailler : la carte d’identité, le codice fiscale c’est-à-dire le numéro d’identification que les impôts te donnent et qui permet à ton patron de te payer, quelque chose comme ça, même les documents de voyage. Pendant tout ce temps, je dormais à Analina. C’est un grand immeuble qui n’appartient à personne et où vivent tous les réfugiés et les migrants. Je n’ai pas payé car je n’avais pas ma propre chambre puisque j’étais nouveau. Je dormais dans le couloir. Mais, si tu ne connais personne dedans, tu n’as pas de place, alors tu vis dehors, à la gare. Il n’y a pas d’électricité, pas d’eau, pas de toilettes car elles sont bouchées, alors tout le monde va dehors, tu ne te laves pas pendant des semaines. Tout le monde s’entasse là-dedans, les femmes, les enfants, les femmes enceintes. Quand tes vêtements sont sales, tu vas dans une Caritas voir s’ils peuvent t’en donner d’autres. Si vous voyiez Analina, vous perdriez la tête ! Il y a un deuxième squat à Rome, Corentina. Celui-là, il est mieux, les gens s’organisent pour nettoyer, ce sont des gens qui travaillent, qui vivent en famille. Du coup, c’est beaucoup plus cher. Ceux qui partent vendent leur place au suivant.

Je suis resté deux mois, je n’ai jamais trouvé de travail. Alors je suis parti à Milan, chez des amis qui pouvaient me loger. Ils vivaient là depuis un moment, ils travaillaient. J’y suis resté six ou sept mois, j’ai fait toutes les villes du coin pour trouver du boulot parce que je payais pas le train. Quand tu reçois une amende, tu expliques que tu peux pas payer. Généralement, ils s’en foutent les contrôleurs, alors tu donnes les amendes à une sorte de Caritas, peut-être que le Vatican paie pour nos amendes, je ne sais pas. En tout cas, j’ai essayé et je n’ai jamais rien trouvé, pas de boulot. Il fallait que j’aide ma famille. En tant que soldat j’ai jamais pu le faire, en plus je les embêtais tout le temps à avoir des ennuis avec les militaires, à me sauver, ou à boire, à tuer le temps. En Italie, je n’avais pas pu les aider non plus, donc là j’avais atteint un but, il fallait que je travaille pour les aider. Mais rien n’a marché. Alors j’ai repris la route, après avoir écouté tout le monde. Je me suis dit que si l’Angleterre m’acceptait, c’était bien, sinon je m’échapperais et je travaillerais au noir. C’est pour ça que j’ai choisi l’Angleterre. Et puis la langue y est facile à apprendre. Et une fille qui venait juste de se faire déporter de là-bas retentait le coup, et elle me plaisait bien, alors je l’ai suivie.

Paris puis Calais...

Je suis arrivé à Paris en mai 2008, puis à Lille-Flandres, puis à Calais, avec un gars rencontré dans le train. Dès l’arrivée, quelqu’un nous a montré ce qu’on appelle l’African Home, une espèce de grand hangar où tous les migrants dorment par terre et se cachent pour échapper à la police qui vient nous courir après avec du gaz qui pique les yeux et empêche de respirer. Tout le monde dit que c’est parce qu’on est illégaux, ou noirs ou musulmans… Je ne sais pas. Pour moi, c’était comme un retour aux pratiques découvertes pendant le voyage en Afrique. On m’a tout expliqué : pour la nourriture, les douches, Internet, la ville, les gens, la police et pour les voies de passage pour les Africains, le protocole, puis les parkings – payants – d’embarquement dans les camions. J’ai essayé trois nuits par le protocole, c’est-à-dire le passage libre, sans payer. Tu te glisses toi-même comme tu peux sous un camion ou dedans si c’est possible de refermer derrière toi. Mais ça n’a pas marché et puis c’était dangereux. J’aurais pu tomber comme plein d’autres.

Dans l’African Home, j’entends parler du business sur les parkings. Je me suis renseigné sur ce que ça voulait dire. Ouvrir, fermer des portes, ça n’avait pas l’air bien compliqué. Et puis j’avais besoin de travailler, j’allais aussi en Angleterre, comme tous ceux qui faisaient ce travail-là en attendant de passer, pour économiser un peu et envoyer l’argent à la famille. Surtout pour tous ceux qui ont été fichés ailleurs, comme moi, en Italie ou autre, et qui n’ont pas pu s’y installer, qui n’ont rien trouvé pour commencer une vie, et qui sont expulsés à chaque fois d’Angleterre, c’est un bon moyen pour ne pas tout à fait perdre son temps, et on n’a pas beaucoup le choix. Alors j’ai discuté avec ceux qui s’occupaient de mettre les gens dans les camions à ce moment-là, pour savoir quand je pourrais le faire aussi. J’ai juste eu à attendre qu’ils décident de reprendre la route après avoir économisé assez. J’ai fait ce travail-là deux mois. C’est stressant la nuit sur le parking, on a toujours peur de la police, mais on est tous ensemble, entre frères et sœurs, on partage tout pendant la journée. On est entre nous et les Français sont super-gentils. Il y a juste la vraie mafia qui est dangereuse, y en a toujours qui veulent reprendre le business pour qu’il soit plus rentable, et c’est toujours par la force. Entre nous, on s’arrange, on s’entraide, ceux qui n’ont pas d’argent passent quand même.

Enfin, l’Angleterre

J’ai fini par passer à l’automne. Il le fallait car, à la fin de 2008, la validité de mes papiers italiens allait prendre fin. Si ça ne marchait pas en Angleterre et qu’elle me renvoyait sur le continent, je pourrais toujours les faire renouveler. Dès qu’on est arrivés en Angleterre, la police nous a trouvés dans le camion. On a donc été interrogés, les empreintes ont été vérifiées. Ils ne m’ont rien dit. J’ai d’abord été placé en centre pour demandeurs d’asile, puis envoyé dans la ville où je suis encore aujourd’hui, dans ce qu’on appelle une sharing room. C’est une petite maison que je partage avec d’autres demandeurs d’asile. Je signe toutes les semaines au poste de police. Ils ne m’ont toujours rien dit, et je n’ai pas eu de rendez-vous pour le “grand entretien” qui permet d’avoir l’asile si tu le réussis. En ce moment, ils ne renvoient personne en Italie, mais ils ne donnent pas non plus de papiers. Tu dois juste attendre chez toi. Et tu n’as pas le droit de travailler [1]. Mais, là au moins, je suis en sécurité. Rien à voir avec l’Italie où, dehors le soir, tu peux te faire attaquer parce que tu es noir, ou parce qu’il y a plein de drogués, de clochards. Je ne cherchais pas particulièrement l’Angleterre quand je suis parti de chez moi ou même quand je suis arrivé en Europe. Mais, en Italie, j’avais peur de tout ce que j’ai vu dans la rue, et j’y vivais quasiment, dans la rue ! Tandis qu’ici, j’ai un chez-moi. Je reste encore craintif vis-à-vis des autres, anglais ou étrangers. Et puis je ne comprends pas bien quand on me parle. Mais je peux aller voir des amis, je bouge un peu, puis à 20 heures, je rentre dans ma chambre et je ne bouge plus, je suis bien, en sécurité. En France, j’ai rencontré ma copine, elle allait en Angleterre, elle n’avait pas d’empreintes enregistrées ailleurs, elle m’a conseillé, je l’ai suivie. J’espère qu’on vivra ensemble.

Ici, sinon, c’est difficile car tout est très cher. On n’a pas la possibilité de faire quoi que ce soit, juste rester chez soi ou aller chez des amis. J’ai déjà envoyé tout l’argent que j’ai gagné en étant passeur à ma famille. C’est beaucoup d’argent. J’espère être libéré de ça au moins deux ans, sans avoir à leur envoyer mes économies. Eux, ils vont pouvoir mieux vivre parce que tout se raréfie en Érythrée, donc tout devient très cher, et ma mère ne peut pas travailler, il y a encore de jeunes enfants à la maison, et mes frères plus âgés sont au service national, comme moi avant. Et, par la forte solidarité qu’il y a chez nous, cet argent servira à beaucoup de monde. Je suis encore en contact avec beaucoup de ceux que j’ai fait passer. On a tous de bons rapports, si on a de bonnes raisons de s’entendre en dehors du passage ! On va chez les uns ou chez les autres. Les gens veulent passer. Si tu fais bien le travail, et que donc ils passent, il n’y a pas de raison qu’ils t’en veuillent, si tu ne leur fais pas d’ennuis et si tu les traites bien. Chez les passeurs, il y a de tout, du bon et du mauvais. Mais, en tout cas, c’est juste un moyen de survie qu’on trouve pour pouvoir poursuivre son chemin quand il n’y a pas d’autres possibilités. »




Notes

[1On observe effectivement une pause dans les déportations vers l’Italie en ce moment. Des requêtes auraient été déposées devant la Haute Cour de justice contre les conditions de vie imposées aux réfugiés et qui violeraient l’article 3 de la Convention de Genève qui prohibe les « peines et traitements inhumains et dégradants ».


Article extrait du n°81

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Dernier ajout : vendredi 18 avril 2014, 19:55
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