Article extrait du Plein droit n° 106, octobre 2015
« Droits entravés, droits abandonnés »

Ces étrangers qui renoncent à leurs droits

Alexis Spire

Gisti

Le non-recours désigne toutes les situations où une personne ne peut pas bénéficier d’un droit ou d’une prestation alors qu’elle serait fondée à l’obtenir. Reprenant des travaux plus anciens sur les obstacles à l’accès au droit, l’un des premiers articles en français consacré au non-recours a mis en lumière la nécessité de faire entrer cette thématique dans le débat public [1], en soulignant que la responsabilité n’en incombe pas seulement aux personnes éligibles mais d’abord et surtout à celles et ceux qui conçoivent et mettent en œuvre les dispositifs d’action sociale. Trois grandes raisons ont ensuite été isolées pour expliquer le développement du non-recours : le défaut de connaissance d’un droit auquel on peut prétendre, la non-demande d’un droit ou d’une prestation dont on connaît l’existence et enfin la privation d’un droit qui a été demandé mais qui n’a pas été octroyé [2]. Ce triptyque a acquis à la fin des années 1990 une certaine visibilité récemment amplifiée par la création d’un Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore).

Au début des années 2000, la question du non-recours a dépassé le cadre strictement académique pour faire son apparition dans le débat public. Dans un contexte de montée en puissance de discours stigmatisant l’« assistanat » et la « fraude sociale », la thématique du non-recours est progressivement apparue comme un moyen d’allumer un contre-feu face aux diatribes contre les chômeurs ayant renoncé à chercher un emploi, les femmes isolées suspectées de vivre en couple ou encore des précaires accusés de cumuler minima sociaux et travail au noir. L’objectif des chercheurs impliqués dans ce champ d’études est de proposer un chiffrage de l’argent économisé par les institutions étatiques au détriment de toutes ces populations fragilisées par la crise, de façon à rendre une légitimité sociale à toutes celles et ceux qui sont assigné·e·s aux marges, voire en dehors des politiques publiques. En donnant une dimension statistique à différents phénomènes d’autocensure, ces travaux ont permis de faire apparaître les bénéficiaires de minima sociaux non plus comme des coupables systématiques mais comme des victimes potentielles : la question du non-recours est devenue un moyen de promouvoir une mesure chiffrée de «  l’envers de la fraude  » [3]. Dans les diverses publications consacrées au non-recours, les étrangers apparaissent de façon incidente, au même titre que d’autres populations privées de prestations auxquelles elles pourraient prétendre. Ce numéro de Plein droit a pour ambition de revenir sur l’articulation entre non-recours et immigration pour mettre en lumière les difficultés communes aux autres usagers et les éventuels obstacles spécifiques que rencontrent les étrangers pour faire valoir leurs droits.

Les deux formes du non-recours des étrangers

Souvent visés par les faux scoops médiatiques sur les « fraudes aux allocations » ou les « abus des assistés », les étrangers sont en réalité doublement exposés au non-recours. Dans un premier sens, ils sont concernés par le fait qu’ils appartiennent aux franges les plus fragiles du salariat, aux catégories les plus précaires et les moins susceptibles de se repérer dans les méandres de l’administration. Les mauvaises conditions de logement, les ruptures induites par la migration, la complexité des dossiers et des formulaires à remplir sont autant de facteurs qui placent les étrangers en première ligne des populations exclues de certains droits ou prestations. Pour en prendre la mesure, l’accès aux soins constitue à la fois un indicateur significatif et un enjeu particulièrement crucial. Alors que, dans les années 1980, l’état de santé des étrangers était plutôt meilleur que celui de la population française  [4], avec de surcroît une espérance de vie plus longue que celle des natifs et – toutes choses égales par ailleurs – une moindre morbidité des originaires du Maghreb [5], la tendance s’est retournée en l’espace de trente ans. Toutes les enquêtes réalisées depuis le début des années 2000 attestent qu’à structure démographique équivalente, les étrangers sont en moins bonne santé que les nationaux, avec des écarts importants selon les pays [6]. Cette dégradation tient en grande partie à la précarisation sociale et administrative des populations migrantes, mais aussi à la démultiplication des obstacles qu’elles rencontrent pour accéder aux soins. L’accès aux minima sociaux constitue un autre domaine où les migrants se retrouvent en situation particulièrement défavorable, à la fois en raison des politiques publiques et des renoncements qu’elles génèrent. Alors que de longs combats juridiques ont permis de lever toute condition de nationalité sur les prestations non contributives (allocation pour adulte handicapé, minimum vieillesse et minimum invalidité), une proportion toujours plus grande d’étrangers est empêchée d’y accéder en raison de la condition d’une résidence stable, ancienne et régulière en France  [7] : dans ce domaine, la précarisation du séjour des étrangers et les pratiques toujours plus restrictives des caisses de Sécurité sociale font progresser le non-recours.

La deuxième forme de non-recours qui touche les étrangers renvoie à toutes les difficultés qu’ils rencontrent pour faire valoir des droits spécifiques à leur condition de non national : dépôt d’une demande d’asile, accès en centre d’accueil des demandeurs d’asile (Cada), demande de titre de séjour, demande d’autorisation de travail, demande d’aide médicale d’État, accès à la naturalisation, etc. Dans tous les services d’immigration concernés, l’ampleur du pouvoir discrétionnaire octroyé aux agents chargés d’appliquer les règlements joue le rôle d’amplificateur du non-recours. Alors que de plus en plus de démarches administratives peuvent se faire en ligne, les étrangers doivent toujours autant se déplacer en préfecture chaque fois qu’ils souhaitent obtenir ou renouveler un titre de séjour. Comme pour d’autres catégories précaires, leur non-recours s’explique ici par le manque d’information, la complexité des dispositifs ou encore l’appréhension face à des procédures trop contraignantes ou trop intrusives. En matière de naturalisation par exemple, lorsqu’un étranger apprend, après deux ans de procédure, que sa demande a été ajournée à deux ans, il n’est pas rare qu’il renonce finalement à devenir français : beaucoup ne forment aucun recours contre ce type de décision et ne déposent pas non plus de nouvelle demande  [8]. À ces raisons classiques du non-recours, s’en ajoutent d’autres plus spécifiques aux étrangers : la barrière de la langue, les diverses formes de discrimination au guichet, le risque de perdre de l’argent en vain (en matière de visa par exemple, les demandeurs doivent payer des sommes qui peuvent varier selon les pays et les opérateurs privés qui ont la charge de constituer les dossiers  [9]), la peur d’être repéré (en matière de régularisation ou pour l’aide médicale d’État). Parmi celles et ceux qui arrivent en France et qui pourraient déposer une demande d’asile, nombreux sont ceux qui y renoncent par crainte d’être ainsi enregistrés puis éloignés. Plus généralement, beaucoup d’étrangers qui ne sont pas en situation régulière préfèrent ne jamais se déclarer et ne déposer aucune demande à quelque guichet que ce soit, par peur d’attirer l’attention et de risquer ensuite l’éloignement du territoire. Ils sont parfois incités à faire valoir leurs droits par les associations qui les accompagnent dans leurs démarches. Mais la vitalité des réseaux associatifs dans certaines grandes villes et leur quasi-absence dans d’autres lieux induisent de grandes disparités territoriales. L’action de l’État pourrait permettre de garantir un meilleur équilibre territorial mais, jusqu’à maintenant, les efforts déployés pour favoriser l’accès aux droits concernent assez peu les étrangers.

Un sujet d’actualité… sauf pour les étrangers

Si le non-recours a longtemps suscité une certaine indifférence de la part des pouvoirs publics, il n’en est plus ainsi depuis quelques années : la question connaît aujourd’hui un certain écho, à la fois sur le plan médiatique mais aussi et surtout dans certaines institutions chargées de l’octroi des prestations sociales. Depuis la mise en place du plan de lutte contre la pauvreté et l’exclusion de janvier 2013, la question du non-recours figure dans les conventions d’objectifs et de gestion entre l’État et les organismes sociaux  [10]. Elle a été reprise par les caisses d’allocations familiales, les conseils généraux, par les caisses primaires d’assurance maladie, les centres communaux d’action sociale : repérage des publics, diffusion de plaquettes d’informations, création de plateformes pour accroître l’accès au droit. Si la question du non-recours a été mise à l’agenda politique et intégrée comme objectif dans de nombreux guichets sociaux, ce n’est sans doute pas uniquement pour de bonnes raisons. Quand on lit la plupart des travaux sur le non-recours, on peut identifier trois niveaux de responsabilité sur lesquels intervenir  [11].

Le premier, le plus évident et le plus visible, est celui des bénéficiaires des prestations qui, consciemment ou inconsciemment, par méconnaissance ou par incompétence, s’abstiennent de faire valoir leurs droits. Le deuxième vise davantage les hauts fonctionnaires et autres conseillers parlementaires qui, en concevant des dispositifs trop complexes et en multipliant les démarches à accomplir, rendent l’accès aux prestations inopérant. Enfin, le troisième niveau est celui des agents subalternes qui sont chargés de mettre en œuvre les règlements et qui, par méfiance excessive ou mauvaise volonté, empêchent les bénéficiaires d’accéder à leurs droits. Or, dans la plupart des travaux d’experts tout comme dans l’esprit des réformateurs, le problème du non-recours est toujours envisagé comme un dysfonctionnement imputable aux populations précaires : méconnaissance des droits, découragement, faible confiance en soi ou encore attitude de repli. En revanche, il est beaucoup plus rare que soient mis en cause les concepteurs de ces dispositifs où les agents qui les mettent en œuvre. Cette tendance à faire des plus vulnérables les principaux responsables de leur situation d’exclusion explique aussi en partie le succès médiatique rencontré par la notion, très rarement étendue aux populations étrangères. De 2010 à 2012, des chercheurs ont recensé 259 articles qui ont porté sur l’accès au droit et le non-recours mais parmi ceux-ci, combien faisaient référence aux étrangers ? Sans doute assez peu.

Si la thématique du non-recours est rarement associée explicitement à l’immigration, elle reste également totalement absente de toutes les institutions spécifiquement chargées d’accueillir des étrangers comme les préfectures, les services des visas, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) ou encore l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii). Pourtant, les étrangers sont, par bien des aspects, en première ligne des populations exposées au non-recours, même si cette exposition est difficile à objectiver statistiquement. Or, l’efficacité pratique et politique des travaux sur le non-recours tient en grande partie au chiffrage des budgets concernés : 5,3  milliards d’euros de RSA non versés à ceux et celles qui y auraient droit mais n’y recourent pas et 4,7  milliards d’euros concernant les rappels de droits pour les prestations familiales et de logement [12]. Par comparaison, il paraît très improbable de pouvoir effectuer une quantification analogue pour les étrangers : dans le débat public, il est par exemple constamment question du coût que représente l’aide médicale d’État, sans que personne ne sache le nombre d’étrangers qui y ont droit mais n’en bénéficient pas. Mais plus fondamentalement, la réticence des pouvoirs publics à mettre à l’agenda la question du non-recours des étrangers s’explique par des raisons plus politiques.

Dans le domaine du non-recours, l’indignation des pouvoirs publics est à géométrie variable et dépend largement du statut social des populations concernées. Parmi les victimes souvent citées, on trouve les travailleurs pauvres, les personnes âgées dépendantes, les bénéficiaires de la couverture maladie universelle (CMU), tandis que d’autres sont moins présentes, notamment les bénéficiaires de l’assurance chômage, de l’allocation de solidarité spécifique et… les étrangers. Pour ces populations, la réticence des pouvoirs publics à mettre en œuvre de véritables dispositifs d’accès au droit s’explique par le soupçon d’illégitimité qui pèse sur elles et par la peur que les finances publiques soient submergées par leurs demandes. C’est particulièrement prégnant dans le cas de l’immigration qui, depuis quelques années, est de plus en plus perçue comme une menace pour l’équilibre des comptes sociaux [13]. Non seulement la légitimité de l’étranger à résider de plein droit sur le territoire n’est jamais totalement acquise mais surtout, beaucoup d’acteurs politiques et d’agents administratifs conçoivent l’immigration à l’aune du fantasme de l’appel d’air ou du risque d’invasion. Dès lors, dans l’inconscient d’État, l’accès aux droits, et encore plus aux droits sociaux, ne doit pas être immédiat : plus que pour toute autre population, il s’agit de mettre à l’épreuve la volonté des étrangers, leur persévérance à faire valoir leurs droits auprès des représentants de l’administration.

Volonté du législateur

Dans cette configuration, tous les étrangers ne sont pas logés à la même enseigne. La réforme de la couverture maladie universelle en juillet 1999 a, par exemple, permis d’améliorer les modalités d’ouverture de droits pour les étrangers en séjour administratif régulier et stabilisé, mais elle a aggravé l’exclusion des migrants sous titres de séjour précaires ou sans-papiers [14]. En matière d’accès au revenu de solidarité active, le taux de non-recours est proportionnellement plus élevé parmi les étrangers hors Union européenne que parmi les étrangers ressortissants communautaires et, plus encore, par rapport aux Français [15]. Mais là encore, le non-recours tient davantage à une volonté du législateur qu’à un renoncement des intéressés : pour bénéficier du RSA, les étrangers doivent résider régulièrement en France et être titulaires, depuis au moins cinq ans, d’un titre de séjour les autorisant à travailler. À cette condition légale, il faut ajouter les interprétations qu’en font les agents de guichets qui n’hésitent pas à multiplier les demandes de preuves et d’attestations. Autant de pratiques administratives qui incitent à penser ensemble la question du non-recours et celle des discriminations comme les deux faces d’un même processus, dont la responsabilité incombe avant tout à ceux qui font les lois et à celles et ceux qui les appliquent.




Notes

[1Wim Van Oorschot, Antoine Math, « La question du non-recours aux prestations sociales », Recherches et prévisions, 43(1), p. 5-17, 1996.

[3Odenore, L’envers de la fraude sociale : le scandale du non-recours aux droits sociaux, La Découverte, 2012.

[4André Mizrahi, Arié Mizrahi, Suzanne Wait, Accès aux soins et état de santé des populations immigrées en France, Credes, 1993.

[5Myriam Khlat, Catherine Sermet, Dominique Laurier, « La morbidité dans les ménages originaires du Maghreb, sur la base de l’enquête santé Insee 1991-1992 ». Population, 6, p. 155-184, 1998.

[6Claudine Attias-Donfut, Philippe Tessier, « Santé et vieillissement des immigrés », Retraite et Société, 46, p. 90-129, 2005.

[8David Rohi, L’accès au droit des migrants en situation de précarité et de leurs enfants, une approche pragmatique et dynamique des discriminations légales fondées sur la nationalité, Mission de recherche Droit et justice, 2001, p. 38.

[9Sarah Belaïsch, « Délivrance de visas : un rapport accablant », Plein droit, n° 86, octobre 2010.

[10Philippe Warin, « Pourquoi le non-recours ? ». Revue Projet, (346), 2015.

[11Antoine Math, « Réflexions sur la notion de non-recours », Intervention au séminaire de l’ONPES, 4 décembre 2014.

[12Odenore, op. cit., p. 30.

[13Alexis Spire, « Xénophobes au nom de l’État social », Le Monde diplomatique, 2013.

[14Didier Maille, Adeline Toullier, « Les dix ans de la CMU. Un bilan contrasté pour l’accès aux soins des migrants », Hommes et migrations, n° 282, 2009, p. 24-33.

[15Nadia Okbani, Philippe Warin, « Le RSA : où sont les assistés ? », in Odenore, L’envers de la fraude sociale : le scandale du non-recours aux droits sociaux, La Découverte, 2012, p. 57.


Article extrait du n°106

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Dernier ajout : vendredi 30 août 2019, 16:57
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