Article extrait du Plein droit n° 124, mars 2020
« Traduire l’exil »
La protection fonctionnelle au service des tarjuman
Serge Slama
professeur de droit public, université Grenoble-Alpes
En langue dari, tarjuman signifie « interprète ». La langue française en a gardé la trace puisque, selon le Dictionnaire historique de la langue française, le terme « truchement » descend de « trucheman » (fin XIVe) qui lui-même est emprunté, au moment des croisades, à l’arabe « Targumân » (traducteur) qui découle lui-même de l’araméen « targumannu » [1]. C’est dans une croisade d’un autre type que ces interprètes afghans ont été embarqués par l’armée française au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, dans le cadre de l’opération Enduring Freedom (liberté immuable). En Afghanistan, 70 000 militaires français ont été déployés au sein de la Force internationale d’assistance à la sécurité (Fias) entre 2001 et 2014 ; 776 auxiliaires afghans y ont servi comme personnels civils de recrutement local (PCRL), selon la dénomination officielle. Si la plupart d’entre eux faisaient effectivement fonction d’interprètes, il apparaît qu’en réalité leur engagement était plus important (notamment certains portaient des armes).
Pourtant, lorsqu’en 2012, la décision de retrait des troupes est prise par le président de la République, l’attitude de la France à l’égard de ses anciens supplétifs n’a guère été exemplaire, comme cela avait déjà été le cas 50 ans auparavant à l’égard des harkis lors de l’indépendance de l’Algérie. En effet, au lieu d’assurer leur mise à l’abri, en leur accordant des visas pour qu’ils trouvent refuge en France, il a été procédé à un sévère « tri » de ces PCRL sur la base de considérations sécuritaires mais aussi d’assimilabilité et, probablement, de degré de pratique religieuse.
Lors du retrait, qui s’est étendu jusqu’à fin 2014, outre une prime de licenciement (2 246 euros en moyenne), les quelque 800 PCRL ont été classés en deux catégories. D’un côté, ceux pour lesquels l’accueil sur le territoire français a été exclu « en raison d’un risque insuffisant [pour leur sécurité] ou de possibles difficultés d’intégration (problèmes d’assimilation ou de sécurité) » et auxquels il n’a été proposé, s’ils étaient menacés, qu’une prime de « relocalisation » dans une autre région de l’Afghanistan. De l’autre côté, ceux pour lesquels une réinstallation hors d’Afghanistan a été envisagée, notamment en France (pour une poignée d’entre eux), lorsqu’ils faisaient l’objet « d’une menace immédiate, avérée et urgente » et, surtout lorqu’ils présentaient « un profil sociologique de personne intégrable ou assimilable en France » [2]. À l’issue de ce premier écrémage, seuls 73 tarjuman (et 106 membres de leurs familles) ont été accueillis en France sur 258 demandes déposées.
Cette « trahison française [3] », très mal ressentie par les anciens auxiliaires afghans et leur encadrement militaire, est alors totalement assumée par les autorités françaises, comme le montrent plusieurs courriels internes à l’ambassade de France [4].
C’est alors que, souvent avec le soutien de leurs chefs d’escadron, des centaines de PCRL afghans introduisent des demandes de visa. Sans directives précises, les services consulaires de l’ambassade de France à Kaboul ont laissé pourrir la situation malgré les nombreuses manifestations de tarjuman devant les locaux de l’ambassade, en 2014 et 2015. C’est grâce à l’action déterminée de l’Association des anciens interprètes et _ auxiliaires afghans de l’armée française (AAIAAF), et particulièrement de Me Caroline Decroix [5], qu’un second processus de réinstallation est lancé en mai 2015. Les intéressés disposent alors d’un mois et demi pour déposer leurs dossiers. Sur la base de 281 dossiers déposés, 100 PCRL supplémentaires (pour un total de 350 personnes) obtiennent un visa pour la France. Cette procédure laisse cependant sur le carreau 600 tarjuman, dont nombre d’entre eux sont personnellement menacés de représailles en raison de leur engagement aux côtés de l’armée française. D’autant plus qu’à la suite d’un attentat à proximité de l’ambassade de Kaboul, le service des visas fut fermé et les demandeurs ont été invités à se rendre à… Islamabad (Pakistan). Face à un système aussi kafkaïen, une partie des intéressés ont pris le parti de quitter leur pays par leurs propres moyens pour chercher l’asile en Europe. Certains y sont même parvenus, malgré les difficultés du parcours et le règlement « Dublin », à solliciter et obtenir l’asile en France à l’issue de ce périple.
Ces procédures successives – avec les centaines de refus de visas opposés par les autorités françaises – ont engendré un contentieux qui, une fois n’est pas coutume, est parvenu à faire bouger les lignes, non pas en mobilisant le droit des étrangers – trop peu protecteur –, mais grâce au droit de la fonction publique dès lors que le Conseil d’État a, à partir de décembre 2018, reconnu le bénéfice de la protection fonctionnelle au PCRL.
À partir d’une consultation d’Ariane archive en mai 2019 [6], nous avons recensé 71 décisions rendues dans le cadre du contentieux des visas sur requête de PCRL afghans entre novembre 2016 et mars 2019 : 55 jugements du tribunal administratif (TA) de Nantes, 6 arrêts de la cour administrative d’appel (CAA) de Nantes, 10 arrêts du Conseil d’État, 4 décisions rendues dans le cadre d’autres contentieux par d’autres tribunaux administratifs (souvent des réadmissions « Dublin »), donnant lieu à 3 autres décisions du Conseil d’État [7].
Une première analyse de ces décisions fait apparaître que, si aucun droit au visa n’a été reconnu aux tarjuman (malgré les risques auxquels ils sont exposés en Afghanistan), en revanche, une erreur manifeste d’appréciation peut entacher les refus de visa au regard d’une grille de critères définis par le Conseil d’État en octobre 2017. Et, si la demande en est faite, le bénéfice de la protection fonctionnelle permet de leur reconnaître, dans le cadre d’un référé-liberté, une mise à l’abri immédiate, mais aussi, de manière exceptionnelle, peut conduire à la délivrance d’un visa ou d’un titre de séjour à l’intéressé et à sa famille. Une fois parvenus en France, grâce au visa délivré dans le cadre du processus de réinstallation ou à la suite de leurs propres démarches, les anciens PCRL afghans peuvent obtenir, le cas échéant après avoir été « dédublinés », une protection internationale en France.
L’absence de droit au visa
C’est à la suite des refus de visas de long séjour (VLS) opposés par le service consulaire de l’ambassade de France à Kaboul, dans le cadre du second dispositif de « relocalisation » mis en place début 2015, et de leur confirmation implicite par la Commission de recours contre les refus de visa (CRRV), entre février et août 2016, que les premiers contentieux sont initiés. Saisi en référé-suspension, avec des interventions volontaires systématiques de la Ligue des droits de l’Homme et des Avocats pour la défense des droits étrangers (ADDE), le juge des référés du TA de Nantes rejette, par une dizaine d’ordonnances rendues le 22 novembre 2016, l’ensemble des requêtes introduites par des PCRL afghans et leurs familles pour défaut d’urgence (nos 1609157 ; 1609159 ; 1609182 ; 1609183 ; 1609199 ; 1609211 ; 1609256) et/ou pour absence d’un doute sérieux sur la légalité des décisions contestées (nos 1609158 ; 1609207 ; 1609368 ; 1609209 ; 1609216 ; 1609329).
Saisi en cassation, avec les mêmes interventions volontaires, le Conseil d’État estime, dans le prolongement de la jurisprudence précédente sur des demandes de visas au titre de l’asile introduites par des réfugiés syriens [8], que, si le droit constitutionnel d’asile a pour corollaire le droit de solliciter en France la qualité de réfugié, les garanties attachées à ce droit fondamental reconnu aux étrangers se trouvant sur le territoire de la République n’emportent, selon l’interprétation retenue, aucun droit à la délivrance d’un visa en vue de déposer une demande d’asile en France pour ceux qui se trouvent hors du territoire français. Ainsi, comme l’avait déjà jugé le premier juge nantais, le Conseil d’État estime, dans ses décisions du 16 octobre 2017 [9], que ni le droit d’asile ni l’invocation des stipulations des articles 2 et 3 de la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH) à raison de menaces susceptibles d’être encourues à l’étranger n’impliquent de « droit » à la délivrance d’un visa d’entrée en France [10]. Toutefois, dans le cadre d’un examen au cas par cas des dossiers, le Conseil d’État estime qu’un refus de visa opposé à un PCRL afghan peut être entaché d’une erreur manifeste d’appréciation « eu égard aux risques encourus par l’intéressé du fait des missions accomplies », ce qui peut justifier la suspension de la décision implicite de la CRRV et le prononcé d’une injonction au réexamen.
Une grille de critères pour apprécier la situation du tarjuman
Il résulte des décisions du 16 octobre 2017 que, pour effectuer cet examen, plusieurs critères sont pris en compte : d’une part, la nature des missions confiées au PCRL, en particulier lorsqu’elles ont exposé l’intéressé à des contacts avec les populations locales. C’est le cas pour la participation à des patrouilles opérationnelles, mais pas pour l’exercice de fonctions support (formation en camp d’entraînement, logistique, etc.). D’autre part, entre en ligne de compte la durée des fonctions exercées au sein de l’armée française (de quelques mois à plusieurs années, entre 2001 et 2014). Enfin, il est tenu compte de l’existence de violences à l’encontre du tarjuman ou de sa famille, ou de la gravité des menaces dirigées contre l’intéressé [11].
Cette appréciation casuistique aboutit à la censure, avec injonction au réexamen, d’un refus opposé à un PCRL ayant servi en qualité de journaliste animateur d’une radio militaire française (n° 408748), ou à l’égard d’un autre ayant servi comme interprète franco-dari auprès de la Fias dans un camp de la province de Kapisa durant six mois en 2011 et ayant participé à des patrouilles et opérations à l’extérieur du camp, guidant les forces françaises et les mettant en contact avec la population locale (nos 408750 ; voir aussi CE, 22 déc. 2017, nos 406382, 408301, 408780). En outre, ce tarjuman a joué en 2014 et en 2015 un rôle de leader « pour alerter les autorités françaises sur la situation des ex-interprètes et son exposition médiatique » a accru le risque de représailles par les Talibans qui l’ont directement menacé (n° 408374 [12]).
Par contre, de manière pour le moins critiquable, le Conseil d’État valide un refus de visa opposé à un magasinier « eu égard notamment aux fonctions exercées par l’intéressé » (CE, 16 oct. 2017, n° 408786). Il valide aussi un refus de visa à un interprète ayant servi, entre le 4 décembre 2010 et le 28 février 2011, comme traducteur auprès des forces françaises au sein de l’Intelligence Training Center (école de renseignement, à Kaboul) et alors même que son fils s’est engagé dans la légion étrangère le 12 décembre 2012, car ses fonctions, qui ont consisté à effectuer la traduction technique de cours pendant trois mois, ne l’auraient pas exposé à la vue du public (CE, 22 déc. 2017, n° 406385) et, par suite, aux représailles des Talibans.
Saisie au fond des mêmes dossiers, mais aussi de nouveaux dossiers, la 2e chambre du TA de Nantes a censuré près d’une trentaine de refus en raison de l’erreur manifeste d’appréciation entachant ces décisions et enjoint au ministre de délivrer purement et simplement les visas de long séjour [13] Même dans les dossiers dans lesquels le Conseil d’État avait déjà, en référé-suspension, donné injonction au réexamen en octobre 2017, le tribunal nantais a dû prononcer une injonction à la délivrance de visas car, si le ministre avait donné instruction à l’ambassade de France en Afghanistan de délivrer les visas sollicités, il résultait des pièces du dossier que soit ces visas n’étaient pas encore effectivement délivrés (20 juill. 2018, nos 1602654, 1608561), soit que ces délivrances ont été conditionnées à des vérifications sécuritaires supplémentaires (16 mai 2018, nos 1606648, 1609214). Dans ces cas où le ministère de la défense a invoqué des motifs sécuritaires pour s’opposer à la délivrance des visas, le TA a pu, avant dire droit, ordonner la production par le ministre des rapports ou éléments ayant servi de fondement à l’avis de sécurité défavorable de la direction de la protection et de la sécurité de la défense (TA Nantes, 30 mai 2018, n° 1602897). Après examen de ces éléments, il a ensuite censuré les refus de visa et donné injonction au réexamen (20 juill. 2018, nos 1609181, 1602897). Sur appel du ministre, ces décisions ont été confirmées par la CAA de Nantes qui a considéré que, malgré la production de « notes blanches », le ministre n’avait pas suffisamment établi la réalité de la menace pour l’ordre public que constituerait la venue en France des intéressés (4 déc. 2018, nos 18NT02749, 18NT02701).
La même formation de jugement du tribunal nantais a également rendu 15 décisions de rejet, confirmant les décisions de refus de visa, soit sur des dossiers pour lesquels le Conseil d’État s’était déjà prononcé en octobre 2017 (voir supra), soit en application de la grille de critères dégagés par lui [14] – aussi critiquable soit-elle.
En effet, lorsqu’on consulte des articles de presse sur la situation sécuritaire des tarjuman, on peine à croire que la nature ou la durée des fonctions exercées par les PCRL afghans n’aient pas justifié des représailles de la part des Talibans. Ainsi, un interprète ayant servi dans l’armée française en Afghanistan de 2004 à 2012, qui avait essuyé deux refus de visa malgré une première agression, a été blessé par balles à Kaboul, à quelques centaines de mètres de son domicile, en décembre 2019 [15]. Pire, Mohammad Qader, un tarjuman qui avait travaillé comme traducteur pour l’armée française, de 2011 à 2012, au sein des équipes de liaison et de mentoring opérationnel (dites OMLT) et dont la demande de visa avait aussi été rejetée en 2015, a trouvé la mort à la suite d’un attentat suicide en plein Kaboul [16]. Or, plusieurs décisions de rejet par la juridiction administrative concernent des tarjuman ayant occupé le même type de fonction de traducteur sur des bases arrière. Pourtant, même la doctrine autorisée du Conseil d’État admet dans une chronique : « Sans doute [sic] peut-on douter que les Talibans fassent nécessairement dépendre leurs représailles de la nature des missions exercées par les PCRL [17]. »
Quand la protection fonctionnelle permet la mise à l’abri
Dès les premiers référés introduits en novembre 2016, les dispositions de l’article 11 de la loi du 13 juillet 1983 sur la protection fonctionnelle avaient – en vain – été invoquées au bénéfice des PCRL afghans pour justifier leur demande de visa au titre de l’asile, compte tenu des risques auxquels ils étaient exposés du fait de leurs fonctions. La possibilité de bénéficier de la protection fonctionnelle n’était pas acquise car, comme leur nom l’indique, les personnels civils de recrutement local sont, normalement, recrutés sur la base d’un contrat local ; le droit français n’est donc pas, sauf stipulations particulières, applicable et, donc, le juge administratif français n’est pas compétent pour en connaître [18]. Mais, dans ce contentieux, le Conseil d’État va procéder à une remarquable extension de la protection fonctionnelle aux 15 000 PCRL recrutés par les établissements et autorités françaises de par le monde.
Si les décisions du Conseil d’État du 16 octobre 2017 ne se prononcent pas sur cette question, le rapporteur public, Guillaume Odinet, avait alors indiqué que : « Comme son nom l’indique, la protection fonctionnelle est due à raison des fonctions, et non du statut » et, par suite, « si un agent public en fonction à l’étranger fait l’objet de menaces qui sont telles que le seul moyen d’assurer la protection qui lui est due est de lui délivrer un visa pour qu’il puisse parvenir, le cas échéant avec sa famille (que l’article 11 couvre désormais), sur le territoire français, il nous semble que l’État doit alors le faire bénéficier d’un tel document [19]. »
Suivant cette idée, l’AAIAAF a introduit auprès du ministère de la défense 45 demandes de protection fonctionnelle en deux vagues (été 2015, printemps 2017), dont 41 émanant de tarjuman demeurant toujours sur le territoire afghan et qui sollicitaient, également, à ce titre, un visa d’établissement en France [20].
Face à l’impossibilité matérielle de déposer ces demandes, l’association a aussi initié un référé-liberté devant le TA de Paris visant à ce qu’il soit enjoint au ministre des armées et à l’ambassadeur de France en Afghanistan de mettre en place des modalités de publicité et de réception des demandes de protection fonctionnelle des anciens PCRL afghans, notamment en créant une adresse électronique dédiée à la réception des demandes. Si ce référé-liberté a été rejeté (TA Paris, réf., 23 décembre 2017, Association des anciens interprètes afghans de l’armée française, n° 1719344), le Conseil d’État a néanmoins indiqué en appel, d’une part, que même si les anciens PCRL afghans ne peuvent se rendre physiquement dans les locaux de l’ambassade, ils peuvent faire parvenir leur demande par voie postale et… « former un recours pour excès de pouvoir contre la décision de refus qui leur serait opposée, soit explicitement, soit à la suite du silence gardé par l’administration sur leur demande ». D’autre part, à la suite d’une concertation interministérielle, le gouvernement avait arrêté, à la fin du mois de janvier 2018, le principe d’un réexamen de l’ensemble des dossiers des demandeurs de visa précédemment déboutés (CE, réf., 8 fév. 2018, n° 4172671). En effet, sous la pression médiatique et juridique, en février 2018, le président Macron a annoncé avoir demandé un réexamen à titre humanitaire des dossiers refusés en 2015 [21]. Après neuf mois d’inertie, un troisième processus de « relocalisation », piloté par les ministères des affaires étrangères et de l’intérieur, a alors débuté. Sur les 180 dossiers examinés, 43 ont abouti favorablement en décembre 2018 [22].
C’est un second référé-liberté, introduit au bénéfice d’un tarjuman, qui va permettre au Conseil d’État de reconnaître, pour la première fois, le bénéfice de la protection fonctionnelle à un PCRL afghan. En l’espèce, l’intéressé avait effectué des missions opérationnelles comme interprète auprès des forces françaises, de 2010 à 2011, en jouant un rôle d’intermédiaire avec les populations locales. En juin 2015, il avait vainement sollicité la délivrance d’un visa long séjour. Après des menaces de mort répétées, il a demandé en février, puis en décembre 2017, par courriel, aux autorités françaises le bénéfice de la protection fonctionnelle, demande restée sans réponse. Dans l’intervalle, en juin 2017, il a été blessé par balles, puis a été victime d’un attentat suicide, le 22 novembre 2017, perpétré à proximité de son domicile. Face aux menaces de mort, il a déménagé à trois reprises et s’est réfugié à Kaboul. L’originalité de la démarche est que le référé demandait non seulement qu’il soit enjoint aux autorités françaises de le faire bénéficier de la protection fonctionnelle mais également de mettre en œuvre toute mesure de nature à assurer sa sécurité immédiate et celle de sa famille dans le respect des articles 2 et 3 de la CEDH.
Or, s’agissant de la protection fonctionnelle, le premier juge avait rejeté la requête au « tri » (!) en estimant que la décision refusant de lui accorder cette protection était sans lien avec l’examen de la possibilité de lui octroyer un visa ou un titre de séjour en France (TA Paris, ord., 27 sept. 2018, n° 1817131). Le juge administratif suprême va annuler cette ordonnance, estimant qu’il résultait des stipulations du contrat conclu entre le requérant et l’armée française que « les parties [avaient] entendu placer celui-ci dans le cadre exclusif d’un rapport de droit français et de la compétence des juridictions administratives françaises ». En conséquence, conformément à un principe général du droit selon lequel la protection fonctionnelle est applicable à tous les agents publics [23], l’intéressé pouvait valablement s’en prévaloir et, dans ce cadre, l’administration se devait d’assurer sa protection immédiate face aux menaces auxquelles il était exposé. Par suite, après cassation, le Conseil d’État enjoint aux autorités françaises – au titre des mesures nécessaires à la sauvegarde du droit à la vie et de la prohibition des traitements inhumains et dégradants, ainsi qu’à la protection de son droit à une vie familiale normale – de le mettre, lui et sa famille, à l’abri dans un délai de huit jours, et de réexaminer dans un délai de deux mois leur demande de visa (CE, 14 déc. 2018, n° 424847). Heureusement, à l’issue de ce réexamen, l’administration a – enfin – accordé les visas demandés depuis 2015 et le requérant a pu, avec sa famille, trouver refuge en France en janvier 2019 [24].
Les contrats conclus avec des PCRL pour les besoins de l’armée française en Afghanistan ont connu trois rédactions successives – ce qui aurait pu avoir pour effet d’exclure certains d’entre eux du bénéfice de la protection fonctionnelle [25]. Néanmoins, dans ses conclusions, Olivier Henrard invita le Conseil d’État à appréhender la décision d’accorder, ou non, la protection fonctionnelle comme un acte unilatéral de l’administration autonome, détachable du contrat régissant la relation entre le PCRL et l’administration « et à ce titre susceptible de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir, quel que soit par ailleurs le droit applicable au contrat [26] ».
Si, dans sa décision du 14 décembre 2018, le Conseil d’État n’a pas eu à trancher cette question, il l’a fait dans une décision du 1er février 2019 [27], à propos d’un tarjuman ayant travaillé dans l’armée française entre le 1er septembre 2011 et le 31 août 2012, en jugeant que le principe général du droit garantissant la protection fonctionnelle à tout agent public « s’étend aux agents non-titulaires de l’État recrutés à l’étranger, alors même que leur contrat est soumis au droit local » et que, par suite, « la juridiction administrative est compétente pour connaître des recours contre les décisions des autorités de l’État refusant aux intéressés le bénéfice de cette protection » (CE, 1er fév. 2019, n° 4216941) [28]. Cette affaire est également intéressante car elle concerne un tarjuman qui, après avoir fait l’objet de refus de visa et de protection fonctionnelle, a décidé de quitter l’Afghanistan par ses propres moyens [29] pour rejoindre la France à l’issue d’un périple l’ayant amené à traverser 12 pays et à connaître les affres des demandeurs d’asile en Europe confrontés notamment au règlement « Dublin III ». Il a d’ailleurs fallu pas moins de six décisions de juges administratifs français pour que l’intéressé puisse être « dédubliné » et obtenir une protection internationale en France.
Le règlement « Dublin », un obstacle supplémentaire à la protection internationale
Sur les 776 auxiliaires afghans ayant servi l’armée française entre 2001 et 2014, il semble que moins d’un tiers aient bénéficié d’un visa d’établissement en France. En revanche, un Afghan qui sollicite une protection internationale en France a 83 % de chances d’obtenir un statut de l’Ofpra ou de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) [30]. Mais encore faut-il qu’il échappe aux affres du règlement « Dublin III »…
Reprenons le cas précédent : l’intéressé, qui a servi comme interprète au sein des forces armées françaises de septembre 2011 à août 2012, a effectué des sorties opérationnelles et joué un rôle d’intermédiaire avec les populations locales – ce qui lui a valu notamment le titre de reconnaissance de la Nation. Dès 2013, il a sollicité un visa de long séjour dans le cadre du premier dispositif de réinstallation, demande renouvelée en juillet 2015 mais rejetée par une décision de l’ambassade de France à Kaboul d’octobre 2015, refus confirmé implicitement par la CRRV en février 2016. En avril 2016, il a contesté ce refus, avec intervention volontaire de la LDH, devant le TA de Nantes. Mais, par une ordonnance du 22 novembre 2016, le juge des référés du TA a rejeté sa demande de suspension.
Menacé de mort, il a quitté l’Afghanistan le 16 novembre 2015 en traversant illégalement le Pakistan, l’Iran, la Turquie, la Grèce, la Macédoine, la Croatie, la Serbie… Il aurait alors sollicité l’asile, le 24 décembre 2015, en Allemagne (où il a été placé en rétention), puis le 30 décembre 2015 aux Pays-Bas où il est débouté du droit d’asile en mars 2017 avant de rejoindre la France le 13 mai 2017. Ayant sollicité le 17 juillet 2017 son admission au séjour au titre de l’asile auprès de la préfecture de la Marne, il a alors fait l’objet d’une décision de remise aux autorités néerlandaises le 6 septembre 2017. Cette décision a été confirmée par le TA de Châlons-en-Champagne, le 5 octobre 2017, puis par la CAA de Nancy, le 13 avril 2018. Parallèlement, avec l’aide de l’AAIAAF, il a déposé une demande de protection fonctionnelle le 22 septembre 2017.
C’est alors que le TA de Nantes, toujours saisi du recours au fond contre le refus de visa de 2015, a estimé que, dans la mesure où l’intéressé a rejoint la France, il ne pouvait donner injonction au ministre de délivrer ce visa mais que, par contre, il y avait lieu de lui enjoindre de procéder au réexamen de la situation de l’intéressé dans un délai d’un mois (TA de Nantes, 27 juin 2018, n° 1602689). Cette injonction n’a, néanmoins, pas été suivie d’effets.
Toutefois, au titre de la protection fonctionnelle, il a sollicité le bénéfice de « toute mesure » permettant d’assurer sa sécurité « et plus spécifiquement la délivrance d’un titre de séjour lui permettant de résider légalement en France sans crainte d’un retour en Afghanistan ». Il a alors vainement saisi le TA de Paris d’un recours tendant à l’annulation du refus implicite rejetant sa demande de protection, complété par un référé-suspension – rejeté par le juge des référés du TA de Paris (TA Paris, ord., 7 juin 2018, n° 1807369). À cette date, il vivait à la rue depuis plusieurs mois et faisait l’objet d’un suivi psychiatrique.
C’est donc en cassation que le Conseil d’État reconnaît que le ministre a entaché sa décision d’une erreur manifeste d’appréciation en lui refusant le bénéfice de la protection fonctionnelle « eu égard aux missions accomplies par l’intéressé dans le cadre du service public de la défense et aux risques personnels qu’il encourt en cas de retour en Afghanistan » selon les conclusions du rapporteur public. Mais surtout, ce dernier proposait que le moyen le plus approprié pour assurer cette protection peut, « par principe, prendre la forme – certes très exceptionnelle – de la délivrance d’un visa ou d’un titre de séjour dans le cas d’un agent en fonction à l’étranger et qui fait l’objet de menaces précises dans son pays d’origine en raison des fonctions qu’il a exercées au service des armées françaises [31] ». Or, pour censurer l’ordonnance du premier juge, le Conseil d’État reprend à son compte que « compte tenu de circonstances très particulières, du moyen le plus approprié pour assurer la sécurité d’un agent étranger employé par l’État, la protection fonctionnelle peut exceptionnellement conduire à la délivrance d’un visa ou d’un titre de séjour à l’intéressé et à sa famille [32] ». Le rapporteur public semblait estimer que la condition d’urgence était remplie et que l’intéressé aurait dû être admis au séjour au titre de l’asile malgré la procédure « Dublin ». Toutefois, comme il le souligne, entre-temps, l’intéressé s’est vu délivrer le 9 janvier 2019 par la préfecture de la Marne une attestation d’enregistrement de sa demande d’asile, faisant donc obstacle à l’exécution de l’arrêté du 6 septembre 2017 ordonnant la remise de l’intéressé aux autorités néerlandaises. La suspension ne lui est donc pas accordée, mais sa demande d’asile a pu – enfin – être prise en compte par les autorités françaises.
S’agissant de la protection fonctionnelle, on recense, pour le moment, une seule décision du TA de Paris qui, à la suite de la décision du Conseil d’État du 1er février 2019, suspend l’exécution d’un refus implicite du ministre d’accorder cette protection en donnant injonction au réexamen. Cette décision concerne un tarjuman, recruté par un contrat régi par le droit local, comme interprète au sein de la Fias de mai 2011 à avril 2012. Sa demande de visa, déposée en 2015, a fait l’objet d’un refus le 10 mars 2016. Il a ensuite sollicité le 17 février 2018 la protection fonctionnelle auprès du ministre des armées, sans obtenir de réponse. Compte tenu du fait qu’il a reçu des menaces de mort téléphoniques en août 2011, qu’il a subi des violences physiques, qu’il a reçu de nouvelles menaces en octobre 2011, et qu’il a dû déménager à huit reprises à Kaboul afin d’assurer sa sécurité et celle de sa famille, le juge des référés reconnaît l’urgence à suspendre cette décision et estime que la « note blanche » produite par le ministre visant à établir l’existence d’une menace à l’ordre public n’est pas suffisamment étayée (TA Paris, réf., 26 mars 2019, n° 1903835).
Ces décisions favorables semblent avoir fait bouger les lignes ministérielles : dans une autre décision de ce TA, un non-lieu à statuer est prononcé sur un référé identique d’un autre tarjuman car « par décision du 23 mai 2019, la ministre des armées a agréé la demande de protection fonctionnelle présentée par le requérant [le 26 octobre 2018] » et, par suite, envisageait de lui délivrer un visa (TA Paris, ord., 29 mai 2019, n° 1910242). Gageons que cela augure une issue favorable à toutes les autres demandes de protection fonctionnelle de tarjuman et l’octroi de visas leur permettant de solliciter une protection internationale en France.
Une fois arrivés en France, normalement avec l’aide du délégué interministériel chargé de l’accueil et de l’intégration des réfugiés [33], ils sont susceptibles d’obtenir le statut de réfugié (CNDA, 20 mars 2014, n° 13031516) ou, comme de nombreux Afghans originaires de certaines régions ou villes, la protection subsidiaire (CNDA, 9 mars 2018, n°17045561C).
Notes
[1] « Truchement » in Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 2010. cf. Agnès Debarge, « Lu pour vous : tarjuman. Enquête sur une trahison française de Brice Andlauer et Quentin Müller », Traduire, n° 240, 2019.
[2] Rapport d’information déposé par la Commission de la défense nationale en conclusion des travaux d’une mission d’information sur le retrait d’Afghanistan, par MM. Philippe Meunier et Philippe Nauche, Ass. nat., 26 févr. 2012
[3] Brice Andlauer, Quentin Müller, Tarjuman. Enquête sur une trahison française, Bayard, 2019.
[4] Ibid., p. 151.
[5] Olivier Tallès, « Caroline Decroix, la voix des interprètes afghans », La Croix, 14 juin 2019.
[6] Cette base de jurisprudences est interne à la juridiction administrative. Toutefois, nous avons pu, dans le cadre d’une convention de recherche avec le Conseil d’État, consulter Ariane archive, à condition de remettre une copie de cet article avant diffusion. Nous tenons à remercier P.-Y. Martinie, du CRDJ pour la conclusion de cette convention et le président Denis Besle pour les (bonnes) conditions de consultation d’Ariane archive au TA de Grenoble.
[7] Les décisions ont été identifiées par les mots-clefs « afghans » ET « personnels civils » sur Ariane archives.
[8] [CE, ord., 9 juillet 2015, Ministre de l’intérieur c/ MM. Alkak, n° 391392, tables, p.. 558 et 705.
[9] CE, 16 oct. 2017, nos 408344, 408374, au Lebon ; nos 408748, 408750, 408786.
[10] Emmanuelle Maupin, « La délivrance d’un visa d’entrée en France n’est pas de droit », Dalloz actualité, 19 oct. 2017.
[11] Critères exposés dans les conclusions inédites d’Olivier Henrard sur CE, 22 déc. 2017, nos 406382, 406385, 408301, 408780.
[12] Ce tarjuman, qui a sollicité un VLS en 2013 puis en août 2015, est régulièrement apparu dans les médias comme l’un des porte-parole du mouvement (voir Quentin Müller, « L’affaire des interprètes afghans de l’armée française, un scandale d’État », Slate, 11 mai 2017). Malgré l’injonction au réexamen prononcée par le Conseil d’État en octobre 2017, il n’obtiendra un visa pour s’établir en France qu’en juillet 2019 à la suite d’une décision de la CAA de Nantes confirmant une décision du TA de Nantes de mai 2018 (« La France sommée de donner un visa au porte-parole des interprètes afghans », France3 Bretagne, 9 juill. 2019).
[13] TA Nantes, 2e ch., 28 février 2018, n° 1602635 ; 2 mai 2018, nos 1606903, 1607987 confirmé en appel par une ordonnance de la CAA de Nantes, 1er fév. 2019, nos 18NT02598, 1608436, 1609215 ; 16 mai 2018, nos 1607554, 1609201, 1609839, 1609843 ; 14 juin 2018, nos 1609185, 1609286, 1609837, 1702409, 1607363 confirmé en appel par CAA de Nantes, 26 mars 2019, n° 18NT03199 ; 27 juin 2018, nos 1602650, 1609155 ; 11 juillet 2018, nos 1609790, 1602673 confirmé en appel par CAA de Nantes, 15 février 2019, n° 18NT03203 malgré l’avis de sécurité défavorable émis en juillet 2015 par le ministère de la défense mais qui n’avait pas établi de manière suffisamment étayée l’existence d’une menace pour l’ordre public ; 20 juillet 2018, nos 1608600, 1609791.
[14] TA Nantes, 2 mai 2018, nos 1609204, 1609217, 1609767 ; 16 mai 2018, n° 1608618 ; 14 juin 2018, nos 1607238, 1609187 ; 27 juin 2018, nos 1607047, 1608342, 1705894 ; 11 juillet 2018, nos 1608427, 1609156 confirmé en appel par CAA de Nantes, 30 avril 2019, n° 18NT04014 ; 20 juillet 2018, nos 1609196, 1608305, 1608302.
[15] « Lâché par la France, un ex-interprète afghan de l’armée échappe à la mort », La Croix, 9 déc. 2019.
[16] « Afghanistan : mort d’un ancien interprète rejeté par la France », Libération, 24 oct. 2018.
[17] Clément Malverti, Cyrille Beaufils, « Un tarjuman au Palais royal », AJDA 2019, p. 744.
[18] CE, Sect., 19 novembre 1999, Tegos, n° 183648.
[19] G. Odinet, concl. sur CE, 16 oct. 2017.
[20] « Des visas au compte-gouttes… », lexpress.fr, 22 déc. 2017.
[21] Rép. min., Ass. nat., JORF, 5 juin 2018, p. 4738.
[22] « Le Conseil d’État met les traducteurs afghans sur la voie des visas », liberation.fr, 17 déc. 2018.
[23] CE, Sect., 26 avril 1963, CH de Besançon, n° 4278, Rec. CE, p. 243 ; CE, Sect., 8 juin 2011, M. Farré, n° 312700, Rec. CE, p. 270.
[24] Serge Slama, « Auxiliaires afghans : une opportune ouverture, en référé-liberté, de la mise à l’abri immédiate », AJDA 2019, p. 528.
[25] À compter de mars 2012, les contrats conclus avec les PCRL renvoyaient explicitement à la « juridiction locale compétente » pour le règlement des différends.
[26] Concl. O. Henrard sur CE, 14 déc. 2018, n° 424847 (inédites).
[27] Concl. O. Henrard sur CE, 1er fév. 2019, n° 421694 (inédites).
[28] Clément Malverti, Cyrille Beaufils, op. cit.
[29] « Les talibans ne vous menacent pas, ils vous retrouvent et vous tuent », Slate, 10 déc. 2018 ; « ’Qu’attendent-ils ? Un selfie avec un taliban ?’ : Basir, ex-interprète afghan lâché par la France », L’Obs, 4 mars 2018.
[30] Concl. O. Henrard sur CE, 1er fév. 2019, préc.
[31] Concl. O. Henrard sur CE, 1er fév. 2019, préc.
[32] CE, 1er fév. 2019, n° 421694, cons. 6.
[33] Rép. Min., JO Sénat, 20 déc. 2018, p. 6623.
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