Article extrait du Plein droit n° 101, juin 2014
« Le business de la migration »
1996-1997 : l’épopée des Saint-Bernard
Alain Morice
Anthropologue, université Paris Diderot, CNRS-Urmis
« Le 18 mars 1996, surgissent, comme d’un tunnel, éblouis par les projecteurs des caméras de télévision, trois cents Africains réclamant comme une évidence leur régularisation. L’occupation de l’église Saint-Ambroise, dans le onzième arrondissement de Paris, est une "surprise" », dira Madjiguène Cissé, protagoniste d’un mouvement qui deviendra connu comme celui des « Saint-Bernard » [1].
L’évêché parisien requiert la force publique, qui les met dehors le 22 mars. La soudaineté de cette évacuation des sans-papiers (peut-être un peu plus de trois cents, ouest-africains pour la presque totalité, tous sexes et âges confondus), première de plusieurs autres ensuite, a joué un rôle capital dans la propagation d’un mouvement dont les conséquences se révélèrent vite inattendues.
Contrairement à ce que prétendait l’évêché, prompt à dénoncer une « manipulation des associations », la surprise est grande parmi ces dernières. Hormis peut-être Droits devant !! qui a manifesté son appui sur l’heure, tout le monde dit avoir été désemparé par ce « coup », qui s’était préparé à l’abri des regards dans un foyer de Montreuil (Seine-Saint-Denis). Cependant, la solidarité se fera sentir très vite. De là, les sans-papiers commencèrent une longue errance dans la capitale, plus ou moins désirables selon les lieux, tour à tour bien accueillis, rejetés ou priés poliment de passer leur chemin, mais partout faisant preuve, pour mobiliser les appuis les plus variés, d’un talent qui force l’admiration [2].
Plein droit a établi une chronologie détaillée du mouvement des sans-papiers, pour une période d’une année [3]. Proposons ce choix, avec quelques commentaires destinés à rendre compte d’un mouvement qui n’était pas à l’abri des contradictions de la société :
- 30 mars 1996 : première manifestation de solidarité dans les rues de Paris (environ 2 000 personnes, à comparer avec leur nombre le 22 février 1997 – voir cidessous). Elle sera suivie de nombreux autres cortèges en France jusqu’en mars 1997 ;
- 6 avril : un « collège des médiateurs », composé de 26 personnalités, se met en place. Il demande la suspension de tout éloignement du territoire des sans-papiers en lutte. Le 29, il rendra publique, avec leur accord, une liste de 10 « critères » permettant la régularisation des sans-papiers. Une liste à laquelle le gouvernement gaulliste opposera un net refus. Mais la question des critères sera âprement discutée : elle allait mettre en concurrence le slogan maximaliste, vite apparu, « Des papiers pour tous », avec une vision « réaliste », donc sélective, des exigences jugées raisonnablement possibles [4] ;
- 24 avril : un texte intitulé « Sans-papiers mais nullement clandestins » reçoit l’appui de vingt associations et syndicats. C’est à partir de là que le mouvement récuse définitivement le terme « clandestins », jugé infamant et impropre, notamment quand cela vise des demandeurs d’asile connus des autorités ou des personnes ayant tenté en vain une procédure de régularisation ;
- avril et ensuite : des collectifs de sans-papiers se mettront en place dans toutes les villes importantes ou moyennes de France (sauf Nice, semble-t-il) et dans toute la région parisienne [5]. Les grèves de la faim et les jeûnes de solidarité se multiplient. Le substantif « soutiens » s’impose pour désigner les Français qui accompagnent le mouvement – quant aux étrangers en règle, sauf exception, ils resteront frileux. Ce sera aussi, par contre-coup, la réactivation d’une vieille exigence d’autonomie : slogan parfois inconfortable pour eux car, s’ils craignaient avec raison que leurs luttes soient manipulées ou dévoyées par leurs « soutiens », les sans-papiers n’en avaient pas moins besoin de l’appui de ces derniers ;
- 4 mai : une centaine de familles occupent l’église Saint-Hippolyte (Paris 13e) et obtiennent l’accord du clergé – deux dignitaires, catholique et protestant, y dénoncent l’« immoralité de certaines dispositions des lois sur l’immigration ». Ce « 2e collectif » est mu par le souci de promouvoir les dossiers des personnes mariées avec enfants, pour se démarquer ainsi des célibataires présents dans le 1er collectif. Une grève de la faim aura lieu ;
- 28 juin : quittant la halle Pajol (Paris 18e), qu’ils occupaient depuis mai, les sans-papiers (environ 300) s’installent à l’église Saint-Bernard, tôt rejoints par des militants et par des célébrités. Le curé de la paroisse refuse de signer l’ordre de réquisition proposé par les policiers : « Cette situation a été créée par le gouvernement, qu’il prenne ses responsabilités », leur répond-il. Là, de même, une grève de la faim commencera. On appellera désormais ces sans-papiers les « Saint-Bernard » ;
- 20 juillet : première réunion d’une Coordination nationale des sans-papiers à la Bourse du travail à Paris ;
- 23 août : environ 1 500 policiers en tenue de combat enfoncent à la hache les portes de l’église Saint-Bernard et en évacuent sans ménagement les sans-papiers et leurs soutiens. Les images télévisées de cette opération brutale auront un grand retentissement en France et au Mali, dont le gouvernement aura du mal à calmer des manifestations d’hostilité à la France. Le Collège des médiateurs proteste. Les sans-papiers sont précipitamment placés en rétention administrative. Presque tous seront remis en liberté, pour non-respect de la procédure. Nombreux cortèges dans toute la France ;
- 12 septembre : naissance à Paris d’un « 3e collectif », composé de vingt-sept nationalités, parmi lesquelles des Turcs et de nombreux Chinois, dont c’est la première apparition dans le mouvement ;
- octobre-décembre : une « caravane des sans-papiers » sillonne la région parisienne puis le nord et l’est de la France pour populariser le mouvement ;
- Noël : tous les collectifs de la région parisienne organisent un jeûne de soutien à la basilique Saint- Denis (93) ;
- janvier 1997 : le groupe des « sans-papières » décide de protester chaque semaine devant l’Élysée. Ce mouvement féminin avait pris forme dès le 11 mai 1996, en dépit de résistances masculines, lors de l’occupation de l’espace Pajol ;
- 9-10 janvier : cinq « Saint-Bernard » font l’objet d’une mesure d’expulsion. Conduits à l’avion, deux d’entre eux résistent et sont débarqués, puis libérés sur ordre du juge. Ils révéleront que leurs trois compatriotes ont été drogués et attachés à leur siège avec du ruban adhésif – une pratique habituelle selon la presse. Protestation des syndicats de la compagnie Air-France qui, par la suite, feront vite preuve d’une grande pusillanimité ;
- 22 février : près de 100 000 personnes défilent à Paris contre le projet de loi « Debré » sur l’immigration ;
- 18 mars : rassemblement devant l’église Saint-Ambroise pour commémorer l’occupation de 1996.
Un grand pas en avant…
Ainsi, en 1996, les sans-papiers venus d’Afrique de l’Ouest, puis d’autres horizons, auront fait leur irruption sur la scène publique. La conseillère et fille du président Chirac n’avait-elle pas déclaré, au début de 1997, que l’affaire des Saint-Bernard était « l’un des événements majeurs » de l’année écoulée ? Dorénavant, en dépit des hauts et des bas à venir et d’une indifférence chronique de ce qu’on nomme l’« opinion publique », la question des conséquences humaines et sociales de la folie xénophobe des gouvernements successifs – toutes tendances confondues, embarqués dans une course délétère avec l’extrême droite sur le thème de la chasse aux étrangers – allait s’inscrire durablement dans le paysage de la lutte pour les droits humains.
Ce n’était pourtant pas les premières occupations d’un lieu de culte, et moins encore les premières grèves de la faim, puisque ces dernières remontent à 1970 [6]. On se souvient de celle des déboutés du droit d’asile dans l’église Saint-Joseph à Paris (10e) [7] en juillet 1991, tandis que la ministre socialiste Cresson réaffirmait, cinq ans après le ministre gaulliste Pasqua, la nécessité d’organiser des charters d’expulsions massives, provoquant l’indignation. Mais en dépit de la participation sur place de l’Abbé Pierre à un jeûne solidaire, l’événement ne fit pas les unes des journaux, loin s’en fallut.
En France, des résultats ont été obtenus, toujours de haute lutte. Car, contrairement au cas de l’Espagne ou de l’Italie, la politique de régularisation des sans-papiers n’y a pas été – du moins officiellement – un instrument de « gestion des flux migratoires ». Le bilan, non négligeable, est loin d’avoir concerné tout le monde, ni en 1996-1997, ni par la suite : nous allons y revenir, car là est le problème, avec le cortège d’incertitudes et de divisions qu’il charrie.
Le succès politique des Saint- Bernard ne s’explique pas simplement. Le durcissement des autorités y est sans doute pour beaucoup : l’empilement de lois répressives depuis 1980, l’obsession maniaque de la fraude dont se rendraient coupables les requérants d’asile (alors que, avec le regroupement des familles, c’était presque la seule solution qui leur était laissée), l’injustice flagrante des mesures d’expulsion – tout cela dans le contexte des négociations du traité européen d’Amsterdam qui allait conduire à la priorité absolue de la lutte contre l’immigration irrégulière : voilà qui a dû peser pour rendre la situation plus insupportable que dans le passé. La violente attaque policière de l’église Saint-Bernard le 23 août, aussi stupide que disproportionnée, a choqué des gens qui autrement n’auraient pas réagi, surtout en plein mois d’août.
Face à cela et aux maladresses gouvernementales qui suivirent, l’intuition et le savoir-faire vite acquis des sans-papiers paraît avoir joué un rôle moteur. D’abord, l’homogénéité des origines géographiques a évité que, trop vite, le mouvement se fragmente, et elle a favorisé des réflexes de solidarité ; ensuite, il y a eu cette intelligence de rester ensemble au lieu de rejoindre chacun son logement, à tel point que bien des spectateurs et même des soutiens se sont persuadés que, ballottés d’un endroit à un autre, ils étaient sans logis ; enfin, ils ont bénéficié d’un complexe de culpabilité vis-à-vis des vieux réflexes coloniaux sur les Noirs, à base de paternalisme et de compassion.
… et une question en suspens : le piège éternel du « cas par cas »
Mais déjà, des discordes se profilaient. Les autorités, via certains médiateurs, comme Madjiguène Cissé le raconte dans son livre [8], ont oeuvré à essayer de corrompre le mouvement et surtout ses leaders, pariant (à l’aveugle ou savamment, qui sait ?) sur les clivages les plus divers. Globalement, ces affaires-là ont été très occultées par les associations (et évidemment par les sans-papiers – le livre cité faisant exception). Leur publicité était-elle jugée inopportune, comme s’il s’était agi de ne pas salir le mouvement ?
On peut penser aujourd’hui qu’il serait productif d’entendre mieux les acteurs de l’époque évoquer tout cela, afin de prendre la mesure des dissensions que les gouvernements successifs et leurs politiques xénophobes sont capables de créer ou d’alimenter, et d’en voir les conséquences pour les luttes à venir. La question de la position des femmes serait à envisager avec sérieux. Mais un certain angélisme persiste, peut-être plus nuisible qu’utile aux mouvements passés et à venir.
En règle générale, à de notables exceptions près, les personnes ayant obtenu leurs papiers (une misérable carte de séjour d’un an), ont quitté la lutte et savouré une régularisation parfois chèrement acquise. Il aurait été vain de leur en faire grief, et il suffit de conclure que le turnover ne jouait en faveur ni de la stabilité des collectifs de requérants ni de la continuité de leurs objectifs – un argument parfois utilisé par les partisans d’un leadership des soutiens français.
Les pouvoirs publics ont de longue date et partout érigé l’arbitraire en mode de sélection des dossiers. Ils ont toujours su distiller leur traitement en vue de désunir les personnes. Ici, cela ne se dit pas seulement « diviser pour régner », mais aussi, après les effets désastreux d’une attaque d’église à la hache, « reprendre la main » : le nouveau gouvernement socialiste comprendra bien cela l’année suivante, en laissant sur le carreau presque 45 % des demandeurs de papiers, lors de sa campagne de régularisations de 1997-1998. C’est la générosité discrétionnaire et excluante, vieille méthode caritative héritée des dames patronnesses, qui tourne le dos au droit des personnes.
La tactique est celle qui remplit le mieux ces objectifs, quand les armes de la répression montrent leurs limites. Cherchant une porte de sortie, le gouvernement saisit le Conseil d’État, qui rendra son avis le 22 août, disant que la régularisation n’est pas un droit (avec un bémol quant au droit de vivre en famille, pour ne pas une fois de plus se faire taper sur les doigts par Bruxelles), et ajoutant : « L’autorité administrative prend sa décision en opportunité [9] ». Bref, faites comme bon vous semblera.
C’est, pour l’État, le grand avantage du cas par cas que de solliciter activement la participation des sans-papiers à la gestion de leur propre infortune avec, qui plus est, le relais des organisations qui les aident. En dépit de l’avancée et du grand appui qu’il a apportés au mouvement naissant, le collège des médiateurs a introduit, à travers la notion de « critères » (même larges comme ils l’étaient), le ver dans le fruit. S’il y avait des « bons » pour la régularisation, c’est qu’il devait y avoir des « mauvais ». C’était là exposer le mouvement des sans-papiers à suivre une logique de « sauve-qui-peut et chacun pour soi » et à tourner à la foire d’empoigne – ce qui arrivera plusieurs fois, notamment en août 2002, lorsqu’une rumeur, peut-être venue du haut de l’État, fit croire aux sans-papiers qu’il suffirait de s’inscrire sur des « listes » pour bénéficier d’une régularisation – d’où une panique sans nom et même quelques échauffourées [10].
La doctrine du cas par cas, sous ses atours de rigueur et de justice, ne va pas de soi. Lors des balbutiements du droit d’asile au début de la guerre froide, la règle du prima facie s’appliquait en général : il suffisait de venir de « derrière le rideau de fer » pour être éligible au statut de réfugié. Plus de soixante ans après, retournement total : tout demandeur d’asile est suspecté d’abuser et, si l’on n’a pas réussi à stopper son voyage à la source, il lui faut des acrobaties pour faire valoir son droit, même s’il vient d’un pays en proie aux pires désordres. Paradoxalement, cette suspicion se mue en une incitation constante à la faute ou à la fraude et, encore une fois, aux disputes et aux rivalités.
Liberté de circulation, toujours et encore
Faute de perspective globale, submergées au jour le jour, les associations de soutien et les permanences juridiques ont quant à elles maintes fois cédé à la tentation du cas par cas, faisant le tri que les autorités leur délèguent. Mieux que rien ? Certes, pour les heureux élus qui bénéficiront d’une mesure favorable : dans le cadre d’une incessante urgence – là est une autre force du cas par cas –, cela se conçoit. Mais en même temps, cela détourne d’une solution plus radicale, qui est celle d’une large ouverture des frontières, la seule propre à permettre de jeter aux oubliettes ces notions politiquement détestables de « régularisation » et de « critères ».
On peut fouiller les quatre horizons : il n’y a pas d’autre solution. Tout le reste est injuste, de moins en moins efficace (si seulement c’est le but), de plus en plus coûteux, et avant tout opposé aux droits fondamentaux – particulièrement, on ne se lassera pas de le redire, aux traités internationaux qui préconisent les droits de « quitter tout pays y compris le sien » et de demander protection ailleurs.
La voie est tracée : ceux qui prônaient la liberté de circulation en 1996-1997 se faisaient au mieux rire au nez, et au pire traiter d’ennemis de l’État de droit ou de complices des négriers. Maintenant, on les écoute et l’on discute leurs arguments, ce qui est source d’optimisme. Il nous appartient désormais de voir comment cette liberté (qui n’est pas celle des États et des employeurs à « faire circuler » [11], mais celle des personnes, adossée à leurs droits plus qu’à leurs intérêts) doit se combiner avec une lutte contre le racisme et pour le respect du droit des travailleurs et des citoyens nouveaux venus. Le chantier n’est pas mince mais il est plus que jamais à notre portée.
Notes
[1] Madjiguène Cissé, Paroles de sans-papiers, La Dispute, 1999, p. 11. Ce livre est la meilleure des références comme aperçu de toute la complexité de ce qui s’est passé.
[2] Voir le film de Samir Abdallah et Raffaele Ventura, La ballade des sans-papiers [sic], L’yeux ouverts-Agence IM’média, 1996.
[3] Plein droit, n° 32, p. 10-16 ; n° 34, p. 18-22. Pour la période 1996-1997, les numéros 36 et 37-38 pourront également être consultés. Voir aussi : Alain Morice, « Le mouvement des sans-papiers ou la difficile mobilisation collective des individualismes », in Ahmed Boubeker, Abdellali Hajjat, Histoire politique des immigrations (post) coloniales. France (1920-2008), Ed. Amsterdam, 2008, p. 125-141.
[4] Voir notamment André Muyinga, Christophe Daadouch, « Collectif et consensus », Plein droit, n° 34, avril 1997, p. 24-25.
[5] Voir, très documenté quant aux différents lieux mais aussi sur un plan théorique et politique : Sans-papiers. Chroniques d’un mouvement, IM’média/ Reflex, 1997.
[6] Cf. Johanna Siméant, La grève de la faim, Presses de Sciences Po, 2009. Pour la période jusqu’en 1996, voir son ouvrage La cause des sans-papiers, Presses de Sciences Po, 1998.
[9] Conseil d’État, avis n° 359622 « Étrangers non ressortissants de l’UE », 22 août 1996.
[10] Voir Emmanuel Terray, « Réflexions sur le mouvement des sans-papiers », No pasaran, n° 13, oct. 2002 ; Alain Morice, op. cit., p. 136.
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