action collective

Dénonciation des dérapages à la Cour d’appel de Paris : le Gisti et la Cimade persistent
Lettre ouverte à la première présidente de la Cour d’appel de Paris

Paris, le 1er mars 2018

Madame la Première présidente,

Vous avez bien voulu répondre, par un courrier du 22 février 2018, à nos interrogations relatives aux conditions dans lesquelles une décision de votre cour, rendue le le 9 février 2018 en méconnaissance manifeste des textes applicables, avait pu être ensuite modifiée et enregistrée dans la base de données juridiques Jurica de la cour de cassation.

Nous vous en remercions et nous souhaitons poursuivre cet échange, tant pour lever tout malentendu quant au sens de notre démarche que pour dissiper les doutes que votre réponse peut laisser subsister.

Après nous avoir apporté quelques explications, sur lesquelles nous reviendrons ci-après, relatives au processus qui a conduit à ce que vous identifiez comme une « erreur », vous avez souhaité observer, « au-delà des critiques qui sont formulées contre cette décision isolée, que la chambre en charge du contentieux de la rétention administrative et du maintien en zone d’attente des étrangers rend, chaque année, plus de 5700 décisions, en conformité avec la jurisprudence de la Cour de cassation, de la Cour de justice de l’Union Européenne et de la Cour Européenne des Droits de l’Homme ».

Si pointait ici la critique d’une démarche qui se focaliserait à tort sur une « décision isolée », nous tenons à souligner que le grave vice de motivation affectant cette décision n’est pas un incident unique. Ainsi, la même affirmation selon laquelle l’application des dispositions de la Convention européenne de sauvegarde des droit de l’homme « ne relève pas de la compétence du juge judiciaire » entachait déjà une décision rendue par votre Cour le 21 février 2017 (n° de RG 17/00775). Pour infirmer l’ordonnance prescrivant la remise en liberté d’un enfant syrien âgé de deux ans, l’auteur de cette décision considérait au surplus qu’il n’y avait pas ingérence disproportionnée de l’autorité publique dans la vie familiale de l’intéressé, son maintien en zone d’attente étant nécessaire à « la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays et à la défense de l’ordre. »

La même interrogation subsiste à l’égard de la décision rendue par votre Cour le 26 février 2018 au sujet d’une mère et de ses trois enfants retenus au CRA du Mesnil Amelot : « sur le 7ème moyen tiré d’une violation de l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, que le droit à la vie privée et familiale au visa de l’article précité ne peut être invoqué pour contester la mesure de rétention administrative dès lors que la durée maximum de celle-ci est fixée par des dispositions légales et que la dite durée en est strictement limitée » (n° de RG 18/00827).

Outre que ce type de décisions n’est donc malheureusement pas isolé, le traitement que les juridictions - tant supérieures que du fond, tant judiciaires qu’administratives - réservent au contentieux des étrangers se révèle trop souvent en-deça des standards d’un état de droit. Ainsi, l’attention soutenue que nous portons aux décisions rendues dans ce domaine apparaît-elle finalement à la mesure des difficultés particulières auxquelles se heurtent les étrangers soumis à ce traitement contentieux dégradé.

C’est la raison pour laquelle il nous apparaît important de revenir sur les explications que vous avez bien voulu nous apporter au sujet d’une décision révélatrice de ces dérives.

Selon votre réponse, « un projet de décision, dont seule la motivation était différente de celle de l’ordonnance effectivement rendue et notifiée, était enregistré par erreur, après la levée de l’audience, dans la base de données Jurica ». Une fois identifiée, cette « anomalie » aurait été « corrigée, directement par le greffier de la chambre dans la base de données de la Cour de cassation ».

Le sens et la portée de ces explications restant malheureusement difficiles à décrypter, nous devons, pour ce faire, raisonner à partir de deux faits avérés :

  • une décision a été rendue en audience publique le 9 février à 10 heures 20 minutes, aux termes de laquelle le magistrat délégué par vous a cru pouvoir écrire : « étant ajouté que l’application des dispositions de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales ne relève pas, en tout état de cause, de la compétence du juge judiciaire » ;
  • la même décision a ensuite été enregistrée dans la base de données Jurica et publiée en ligne par Lexbase dans une seconde version où l’élément de motivation litigieux a été remplacé par les mots « sans qu’il soit donc nécessaire d’apporter quelque explication complémentaire ».

En l’état des indications que vous nous avez apporté, nous devrions alors comprendre :

  • que la seconde version, exempte de ce vice de motivation, ne constituait qu’un projet de décision ;
  • qu’en dépit de sa rectitude juridique, ce projet a finalement été remanié par son auteur qui, au moment de rendre sa décision, a curieusement préféré y adjoindre une mention, gravement erronée, alors même qu’il avait expressément considéré, dans ledit projet, qu’il n’était pas nécessaire d’apporter d’autres « explications » à celles figurant dans l’ordonnance attaquée ;
  • qu’ensuite, alors que la décision juridiquement désastreuse aurait été rendue dans ces conditions très surprenantes, ce serait néanmoins le « projet », non vicié mais abandonné par son auteur, qui aurait « par erreur » été enregistré dans la base de données ;
  • Enfin, que la différence entre la décision rendue et la décision enregistrée ayant été identifiée, la décision juridiquement correcte aurait été « corrigée » directement par le greffier de la chambre dans la base de données Jurica de la Cour de cassation en lui substituant la version juridiquement viciée.

Si nous peinons à admettre ce cumul d’invraisemblances, l’essentiel n’est pas là. Vous concluez en effet ces explications en considérant qu’il « ne peut dès lors être soutenu que la motivation initiale a été modifiée avant sa transmission ». Or sur ce point nous ne pouvons vous suivre pour deux raisons : d’une part, ce que vous appelez la version « initiale » peut aussi bien s’entendre du « projet » que de la décision rendue et, d’autre part, la question n’est pas tant de savoir si la motivation a été modifiée « avant sa transmission » mais, surtout, si elle l’a été après que l’ordonnance ait été rendue en audience publique.

Et, à cet égard, les faits sont têtus : comme cela résulte incontestablement des deux copies que nous vous avons transmises, la rédaction de la décision qui a d’abord été enregistrée sur la base de données de la cour de cassation - après l’audience publique, ainsi que vous l’avez précisé - est différente de celle qui a été rendue en audience publique.

C’est pourquoi nous restons dans l’attente des explications complémentaires qui permettraient de dissiper définitivement ces interrogations.

Bien entendu, nous nous ferons un devoir de rendre publics les apaisements que vos réponses pourront nous apporter comme nous avons rendu nos interrogations publiques.

Dans cette attente, nous vous prions de croire, Madame la Première présidente à l’assurance de notre parfaite considération.

Geneviève JACQUES, présidente de la Cimade

Vanina ROCHICCIOLI, présidente du Gisti

Réponse de la première présidente de la Cour d’appel de Paris à la lettre ouverte du 20 février 2018 Cimade/Gisti

Voir notre communiqué du 20 février 2018 : Tour de passe-passe de la Cour d’appel de Paris : le Gisti et la Cimade saisissent sa première présidente

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Dernier ajout : jeudi 1er mars 2018, 15:29
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