Édito extrait du Plein droit n° 102, octobre 2014
« Mineurs isolés, l’enfance déniée »

« Le plus humain possible »

ÉDITO

Eurêka ! Après quinze ans environ d’un défilement continu d’étrangères et d’étrangers dans le Calaisis – au total plusieurs dizaines de milliers de personnes – et douze ans après la fermeture du hangar de Sangatte qui, pendant un peu moins de trois ans, leur avait permis d’avoir un toit sur la tête, le nouveau ministre de l’intérieur, Bernard Cazeneuve, vient d’avoir une idée : « Je veux essayer, en liaison avec les associations, de créer les conditions d’un accompagnement le plus humain possible », a-t-il déclaré à Rome, le 28 août 2014.

Dans la bouche d’un ministre de l’intérieur, l’expression « le plus humain possible » fait toujours son petit effet. Gardien de l’ordre public et patron des forces de police, la fermeté lui colle davantage à la peau que l’humanité. Or, s’agissant de la situation des migrantes et des migrants du Calaisis, dix ministres de l’intérieur ou de l’immigration se sont, tous sans exception, entre 1998 et aujourd’hui, sentis tenus d’afficher une part d’humanité dans leur politique de fermeté [1], y compris pendant les phases les plus répressives. Ainsi Éric Besson annonçant, le 23 avril 2009, le prochain démantèlement de la « jungle » : « Notre politique continuera d’allier fermeté et humanité. » Ou Nicolas Sarkozy justifiant, en novembre 2002, la fermeture imminente du camp de Sangatte : « Nous allons régler le problème avec humanité. »

Comment faire usage de la matraque sans états d’âme contre des personnes étrangères en fuite d’Afghanistan, d’Érythrée, d’Irak, d’Iran, du Soudan ou de Syrie ? Pas facile dans un pays – la France – qui se pique d’être le nombril des droits de l’homme. Car il saute aux yeux que, pour ces dizaines de milliers d’exilé·e·s, il s’agit de sauver leur peau ou leurs libertés.

Comme pour ses prédécesseurs, le zeste d’humanité de Bernard Cazeneuve trahit son embarras. D’abord parce que la répression ne marche guère, comme l’avait d’ailleurs compris son patron, François Hollande, du temps où, en vacance de toutes responsabilités, il pouvait regarder la réalité en face. « Ce qu’on appelle la "jungle" est en fait la traduction sauvage de l’échec des politiques migratoires à l’échelle européenne », écrivait-il alors, jugeant que les opérations spectaculaires de démantèlement mises en scène par Éric Besson, en 2009, feraient tout au plus que « dans un premier temps, ils seront moins nombreux », mais ensuite, « les mêmes causes produiront les mêmes effets [...], nous verrons surgir d’autres squats, d’autres campements dans des forêts, dans des zones industrielles, dans des immeubles désertés » [2].

Embarras ensuite parce que la solution – la seule –, pertinente dans le Calaisis comme dans toute l’Europe et dans sa périphérie, qui aurait aussi la vertu d’arrêter le carnage en Méditerranée, Bernard Cazeneuve la connaît puisqu’elle a été mise en œuvre en 2002 lors la fermeture du camp de Sangatte : tout simplement accéder aux demandes légitimes, sur le plan humain comme sur le plan des droits fondamentaux, des personnes exilées en leur permettant d’aller où elles veulent et, pour celles qui souhaitent demeurer en France, leur accorder la protection de l’asile ou, à tout le moins, le droit d’y séjourner. Telle fut la solution alors trouvée par les ministres de l’intérieur de France et de Grande-Bretagne, MM. Sarkozy et Blunkett. Ils avaient accordé à la grande majorité des résident·e·s du camp le droit de s’installer en Angleterre et d’y travailler. Aux autres, la France avait promis la délivrance d’un titre de séjour. « Il serait politiquement regrettable que la solution qui a présidé à cette conclusion ne s’applique qu’à la seule fermeture de Sangatte, et reste à l’état d’exception », avait alors souligné le Gisti [3]. Et voilà qu’aujourd’hui, on est aux antipodes : le gouvernement anglais vient de décider d’offrir 15 millions d’euros à la France pour intensifier sa guerre anti-migratoire [4].

Mais rien n’y fait. Au fil du temps, l’Europe s’est transformée en machine à repousser les personnes migrantes, y compris, et quoi qu’elle en dise, celles qu’elle a l’obligation de protéger des persécutions. En Méditerranée, elle tue. Et, sur son territoire, elle triche en instaurant d’impraticables dédales conçus pour noyer, administrativement cette fois, celles et ceux qui devraient bénéficier de l’asile.

Que, dans un tel traquenard, Bernard Cazeneuve aspire à faire preuve d’autant d’humanité que possible ne lui évitera évidemment pas l’usage de la matraque, comme il l’a d’ailleurs déjà fait à plusieurs reprises depuis le mois d’avril 2014 en procédant, à son tour, à plusieurs évacuations de squats à Calais. Sa tolérance actuelle n’est d’évidence que le signe de son désarroi face à l’obstination de migrantes et de migrants qui n’ont pas d’alternative à une résistance vitale pour eux, comme François Hollande l’avait compris en d’autres temps.

Un « plus humain possible » décidément désespérant...




Notes

[1Jean-Pierre Chevènement (1998-2000), Daniel Vaillant (2000-2002), Nicolas Sarkozy (2002-2004, puis 2005-2007), Dominique de Villepin (2004-2005), François Barouin (2007), Brice Hortefeux (2007-2009), Éric Besson (2009-2010), Claude Guéant (2011-2012), Manuel Valls (2012-2014).

[2François Hollande, « Au-delà de la « jungle » ? », slate.fr, 19 septembre 2009.

[3« La solution de Sangatte, une exception qui devrait devenir la règle », communiqué du Gisti du 12 décembre 2002.

[4« Accord franco-britannique pour gérer l’immigration à Calais », Reuters, 20 septembre 2014, « British government pledges £12m to tackle illegal migration from Calais », The Guardian (UK), 20 septembre 2014.


Article extrait du n°102

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Dernier ajout : jeudi 1er février 2024, 15:55
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