Article extrait du Plein droit n° 102, octobre 2014
« Mineurs isolés, l’enfance déniée »

Précarisation : la preuve par les chiffres

Antoine Math et Alexis Spire

Chercheur à l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES) / Directeur de recherche au CNRS
Depuis 30 ans, l’immigration est au cœur du débat public sans que l’on ne pose vraiment la question de la stabilité du séjour des étrangers qui vivent sur le territoire en situation régulière. Si on parle beaucoup des mesures législatives visant à restreindre les flux migratoires, on passe généralement sous silence la sape progressive du dispositif mis en place en 1984 créant une carte de résident de dix ans, délivrée de plein droit, avec pour objectif de favoriser l’intégration. L’esprit de la loi de 1984 est bien tari.

La loi du 17 juillet 1984 marque un tournant dans l’histoire de la politique française d’immigration. Alors que l’autorisation de séjourner en France était jusque-là conditionnée à la possession d’un emploi, ce texte, adopté alors à l’unanimité des députés, instaure un droit au séjour fondé sur les liens personnels et familiaux. Aux trois types de cartes de séjour et quatre autorisations de travail existant alors se substitue un nouveau régime répartissant les étrangers en deux catégories. D’un côté, ceux dont l’installation est considérée comme durable sont désormais mis en possession d’une carte de séjour valable dix ans, renouvelable automatiquement et leur permettant d’exercer sur tout le territoire métropolitain la profession de leur choix. De l’autre, ceux dont le séjour est considéré comme temporaire (étudiants, visiteurs, demandeurs d’asile et travailleurs ayant un contrat à durée limitée) se voient octroyer une carte de séjour temporaire valable au plus un an et devant s’accompagner le cas échéant d’une autorisation de travail. Trente ans plus tard, que reste-t-il de ce bel édifice juridique adopté pour favoriser l’intégration des étrangers ?

Durant ces trois dernières décennies, on a assisté à une véritable fuite en avant législative consistant à restreindre les conditions d’entrée des étrangers en France. Mais la superposition de lois affichant l’objectif de « maîtrise des flux migratoires » a aussi eu pour effet de rendre plus précaire le séjour des étrangers en sapant progressivement l’édifice adopté en 1984. Ce processus de déstabilisation est beaucoup plus discret que certaines mesures médiatisées et il est surtout difficile à mesurer sur plusieurs années. Par définition, il n’affecte pas les étrangers déjà titulaires de la carte de dix ans : le renouvellement de plein droit de ce titre n’est pas remis en cause, sauf rares exceptions en pratique. Les restrictions touchent les étrangers arrivés plus récemment, qu’ils soient sans titre de séjour ou titulaires d’une carte provisoire. Mesurer l’évolution du nombre annuel de délivrances de cartes de résident permet de rendre visibles les effets de la politique des guichets et des lois successives visant à déstabiliser l’immigration. On prendra ensuite la mesure de la précarisation du séjour à travers la part des étrangers titulaires d’une carte de résident. Cette seconde manière de lire les chiffres met en évidence des inflexions moins spectaculaires mais donne à voir des évolutions structurelles importantes démontrant, sur une vingtaine d’années, la précarisation quasi continue des étrangers installés légalement en France.

Les statistiques présentées ici concernent uniquement les étrangers résidant en métropole (les données sur l’outre-mer sont manquantes ou lacunaires, en particulier pour les périodes plus anciennes) et ressortissants d’États tiers à l’Union européenne ou à l’Espace économique européen (le droit au séjour des citoyens européens dépend du droit communautaire et les catégories de titres de séjour qui leur sont délivrés n’ont guère été modifiées depuis le début des années 1970). Selon les périodes, les sources permettent de distinguer ou non les Algériens qui dépendent, pour les règles d’entrée et de séjour en France, d’une convention bilatérale de 1968 renégociée épisodiquement et tenant plus ou moins compte des changements intervenus dans la législation concernant les autres étrangers.

Depuis l’adoption de la loi de 1984, il existe deux manières d’accéder à la carte de dix ans, soit après plusieurs années de séjour avec une carte temporaire, soit dès son admission au séjour. Au fil des années, ces deux voies d’accès ont connu d’importantes restrictions. La plus ancienne façon d’obtenir une carte de dix ans est d’y accéder après plusieurs années de séjour en France [1]. Depuis 1993, cette possibilité a été constamment restreinte. À l’exception d’étrangers relevant d’accords bilatéraux restés plus favorables (Algériens et Tunisiens), les cas d’accession automatique, après dix ans de séjour régulier ou après cinq ans de carte « vie privée et familiale », ont été supprimés au profit de procédures plus longues et plus aléatoires. Depuis 2003, la carte de résident peut être attribuée à l’étranger après cinq années de séjour régulier (contre trois ans auparavant) ; mais cette attribution dépend du pouvoir discrétionnaire de l’administration qui évalue si l’étranger exerce une activité professionnelle lui procurant des ressources stables et suffisantes.

On ne dispose d’aucune statistique régulière permettant de repérer la part d’étrangers admis à séjourner à titre temporaire et obtenant par la suite un titre stable de dix ans. La seule source disponible émane d’une étude réalisée par Xavier Thierry, chercheur à l’Institut national d’études démographiques (Ined), qui a pu exploiter directement le fichier AGDREF (Application de gestion des dossiers des ressortissants étrangers en France). Parmi les ressortissants d’États tiers admis au séjour en 1994 avec une carte d’un an, seulement un sur cinq (20,5 %) était parvenu trois ans plus tard à obtenir une carte de dix ans (36 % si on écarte ceux admis au séjour en tant qu’étudiant) [2]. Ce travail limité aux étrangers admis en 1994 et ayant obtenu une carte de 10 ans durant les trois années suivantes, ne permet pas de connaître l’évolution postérieure de ce mode d’accès à la carte de dix ans. Parmi les étrangers titulaires d’une carte de séjour temporaire, certains repartent, d’autres se retrouvent en situation irrégulière, et quelques-uns parviennent à devenir français. Il est donc très difficile de mesurer les rythmes de passage d’un titre temporaire à un statut stable sans un suivi longitudinal. En revanche, l’évolution des types de cartes octroyées aux étrangers lors de leur admission au séjour constitue un autre indicateur de la plus ou moins grande fragilisation du séjour.

Au compte-gouttes

Dans l’esprit de la loi de 1984, devaient obtenir dès leur arrivée une carte de résident de dix ans les étrangers ayant des attaches en France. Neuf catégories bénéficiaient ainsi d’une délivrance de plein droit. Après avoir été largement restreint par la loi Pasqua de 1986, ce principe a été restauré par la loi Joxe de 1989 puis remis en question par la seconde loi Pasqua de 1993 [3]. En imposant une condition préalable de régularité du séjour, cette loi a beaucoup durci l’accès à la carte de résident pour les conjoints de Français et les enfants arrivés avant leur majorité sur le territoire. Parmi les étrangers admis au séjour en France en 1994, ils étaient encore plus de 40 % à recevoir un titre de dix ans. Cette proportion va s’effondrer pour atteindre moins d’un étranger sur dix admis au séjour en 2013 (graphique 1).

La part des cartes de résident de dix ans dans le total des admissions au séjour de ressortissants d’États tiers a diminué significativement, passant de 42,7 % en 1994 à 26,1 % en 1999. Une partie de cette baisse, en 1998 voire en 1999, s’explique toutefois par l’opération de régularisation décidée par le gouvernement Jospin qui s’est traduite par une forte augmentation du nombre de titres de séjour temporaires délivrés alors que le nombre de cartes de résident attribuées n’a pas diminué [4]. Cet effet des régularisations qui est particulièrement visible s’agissant de l’attribution de la part des certificats de résidence de dix ans pour les Algériens (graphique 1) n’explique pas tout. Si la loi Chevènement a permis d’inscrire dans le droit un système de régularisation permanente, elle a aussi orienté certaines catégories d’étrangers pouvant prétendre, dans l’esprit de la loi de 1984, à une carte de dix ans, vers la carte « vie privée et familiale » d’une durée d’un an. La précarisation des conditions de séjour s’est encore accrue à partir du début des années 2000. Le nombre d’étrangers admis au séjour avec une carte de dix ans a baissé de 59 % entre 2002 et 2013, passant de 39 000 cartes délivrées annuellement à 16 000 environ. Cette baisse s’est surtout concentrée sur les années d’entrée en vigueur de lois visant à déstabiliser le séjour des étrangers : 39 % de la baisse constatée entre 2002 et 2013 intervient sur la seule année 2004 (- 9 000 environ), juste après la loi du 26 novembre 2003. Cette loi supprime l’accès direct à la carte de résident pour les conjoints et enfants venus dans le cadre du regroupement familial rejoindre un étranger déjà titulaire de cette carte, ainsi que pour les parents d’enfant français résidant déjà régulièrement en France. Elle retarde aussi l’accès à un statut stable pour les conjoints de Français, en faisant passer l’exigence d’une durée préalable du mariage et de la communauté de vie de un à deux ans. En outre, elle introduit le critère d’intégration républicaine comme condition d’accès à la carte de résident et laisse aux agents de préfecture le soin d’en apprécier la teneur. Ainsi, les parents d’enfants français ne peuvent plus obtenir de plein droit une carte de dix ans mais doivent se soumettre à un « entretien d’intégration » au terme duquel cette carte peut leur être refusée. C’est également le cas pour les bénéficiaires du regroupement familial, tout comme pour les étrangers résidant en France depuis plus de cinq ans.

Après l’adoption de la loi du 26 juillet 2006, on observe une nouvelle décrue de l’ordre de 10 000 cartes de résident sur les années 2006-2007, soit 44 % de la baisse constatée entre 2002 et 2013. Suite à ce nouveau durcissement, la délivrance de plein droit pour les conjoints de Français résidant en situation régulière après deux ans de mariage a été remplacée par la possibilité – et non l’obligation – laissée aux préfectures de l’accorder après trois ans de mariage et de vie commune ininterrompue en situation régulière en France, et sous réserve de prouver son intégration et des moyens d’existence suffisants. Toutes ces mesures ont contribué à accroître le pouvoir discrétionnaire des agents de préfecture et à accentuer l’insécurité juridique des étrangers.

Après les changements législatifs des années 2000, la philosophie qui prévalait dans la loi de juillet 1984 est désormais annihilée : la carte de résident n’est plus la première étape d’un processus d’intégration mais devient la récompense ultime d’un parcours du combattant. Les chiffres sont là pour en témoigner : depuis 1994, la part des délivrances de cartes de résident aux nouveaux entrants a été divisée par près de 5, passant de 42 % à 9 % [5]. L’effondrement serait sans doute plus vertigineux si les chiffres permettaient de remonter avant la seconde loi Pasqua de 1993 qui était déjà très restrictive par rapport à la période antérieure.

Un séjour de moins en mois stable

L’évolution de la proportion d’étrangers bénéficiant d’un statut stable est moins spectaculaire mais tout aussi révélatrice d’un processus de précarisation du séjour des étrangers en France. Au total, la part des étrangers ressortissants d’États tiers en situation régulière et ayant un titre de séjour supérieur à un an est passée de 86,3 % en 1998 à 70,8 % en 2013 (graphique 2). On pourrait penser que cette décrue s’explique en partie par l’évolution du nombre d’étrangers devenus français. En réalité, le nombre d’acquisitions de nationalité est resté stable de 1998 à 2010 (aux environs de 130 000 par an), avant de chuter à partir de 2011 (elles avoisinent 95 000 par an en 2012 et 2013). La baisse de la part d’étrangers séjournant en France avec un statut stable est donc bien le produit d’une politique de précarisation du séjour, dont l’ampleur est d’ailleurs en partie masquée par le récent ralentissement des naturalisations.

La baisse qu’on peut constater sur le graphique 2 (-15 points en quinze ans) est continue mais elle recouvre des situations contrastées. Si l’on considère les étrangers ressortissants d’États tiers autres que l’Algérie, on constate une plus forte baisse : la proportion d’étrangers titulaires d’une carte de résident est en effet passée de 84,1 % en 1998 à 64,7 % en 2013, soit 20 points de moins en quinze ans (graphique 2).

Concernant les Algériens, le très fort pourcentage de titulaires de cartes de dix ans mesuré à partir de 1998 – année la plus ancienne pour laquelle on dispose de statistiques fiables – s’explique par leur plus forte réticence à acquérir la nationalité française (depuis l’expérience coloniale, les naturalisés sont vus comme des renégats [6]) mais également par les règles plus favorables dont ils bénéficient en matière d’attribution d’une carte de dix ans. Le second avenant de la convention franco-algérienne signé le 28 septembre 1994 a durci les conditions d’accès en France, en imposant la possession d’un visa de long séjour, mais n’a pas modifié l’architecture des titres délivrés. Puis le troisième avenant du 11 juillet 2001 a aligné le statut des Algériens sur celui des autres étrangers, ce qui a eu pour conséquence une forte baisse de la délivrance de certificat de dix ans lors des admissions au séjour (graphique 1) ainsi qu’un léger tassement de la part des Algériens disposant d’un tel un titre stable, d’environ 92 % jusqu’en 2000 à 88-89 % à partir de 2002 (graphique 2). Ensuite, les Algériens ont été relativement préservés des réformes de 2003 et 2006 qui ont remis en cause les conditions d’accès aux cartes de dix ans car leur statut a continué à dépendre d’un avenant entré en vigueur avant ces durcissements [7].

Leur apparente plus grande protection face au processus de précarisation du séjour par rapport aux autres étrangers d’États tiers s’explique aussi par d’autres raisons. D’abord ils tendent toujours à moins demander et obtenir la nationalité française et sont donc mécaniquement plus nombreux à renouveler leur titre de dix ans. Ensuite, le nombre d’Algériens en situation régulière a moins augmenté entre 1998 et 2009, de 6,5 % contre 21 % pour les autres étrangers. Ce moindre renouvellement des Algériens en situation régulière implique qu’ils y résident en moyenne depuis plus longtemps que les autres étrangers, ce qui est aussi un facteur de leur plus grande proportion à détenir un titre de dix ans.

Depuis plus de trois décennies, l’immigration est au cœur du débat public hexagonal et pourtant la question du statut plus ou moins stable des étrangers n’a jamais acquis de véritable visibilité. Dans ce domaine, les statistiques sont peu accessibles mais très parlantes. Au-delà des chiffres, cette précarisation du séjour est lourde de conséquences pour un très grand nombre d’étrangers qui vivent en France sans la sécurité juridique nécessaire pour faire des projets d’avenir et s’insérer au mieux dans leur pays de résidence.


Graphique 1. Évolution de la proportion de cartes de dix ans parmi les titres délivrés aux étrangers admis au séjour durant l’année (ressortissants d’État tiers)
Sources : calculs des auteurs à partir des rapports ministériels (voir encadré).


Graphique 2. Évolution de la part d’étrangers ayant un titre de séjour de 10 ans parmi les titulaires d’une autorisation de séjour
(champ : étrangers ressortissants d’États tiers hors UE-EEE résidant en métropole au 31 décembre)
Notes : * [8], ** [9]

Sources statistiques utilisées



La publication des chiffres sur les types de cartes de séjour n’a jamais été systématique. Pour calculer la répartition des différents types de cartes, on a utilisé essentiellement les rapports officiels pour le Parlement (rapports établis en application de l’article 45 de la loi du 11 mai 1998 pour les années 1998 à 2002 et rapports établis en vertu de l’article L. 111-10 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile dits « rapport CICI » pour les années suivantes) et quelques autres rapports. La source initiale de ces rapports est le fichier AGDREF (Application de gestion des dossiers des ressortissants étrangers en France). Créé en mars 1993, ce fichier permet de connaître le nombre et la répartition des cartes de séjour depuis 1994.




Notes

[1Déjà en 1945, l’ordonnance du 2 novembre prévoyait la possibilité d’obtenir une carte de résident privilégié de dix ans après au moins trois années de séjour régulier en France.

[2Xavier Thierry, « La fréquence de renouvellement des premiers titres de séjour », Population, Volume 56, n° 3, 2001.

[3Sur les restrictions dans les règles d’attribution de la carte de résident depuis sa création en 1984, voir Nathalie Ferré, « La valse des « plein droit » », Plein droit n° 100, mars 2014.

[4Xavier Thierry, « Les entrées d’étrangers en France de 1994 à 1999 », Population, Volume 56, n° 3, 2001, p. 432.

[5Les derniers étrangers qui se voient attribuer une carte de résident l’année de leur admission au séjour sont d’une part les étrangers obtenant le statut de réfugié politique, d’autre part des membres de famille (conjoints essentiellement) lorsque celui qui réside en France a lui-même une carte de résident et relève d’un régime spécial de l’un des pays suivants : Algérie, Bénin, Burkina Faso, Cameroun, Centrafrique, Congo, Côte d’Ivoire, Gabon, Mali, Maroc, Mauritanie, Niger, Sénégal, Togo, Tunisie.

[6Abdelmalek Sayad, La double absence : des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Seuil, 1999.

[7Ce constat vaut également pour les Tunisiens qui relèvent aussi d’un accord bilatéral.

[8Titres de plus d’un an constitués à plus de 99% de titres de dix ans : cartes de résident et certificat de résidence pour Algériens (CRA) de dix ans. On y trouve aussi, de façon marginale (moins de 1% au total quelle que soit l’année), des titres communautaires de cinq, dix ans ou permanents (membres de famille d’un ressortissant de l’UE), des cartes « retraité » de dix ans, des carte « compétence et talent » de trois ans, et des CRA de deux ans.

[9Y compris de façon extrêmement marginale les CRA de deux ans. Source : calculs des auteurs à partir des rapports ministériels.


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Dernier ajout : jeudi 13 novembre 2014, 11:59
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