Édito extrait du Plein droit n° 106, octobre 2015
« Droits entravés, droits abandonnés »

Le syndrome de Lampedusa

ÉDITO

Depuis le début des années 2000, l’île italienne de Lampedusa, située à 350 km des côtes libyennes et 160 km du rivage tunisien, est devenue le symbole des politiques de contrôle des frontières européennes. Les rescapés de traversées dantesques y sont débarqués, tout comme les cadavres des victimes découverts par les pêcheurs ou les gardes-côtes. Dans cette île-frontière aux avant-postes de l’espace « Schengen », un « centre de premier accueil » joue le rôle de camp de triage : une distinction souvent arbitraire y est effectuée entre les exilés. Les uns seront autorisés à déposer une demande d’asile – et éventuellement poursuivre leur route, plus loin en Europe, les autres seront renvoyés. En dépit des dénonciations réitérées des associations de défense des droits humains, de l’émotion de façade suscitée, au printemps 2015, par les milliers de morts en mer, qui a amené l’Union européenne (UE) à annoncer des mesures énergiques, Lampedusa est demeurée le symbole d’une impuissance organisée. Les exilés y échouent parce que les voies légales d’accès leur sont délibérément fermées par la politique des visas et d’autres dispositifs destinés à les maintenir le plus loin possible de l’UE.

Depuis l’été dernier, l’île de Lampedusa a été éclipsée par d’autres images, par de nouvelles focalisations médiatiques mais aussi par l’attrait (provisoire ?) d’itinéraires à peine moins dangereux. Le passage par la Méditerranée centrale, qui va des côtes libyennes aux eaux territoriales italiennes, est pourtant loin d’avoir été abandonné. Les migrant·e·s en provenance de la Corne de l’Afrique continuent de l’emprunter. Mais, notamment pour des raisons géographiques, les Syriens optent massivement pour une autre route, dite « balkanique », qui depuis la Turquie les conduit jusqu’en Europe de l’Ouest. Le très faible nombre de visas « asile » ou « à titre humanitaire » qui leur sont octroyés par les pays membres de l’UE et le manque d’ampleur des programmes de réadmission qui leur permettraient de quitter les camps du Liban, de Jordanie ou de Turquie les obligent en effet à braver l’inhospitalité européenne. Pendant des années, cette route balkanique a été considérée par les exilé·e·s comme particulièrement dangereuse, en raison des rackets et autres kidnappings opérés par des bandes criminelles entre la Grèce et la Macédoine. Au printemps dernier, les autorités de Skopje ont décidé de mettre de l’ordre dans cette zone puis de faciliter le transit des exilé·e·s vers la Serbie. Ces décisions concrètes (possibilité d’acheter des billets de train, mise à disposition de bus, protection par les forces de l’ordre, etc.) ont contribué à desserrer l’étau. De son côté, la Turquie a, pendant un temps, laissé partir les candidat·e·s à l’asile vers les îles grecques, mais un accord bientôt conclu entre l’UE et ce pays devrait mettre un terme à ce « laxisme ». Quant au gouvernement d’Athènes, il n’a ni les moyens ni l’envie de contrôler et de retenir les dizaines de milliers de réfugiés qui affluent vers les îles de la mer Égée. Il se contente d’un enregistrement a minima et de la délivrance de laissez-passer permettant de traverser le pays.

La « crise des migrants » pourrait donc être cyniquement résumée ainsi : les règles européennes en matière d’asile ne fonctionnent qu’à condition… qu’elles n’aient pas à s’appliquer, autrement dit que si les demandeurs d’asile sont empêchés de rejoindre les destinations où ils espèrent trouver refuge. Si quelques-uns des maillons de la chaîne tendue par les contrôles aux frontières lâchent, ces routes deviennent plus sûres et les demandeurs d’asile qui les empruntent sans se cacher… plus visibles. Des mouvements de solidarité (refugees welcomed) peuvent contribuer à ébranler une indifférence européenne soigneusement entretenue par des mécanismes juridiques et bureaucratiques plus destinés à refouler qu’à accueillir. Quand, au début du mois de septembre, l’Allemagne a provisoirement et partiellement suspendu le règlement « Dublin 3 » pour permettre à tous les demandeurs d’asile syriens, irakiens et afghans de déposer une demande sur son territoire, elle a ainsi pu donner l’impression de saper tout l’édifice du régime européen d’asile.

Mais, même si l’élan solidaire de millions d’Allemand·e·s ne doit pas être sous-estimé, outre-Rhin comme ailleurs, c’est la logique de tri entre les exilés qui semble prévaloir, notamment grâce à un filtrage effectué le plus en amont possible des frontières nationales. Critiqué pour ses provocations xénophobes, le premier ministre hongrois Viktor Orban a été accusé de mettre en cause les « valeurs fondatrices » de l’Union en construisant un mur anti-immigrés à la frontière entre son pays et ses voisins. Il ne fait pourtant qu’affirmer tout haut ce qui fonde la politique d’asile de l’UE : aider les États membres à contourner leurs obligations internationales à l’égard des réfugiés en érigeant des murs – physiques, comme à Ceuta et Melilla, ou virtuels, à travers les politiques de visas et le fichage des indésirables – pour leur barrer le passage.

Depuis quelques mois, le vocabulaire de l’inhospitalité s’est d’enrichi d’un nouveau terme, les « hotspots », vendu comme la solution miracle à la « crise des migrants ». Il s’agit en fait de mieux encadrer et de d’« européaniser » les centres d’identification et de filtrage déjà existants, notamment en Grèce et en Italie. Les flancs orientaux de l’Union européenne (la Hongrie en particulier), voire de plus en plus méridionaux (le Niger par exemple) seraient aussi renforcés afin que les demandeurs d’asile ne pénètrent dans l’UE qu’au terme d’une double logique de tri et de quota. Qu’on ne s’y trompe pas : les barrières à l’asile, une nouvelle fois surélevées, continueront de tuer. La formule de l’auteur du Guépard, Giuseppe Tomasi di Lampedusa, « Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change », semble bien être la devise des Européens en matière d’asile et d’immigration : les réformes annoncées masquent la volonté de sauver un système qui vise avant tout à ne pas accorder l’asile et à bafouer le droit de quitter tout pays y compris le sien. Statu quo mortifère.



Article extrait du n°106

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Dernier ajout : mardi 20 octobre 2015, 12:04
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