Tribune
Le camp humanitaire parisien, suite : un piège pour les exilés
Ce texte fait suite à la tribune « Humanitaire ou pas, un camp est un camp », publiée le 28 octobre 2016, qui posait à Anne Hidalgo, maire de Paris, « 11 questions avant l’ouverture du camp de Paris ». Le Gisti n’a jamais reçu réponse à ces questions. Quatre mois après l’ouverture du camp, le premier bilan qui peut être tiré de ce nouveau dispositif montre que ces craintes n’étaient pas infondées.
Présenté comme une « alternative aux campements indignes », un lieu permettant la « mise à l’abri » des exilé⋅e⋅s avant leur « orientation », le camp « humanitaire » décidé par la mairie de Paris et dont la gestion a été confiée à Emmaüs Solidarité n’aura pas fait illusion très longtemps. Quelques mois après son ouverture, le 10 novembre 2016, le constat est sans appel : en fait d’hospitalité, c’est bien de contrôle et de violences dont le camp est l’instrument. Finalement, en ne voulant s’occuper que de la « mise à l’abri » des exilé⋅e⋅s sans prendre en compte la situation juridique et le devenir des gens qui passeront par ce sas, les promoteurs de cette initiative se retrouvent aujourd’hui au mieux les otages d’une politique inhumaine, au pire ses complices.
Un camp nécessairement saturé
Situé boulevard Ney dans le 18e arrondissement de Paris, le centre était initialement destiné aux étrangers dits « primo-arrivants » célibataires et majeurs [1], qui devaient, selon les annonces faites par la mairie, être accueillis « de manière inconditionnelle » dans un premier sas, dit « la bulle » puis, en considération de leur volonté de demander l’asile, hébergés quelques nuits dans une autre partie du camp, dite « la halle ». Dès son ouverture, le dispositif prévu pour accueillir une soixantaine de personnes par jour avec une capacité de 400 places d’hébergement s’est trouvé saturé. Comment s’en étonner ? La Ville venait d’organiser l’évacuation du campement informel de Stalingrad qui « abritait » selon elle près de 3 800 exilé⋅e⋅s et donnait les chiffres de 60-70 nouvelles arrivées par jour à Paris... Par ailleurs, se sont également présentés dans le centre les très nombreux mineurs isolés laissés à la rue [2], faute d’une prise en charge par les services de l’aide sociale à l’enfance dont ils relèvent normalement, mais qui dysfonctionnent depuis de nombreuses années.
Certes, les ministères du logement et de l’intérieur avaient précisé que des places d’hébergement seraient créées pour assurer « le bon fonctionnement » du centre – c’est-à-dire en fait pour garantir le turn-over des exilé⋅e⋅s - mais outre que ces orientations soulèvent elles-mêmes de nombreux problèmes, cela n’a manifestement pas suffi à permettre l’accueil effectif des exilé·e·s arrivant dans la capitale.
En réalité, plutôt que de faire fonctionner correctement les dispositifs existants d’accueil et d’hébergement des demandeurs d’asile et des mineurs isolés, les pouvoirs publics ont préféré créer un dispositif exceptionnel à visée temporaire. Il s’agit ainsi du énième système venant se juxtaposer à ceux déjà imaginés pour l’hébergement des pauvres, des SDF, des demandeurs d’asile, des travailleurs migrants. La liste est longue et vouée à s’allonger puisque ces dispositifs en viennent les uns après les autres à être saturés, faute de volonté des pouvoirs publics d’offrir de vraies structures d’accueil aux personnes concernées.
Des violences policières institutionnalisées
Naturellement, l’engorgement du dispositif a généré une situation de tension à ses abords immédiats et même au-delà. Les violences et brutalités envers les exilé⋅e⋅s dormant dans les campements ou effectuant leurs démarches administratives sont régulières (devant les « plate-formes » d’accueil des demandeurs d’asile, devant les préfectures, devant l’Ofii...). Les exilé⋅e⋅s non accueilli⋅e⋅s ont commencé à dormir tout autour du centre, à faire la queue toute la nuit pour espérer entrer au petit matin. De nouveaux campements sont vite réapparus, sous le pont du boulevard Ney, sous celui de la porte de la Chapelle, sur le terre-plein du boulevard du président Wilson du côté de Saint-Denis...
Le camp « humanitaire » ayant essentiellement été pensé pour faire « disparaître » les camps informels, les forces de l’ordre sont rapidement devenues un rouage à part entière du nouveau dispositif. À l’entrée d’abord, où la police est régulièrement présente, se chargeant de disperser les personnes qui espèrent bénéficier de cet abri. La nuit, les agents empêchent les exilé⋅e⋅s de s’asseoir par terre, les obligeant à rester debout des heures durant. Depuis l’ouverture du centre, les violences policières vont crescendo : non seulement les policiers utilisent des gaz lacrymogènes pour chasser les personnes, mais ils vont jusqu’à piétiner et détruire leurs tentes, confisquer leurs sacs de couchage et leurs couvertures, même lorsque les températures sont très basses (cf. le communiqué de MSF, "Migrants dans la rue à Paris : le harcèlement et les violences policières doivent cesser", 7 janvier 2017 ; Reportage photos de Nno Man devant le camp).
Les interventions de la police visant à empêcher tout regroupement d’exilés s’étendent au-delà des abords du centre : celles et ceux qui, par peur des violences exercées aux alentours du camp, vont dormir du côté des métros la Chapelle et Stalingrad font face à une répression policière régulière et intense (cf. communiqué du Collectif P’tits Dej’, "Stop au harcèlement policier des migrant.e.s de Pajol !", 6 janvier 2017). Des opérations d’arrestations massives ont régulièrement lieu, avec notification d’OQTF (obligation de quitter le territoire) ou autre mesures d’éloignement. Les distributions de repas et boissons chaudes sont empêchées. Comble du cynisme, des blocs de pierre ont même été installés sous le pont du boulevard périphérique pour empêcher les exilé⋅e⋅s de s’y abriter !
Un mécanisme de tri bien huilé
Si l’accès au premier sas du camp, dit « la bulle », devait, selon les annonces faites par la mairie, être inconditionnel, la possibilité de dormir une dizaine de jours dans la grande « halle » était, elle, soumise à des critères d’éligibilité : principalement être primo-arrivant et ne pas avoir déjà déposé une demande d’asile. Ces critères devaient être interprétés de manière large en considération du besoin des personnes d’être mises à l’abri afin d’essayer d’imaginer leur avenir. Les personnes ne remplissant pas ces critères devaient être orientées vers les dispositifs de droit commun ; avaient été évoqués les « Espaces solidarité et insertion » où elles pourraient être prises en charge par des travailleurs sociaux qui les aideraient à élaborer un projet d’insertion. Le directeur d’Emmaüs Solidarité l’avait promis : le camp « ne sera pas un lieu de contrôle policier ».
En pratique, la situation est bien différente : une fois admise dans le premier sas qu’est « la bulle », la personne a un bref premier entretien avec un salarié d’Emmaüs Solidarité qui détermine son droit à pénétrer ou non dans « la halle » pour quelques nuits. Les critères sont de fait interprétés très strictement : la moindre démarche antérieure en vue de demander l’asile fait obstacle à cet hébergement, et les personnes rejetées sont remises à la rue sans aucune forme d’accompagnement ni d’orientation.
Celles qui sont accueillies dans « la halle » se trouvent alors soumises à un processus de contrôle inédit et totalement dérogatoire au droit commun.
Première étape de ce processus : elles sont conduites au Centre d’examen de situation administrative (CESA), service de la préfecture de police qui a été créé pour l’occasion, c’est-à-dire au moment de l’ouverture du camp. Les locaux de ce « centre d’examen » sont situés dans les sous-sols de la préfecture, à quelques centaines de mètres du camp. Accepter d’y aller est un passage obligé pour espérer être « pris en charge », sans que l’enjeu de la démarche soit clairement expliqué aux intéressés par les salariés d’Emmaüs Solidarité - le connaissent-ils ? -, par les agents de préfecture ou de l’Ofii (Office français de l’immigration et de l’intégration). Le refus de se rendre au CESA entraîne la remise à la rue.
Au CESA, les exilé⋅e⋅s sont invité⋅e⋅s à donner leurs empreintes digitales. Or cette prise d’empreintes, qui est de règle pour les personnes souhaitant demander l’asile en France, se fait, dans le processus particulier mis en œuvre pour les personnes transitant par le camp « humanitaire » de Paris sans qu’aucune demande d’asile ne soit concomitamment enregistrée.
La France utilise alors une procédure ouverte par le règlement Dublin qui lui permet de renvoyer directement une personne qui a demandé l’asile dans un autre pays européen sans enregistrer sa demande d’asile en France. Les transferts s’effectuent très rapidement, sans que les personnes aient pu bénéficier d’aucun des droits ouverts aux demandeurs d’asile (hébergement, allocation) puisqu’elles n’ont justement pas pu accéder à ce statut.
L’objectif du passage au CESA est dès lors aisé à comprendre : il s’agit avant tout de repérer celles et ceux qui ont déjà déposé une demande d’asile ailleurs en Europe. Le dispositif du camp parisien permet de « garder sous la main » l’étranger le temps d’organiser son renvoi vers un autre État.
Traitement des données recueillies dans la « halle »
Alors que le projet de départ prévoyait la possibilité pour les personnes de se rétracter car les données ne devaient être ni conservées ni transmises à l’autorité préfectorale, il s’avère aujourd’hui que le passage par le CESA interdit tout retour en arrière : le fait que les données aient été transmises à l’autorité préfectorale empêchera l’exilé⋅e de passer par un autre canal pour exercer son droit, prévu par la loi, à demander l’asile.
Un processus qui vise à empêcher la demande d’asile
Comme le CESA n’enregistre aucune demande d’asile, même de celles et ceux ayant exprimé leur volonté de le demander, comme le guichet « normal » d’enregistrement des demandes d’asile à Paris refuse les dossiers des étrangers qui viennent du camp « humanitaire » - alors même qu’ils sont originaires de pays dont les ressortissants connaissent un taux élevé de reconnaissance du statut de réfugié (Irak, Soudan, Érythrée, Afghanistan...) -, les exilés « mis à l’abri » dans le camp en sortent avec le statut d’étrangers en situation irrégulière.
Ils sont alors dispatchés dans divers centres d’hébergement en Île-de-France, dont certains ne regroupent d’ailleurs quasi que des personnes à « dubliner » (i.e. à renvoyer vers un autre État de l’UE) : le centre de la Croix-Rouge à Rocquencourt (78) qui vient de fermer, un centre du Secours islamique à Massy (91), un CHU (hôtel social) à Saint-Ouen (93), le CHU de Montmorency de l’association France Horizon (95), un centre géré par ADEF à Ivry-sur-Seine (94), un hôtel social à Bobigny (93), un centre à Epinay (93), un centre géré par la Croix-Rouge à Limoges Fourche (77), un centre du Groupe SOS à Sartrouville (77)...
Soit par ignorance des démarches à entreprendre, dans ce contexte hors cadre légal, soit faute de consigne des gestionnaires de ces structures, les personnels de ces centres n’accompagnent pas partout les exilé·e·s dans une démarche de demande d’asile. Ainsi les exilé·e·s se trouvent parfaitement démuni⋅e⋅s lorsque, après plusieurs semaines ou mois d’attente, ils et elles sont convoqué⋅e⋅s par la préfecture du département d’accueil.
On leur notifie alors deux décisions : une décision de transfert vers l’État de l’Union européenne censé être en charge de leur demande d’asile, et une décision d’assignation à résidence les obligeant à demeurer dans un certain périmètre, en attendant l’organisation de leur transfert [3].
Or le placement en assignation à résidence modifie radicalement la procédure applicable : alors qu’en principe l’étranger dispose de 15 jours pour faire un recours contre la décision de transfert, ce délai est ramené à 48 heures en cas d’assignation à résidence, ce qui rend tout recours impossible de fait, étant donnés la complexité du contentieux, l’isolement et le défaut d’accompagnement dans lequel se trouvent les intéressé·e·s dans les centres d’hébergement.
Ils et elles doivent pointer dans des commissariats, se rendre à de nombreuses convocations, l’absence à deux rendez-vous permettant de considérer l’étranger comme « en fuite », ce qui vient notamment allonger le délai de présence nécessaire sur le territoire français pour faire de la France l’État responsable de la demande d’asile (ce délai passe de 6 à 18 mois)… Se rendre à une convocation, c’est prendre le risque d’être placé en rétention et expulsé vers le pays désigné responsable de la demande d’asile. Ne pas s’y rendre, c’est aussi prendre le risque d’être interpellé lors d’un contrôle dans la rue... et également placé en rétention !
Tout porte à comprendre que le regroupement dans les mêmes centres d’hébergement d’exilés « dublinables » vise à faciliter leur arrestation et les renvois groupés.
L’orientation des exilés mis à l’abri et « non dublinés »
Plus de 120 salarié⋅e⋅s travaillent à l’intérieur du camp, ainsi que plusieurs dizaines de bénévoles. Pourtant aucune information juridique ou sociale n’y est délivrée.
La seule information effectivement fournie est celle venant de l’Ofii et de sa quinzaine d’agents sur place : elle concerne l’aide au retour volontaire.
Ainsi, le camp « humanitaire » fonctionne comme un centre de tri, de contrôle et de mise en œuvre de renvois et non comme un lieu où les personnes peuvent se reposer afin de réfléchir à leur projet.
Le camp a notamment pour objet l’organisation de la dispersion des exilé·e·s en périphérie de ville et sur l’ensemble du territoire. Avant son ouverture, la question des types d’hébergement proposés aux exilés des camps évacués à Paris avait déjà été soulevée. Elle continue de se poser depuis.
Les hébergements qui permettent le meilleur suivi des demandeurs d’asile sont les CADA (centres d’accueil pour demandeurs d’asile) même si ceux-ci voient régulièrement leur budget diminué et leurs conditions d’accueil se dégrader. Mais les dispositifs privilégiés dans l’orientation des exilés à l’issue des quelques jours d’hébergement dans le camp de Paris sont plutôt des CHU-migrants (centres d’hébergement d’urgence) ou des CAO (centres d’accueil et d’orientation), lesquels sont loin de répondre aux mêmes normes, notamment en terme d’accompagnement social et juridique.
Certains centres d’Île-de-France sont pointés du doigt, notamment celui de Massy ("Un « plan migrants » qui génère de graves dérives dans le domaine de l’action sociale", Lettre de l’OEE, 6 février 2017) ou celui de Rocquencourt près de Versailles, pour les très mauvaises conditions d’accueil qu’ils offrent et l’absence de personnel en capacité d’assister effectivement les personnes. De nombreux CAO, partout en France, font également l’objet de plaintes des exilé⋅e⋅s qui y sont hébergé⋅e⋅s, de témoignages alarmants des personnes ou collectifs qui y interviennent bénévolement comme des personnels qui y sont employés (cf. le site info CAO). Dans ces lieux, les exilés retrouvent bien souvent les mêmes difficultés que celles identifiées à Paris : défaut d’information, d’accompagnement effectif, empêchement à demander l’asile, placement en assignation à résidence avec le même choix cornélien pour les « dublinables », menace de renvois...
***
Contrôler, trier, empêcher le dépôt de demandes d’asile, rendre invisibles et disperser ceux qu’on ne veut ou ne peut pas expulser, faciliter les placements en rétention et les renvois vers d’autres pays, tels sont bel et bien les objectifs d’un camp qui n’a d’« humanitaire » que la façade.
Notes
[1] Un autre camp à ouvert en janvier 2017 à Ivry-sur-Seine, destiné uniquement aux familles et aux personnes dites « vulnérables ».
[2] communiqué de l’ADJIE, 23 janvier 2017, « À Paris, la Croix Rouge et la Mairie laissent des mineurs à la rue en plein hiver »
[3] Une instruction du ministre de l’intérieur d’août 2016 avait d’ailleurs demandé aux préfectures d’assigner à résidence plus systématiquement les demandeurs d’asile sous procédure Dublin afin de les placer « en fuite » et d’éviter ou de retarder leur demande d’asile en France.
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