Édito extrait du Plein droit n° 126, octobre 2020
« Illégaliser, régulariser »
Contre les migrants, l’Europe pactise avec les milices
ÉDITO
Depuis janvier 2020, 20 000 migrant·es sont arrivé·es en Italie, dont plus de 11 000 en provenance de Libye et près de 9 000 de Tunisie ; environ 3 000 boat people ont accosté à Malte. Dans le même temps, plus de 8 000 personnes ont été livrées aux garde-côtes libyens par le mécanisme de « refoulement par procuration » qui consiste, pour l’Italie, à fournir les moyens techniques d’intervenir sans avoir à le faire elle-même.
On ne saura jamais combien sont décédé·es en chemin mais 600 morts ont été décomptées en Méditerranée. Entre le 17 et le 20 août, quatre naufrages ont fait 100 mort·es ou disparu·es. En août et en septembre, 1 300 migrant·es étaient parqué·es dans le hotspot de Lampedusa, conçu pour 200 personnes, et ce, en période de pandémie.
À l’été 2020, les politiques européennes en Méditerranée centrale dérivent dangereusement : abandon du respect des droits humains et violation du droit maritime international. Les migrant·es, déjà soupçonné·es d’être des terroristes potentiel·les, sont maintenant considéré·es comme porteurs de risques sanitaires, alors que ce sont leurs conditions de voyage qui les exposent, parmi mille autres dangers, à un risque accru de contamination. Des mesures de plus en plus répressives sont adoptées, y compris l’interdiction faite aux bateaux de sauvetage de débarquer dans les ports méditerranéens. Présentées comme des réponses d’urgence à la crise sanitaire, elles naturalisent et normalisent la guerre aux migrant·es et le sabordage du droit d’asile que mènent, de longue date, les autorités européennes et les États membres de l’UE.
Après un accord passé en février 2017 avec la Libye, l’Italie renforce aujourd’hui l’externalisation de sa politique migratoire avec la Tunisie, qu’elle équipe en bateaux et en radars tout en menaçant de lui couper l’aide au développement si les départs depuis ses côtes se poursuivent. Malte affrète, en avril 2020, trois chalutiers pour renvoyer des migrant·es vers la Libye, avec laquelle elle signe, le 28 mai, un accord qui prévoit la création de deux « centres de coordination » et une aide aux opérations de refoulement – illégales – opérées par les garde-côtes libyens.
L’UE et son agence de garde-frontières et de garde-côtes, Frontex, qui soutiennent financièrement l’Italie et Malte, participent à définir la stratégie libyenne de gestion et de sécurité des frontières. Pour empêcher les migrant·es de quitter la Libye et repousser les frontières de l’Europe au-delà du continent, peu importe que les camps libyens soient des centres de torture et la Méditerranée un cimetière.
Cette stratégie n’est pas nouvelle. En juin 2017, après les attaques de Frontex et du procureur de Catane contre les ONG de sauvetage en mer, l’Italie avait édicté un code de conduite (vite abandonné) pour limiter leurs interventions, et les avait présentées comme complices des passeurs. Déjà, les bateaux des ONG étaient bloqués et les garde-côtes italiens, maltais et libyens répondaient tardivement aux appels de détresse, notamment ceux relayés par AlarmPhone. En décembre 2017, la Libye, avec le soutien de l’Italie, créait sa zone SAR (Search and Rescue, où elle seule peut intervenir). Les garde-côtes libyens obtenaient de fait une forme de monopole d’intervention.
Peu de jours après le blocage du navire humanitaire SeaWatch4, en septembre 2020, un nouveau pas est franchi lorsque l’aviation italienne interdit de vol l’avion Moonbird, « œil » des ONG qui signale les bateaux de migrant·es en perdition. Si les pêcheurs tunisiens subissent depuis longtemps intimidations et criminalisation, ce sont aujourd’hui les transporteurs privés qui sont également visés, tel l’armateur danois Maersk. Le 5 août, les autorités maltaises demandent au tanker Maersk Etienne de recueillir 27 migrant·es à la dérive à 70 miles nautiques des côtes libyennes… tout en lui déniant le droit d’accoster, au mépris du droit maritime, mais avec pour objectif de dissuader d’autres bateaux de sauver des vies. Le cargo est bloqué en haute mer, les conditions sanitaires et d’alimentation sont désastreuses. Après 40 jours, c’est la société civile qui intervient : le Mare Jonio de l’ONG italienne Mediterranea Saving Humans amène quatre médecins à bord du Maersk Etienne pour examiner les migrant·es (aucun·e n’est contaminé·e). Ils sont finalement débarqué·es le 11 septembre à Pozzallo, puis transféré·es dans des centres d’accueil en Sicile.
Sous prétexte de pandémie, les autorités italiennes ont également installé des bateaux de quarantaine où sont transféré·es les migrant·es : le Moby Zaza à Porto Empedocle, l’Allegra à Palerme. Les bateaux des ONG sont retenus à quai « pour des raisons techniques » : depuis le 22 juillet, l’Ocean Viking est ainsi bloqué dans le port de Porto Empedocle.
La mise en quarantaine des étrangers et l’interdiction des opérations de sauvetage des ONG et d’accostage de leurs bateaux dans les ports européens se pratiquent depuis longtemps. À l’été 2004, les sauvetages par le Cap Anamur, bateau d’une ONG allemande, puis par le cargo commercial allemand Zuiderdiep avaient été commodément présentés comme « preuves » d’une invasion imminente ; comme en 2011 à l’époque des Printemps arabes. Hier comme aujourd’hui, il s’agit d’alimenter le fantasme d’une « déferlante » de migrant·es sur l’Europe pour justifier d’agir le plus en amont possible, en externalisant le contrôle des migrations et en appuyant l’ouverture de nouveaux camps et « centres d’accueil » hors d’Europe. Le Pacte sur les migrations est une nouvelle étape dans la violation des droits humains. L’UE devient ainsi la plus importante des agences de voyages « retour » autour de la Méditerranée !
Ce faisant, l’UE et ses États membres marquent leur préférence : plutôt coopérer avec les milices d’un État failli qu’avec des ONG dont les activités enrayent la machinerie européenne.
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