Article extrait du Plein droit n° 134, octobre 2022
« Administration sans contact, étrangers déconnectés »
Les risques de la dématérialisation : l’alerte du Défenseur des droits
Elsa Alasseur
Conseillère pour les Affaires publiques au Défenseur des droits
En janvier 2019, six ans après l’annonce en 2013 du « choc de simplification » des démarches par le gouvernement et un peu plus d’un an après le lancement du programme de transformation de l’administration baptisé « Action Publique 2022 », le Défenseur des droits, saisi de plusieurs milliers de réclamations en lien avec la dématérialisation des services publics, a rendu compte de ses premiers constats dans un rapport intitulé Dématérialisation et inégalités d’accès aux services publics [2]. Dans un contexte de repli des services publics et de dégradation de la qualité de l’accueil des usagers, la dématérialisation pouvait constituer un puissant levier d’amélioration de l’accès aux droits de toutes et tous, permettant de diminuer le non-recours aux droits, de simplifier les démarches, de réduire les délais d’instruction, les déplacements aux guichets, etc.
Le rapport de 2019 alertait toutefois sur les possibles dérives d’une dématérialisation engagée à marche forcée, sans prise en compte des difficultés bien réelles d’une partie de la population et des besoins spécifiques de certaines catégories d’usagers. L’ambition collective inscrite dans le processus de dématérialisation risquait en effet de manquer son objectif de simplification et de clarification des procédures si elle se résumait à pallier la disparition des services publics sur certains territoires et à privilégier une approche budgétaire et comptable. Il en serait de même si le processus aboutissait à la déresponsabilisation des pouvoirs publics en renvoyant notamment à la sphère associative la prise en charge de l’accompagnement des usagers, ou en misant sur le secteur privé pour compenser les défaillances du service public. Pour parer à cela, le Défenseur des droits formulait un certain nombre de préconisations visant à assurer que le déploiement du processus de dématérialisation des services publics, inéluctable, s’inscrive a minima dans le respect des principes fondateurs du service public et des droits des usagers, et contribue même au renforcement de l’effectivité des droits.
À rebours de ces préconisations, la dématérialisation en cours du service public des étrangers est toutefois exemplaire des dérives contre lesquelles le Défenseur des droits a entendu alerter.
Le défi d’un déni de droit généralisé
En plus des services publics « de droit commun », les étrangères et étrangers en France ont affaire à un certain nombre de guichets dédiés, pour solliciter un visa, demander l’asile, un titre de séjour, une autorisation de travail ou encore la nationalité. Ces guichets, qui composent une forme de service public des étrangers, sont aussi engagés, à différents niveaux, dans le processus de dématérialisation et, dans la majorité des cas, ce processus a conduit à un recul des droits. Les guichets préfectoraux du séjour et de la naturalisation, en particulier, sont significativement affectés.
En 2016, le Défenseur des droits dressait, dans un important rapport consacré aux droits fondamentaux des étrangers en France [3], un constat sévère sur l’accueil particulièrement dégradé réservé aux étrangers au sein des préfectures. Les images des files d’attente interminables présentes devant certaines préfectures, de personnes contraintes d’attendre sous la pluie, ou encore dans la nuit, de longues heures durant, donnaient alors corps et chair à cet accueil indigne. Or, au moment même où l’institution rendait publics ses constats, des préfectures, de plus en plus nombreuses, faisaient le choix de subordonner certaines démarches – demandes de titres de séjour mais aussi de naturalisation – à une prise de rendez-vous via des plateformes dédiées mises en ligne sur leur site internet.
L’objectif affiché était alors de répondre au problème des files d’attente, de mettre fin, précisément, à l’indignité. En matière de naturalisation par exemple, un préfet, interrogé par le Défenseur des droits, a pu expliquer comment le déploiement de la prise de rendez-vous en ligne avait permis de surmonter la lourdeur et l’inefficience des dispositifs antérieurs. Jusqu’alors le dépôt des dossiers s’effectuait dans son service par voie postale et avait conduit à l’accumulation d’un stock considérable et à un allongement notable des délais d’instruction. La décision de subordonner le dépôt des demandes à une prise de rendez-vous en ligne a eu raison du stock de 2000 dossiers accumulés et les délais d’instruction ont été réduits de deux ans à quatre mois [4].
Derrière ces résultats spectaculaires, on entrevoit pourtant l’effet pernicieux de la dématérialisation de l’accès aux guichets préfectoraux : la prise de rendez-vous en ligne fait certes fondre les stocks, mais la demande ne diminue pas pour autant. Ainsi, faute de s’attaquer à la cause réelle du problème, à savoir la saturation des guichets, le recours aux plateformes de prise de rendez-vous en ligne a conduit à l’éviction pure et simple du service public d’un large pan d’usagers étrangers. Les files de gens n’ont pas diminué, mais elles sont devenues invisibles. Alors que dans les bureaux des préfectures, les dossiers s’empilent peut-être à un moindre rythme, derrière les écrans signifiant invariablement qu’« aucune plage horaire n’est disponible », des milliers de personnes espèrent, dans l’anonymat et sans plus pouvoir être quantifiées, obtenir leur premier sésame, le rendez-vous qui leur permettra, sinon d’accéder à un service de qualité, au moins, d’acquérir ou réacquérir une existence à l’égard de l’administration.
Dans plusieurs décisions, le Défenseur des droits a montré comment, dans certains départements, le recours aux plateformes de prise de rendez-vous a entravé l’accès aux guichets du séjour [5] ou de la naturalisation [6]. Il a formulé, à l’attention du ministre de l’intérieur et des préfets concernés, plusieurs recommandations, parmi lesquelles celles de garantir des voies d’accès aux guichets alternatives à la prise de rendez-vous en ligne, de déployer des moyens suffisants pour ajuster l’offre de rendez-vous à la réalité de la demande, et de renforcer la visibilité et les garanties procédurales des usagers en délivrant, par exemple, des accusés de connexions nominatifs et datés.
Pour autant, dans ce contexte de déni de droit généralisé, le recours aux formes traditionnelles du « droit souple » rencontre ses limites. Si l’article 25 de la loi organique relative au Défenseur des droits lui permet en effet de formuler des recommandations, celles-ci restent dépourvues de force juridique contraignante. Ainsi, les recommandations formulées par le Défenseur des droits demeurent pour l’heure non suivies, conduisant l’institution à diversifier ses stratégies d’intervention pour répondre aux réclamations qui lui parviennent en masse.
En 2021, cette nécessité a perduré dans le contexte de l’accélération d’une autre forme de dématérialisation du service public des étrangers, caractérisée par le déploiement de plateformes n’ayant plus seulement vocation à organiser la prise de rendez-vous mais permettant le dépôt d’un dossier en ligne : Démarches-simplifiées d’abord, mais aussi l’Administration numérique des étrangers en France – dite Anef –, qui a vocation à devenir l’interface unique du service public des étrangers. Malgré le déploiement de ces nouvelles plateformes, le passage par la prise de rendez-vous en ligne demeure encore obligatoire pour le dépôt de nombreuses demandes. Ainsi, les difficultés propres aux nouvelles plateformes (absence d’alternatives effectives, bugs techniques, défaillance des supports techniques, clôtures de dossiers inexpliquées, exigences illégales ou demandes de pièces impossibles à produire, etc.) se superposent à celles résultant de l’impossibilité de prendre rendez-vous en ligne. Le Défenseur des droits, saisi de réclamations de plus en plus diverses, est plus que jamais confronté au défi de trouver des voies effectives pour rétablir dans leurs droits les usagères et usagers étrangers privés du bénéfice de leur service public.
La nécessité de rester à « guichet ouvert »
L’institution du Défenseur des droits peut être saisie par plusieurs biais. D’abord, un peu plus de 550 délégués bénévoles assurent des permanences sur l’ensemble du territoire métropolitain et ultramarin, dans plus de 870 lieux d’accueil. Ensuite, le Défenseur des droits peut être saisi par le biais du formulaire en ligne sur son site internet ou par courrier. Les saisines ainsi effectuées sont reçues par les services centraux de l’institution qui les orientent, selon le type de difficulté invoquée, vers les délégués ou vers les pôles d’instruction.
Recevant près de 75 % des saisines de l’institution, les délégués du Défenseur des droits ont été les premiers à prendre la mesure de l’ampleur des difficultés posées par le déploiement des plateformes de prise de rendez-vous en ligne. Dans certains départements, l’impossibilité d’obtenir un rendez-vous en ligne est en effet devenue le premier motif de saisine des délégués, engorgeant les permanences. Parallèlement, les services centraux du Défenseur des droits ont également eu à traiter, ces dernières années, plusieurs centaines de réclamations formées par des étrangers ne parvenant pas à obtenir un rendez-vous en préfecture pour y déposer un dossier de demande de titre de séjour ou de naturalisation.
Tant au niveau des pôles d’instruction que du réseau territorial du Défenseur des droits, la question de la capacité de l’institution à répondre à cette demande massive et des moyens à mettre en œuvre pour y parvenir est apparue de manière très préoccupante. Dans certains départements, l’inaccessibilité des guichets préfectoraux est en effet devenue telle que les délégués comme les pôles instructeurs du Défenseur des droits affrontent les plus grandes difficultés pour obtenir des réponses satisfaisantes de la part de l’administration. Les signalements de situations se soldent systématiquement par une absence de réponse du préfet en cause, ou donnent lieu à des réponses ubuesques, telles que le renvoi systématique à la plateforme de prise de rendez-vous en ligne pourtant signalée comme saturée, ou encore le refus ferme de donner suite au signalement du Défenseur des droits pour ne pas créer de rupture d’égalité dans l’accès au service public [7].
Malgré la situation de blocage généralisé dans certains départements, il est inenvisageable pour le Défenseur des droits, alors que les étrangères et étrangers se heurtent à une fin de non-recevoir de la part d’une administration murée derrière l’écran rappelant sans relâche la saturation des plannings, de doubler ce refus d’accès d’un refus d’agir ; il se doit de rester « à guichet ouvert ». Ainsi, l’institution s’est efforcée de systématiser ses interventions pour pouvoir continuer à répondre à chaque demande individuelle qui lui était adressée.
Des modèles de courriers ont été développés, à l’attention des préfets mais aussi des réclamants, notamment celles et ceux souhaitant solliciter leur admission exceptionnelle au séjour, particulièrement touchés par la saturation des plateformes de prises de rendez-vous en ligne. Ces courriers types permettent d’appeler l’attention sur chaque situation individuelle, et donc d’informer en temps réel les préfets sur la persistance des saisines adressées au Défenseur des droits ainsi que sur leur nombre, mais aussi d’éclairer le réclamant sur la marge de manœuvre qui est celle du Défenseur des droits et les autres leviers à sa disposition. Chaque dossier signalé aux préfets par le biais de ces courriers types est accompagné d’un courrier informant le réclamant de l’intervention effectuée et précisant que le Défenseur des droits n’a pas le pouvoir de contraindre le préfet à octroyer un rendez-vous. Il est indiqué au réclamant qu’en dépit de la clôture de son dossier, celui-ci peut saisir une nouvelle fois l’institution pour bénéficier d’un nouveau signalement en cas d’échec du premier et qu’il peut par ailleurs, sous réserve de rassembler des preuves suffisantes de ses connexions infructueuses à la plateforme de prise de rendez-vous, se rapprocher d’un avocat en vue du dépôt d’un référé « mesures utiles » devant le tribunal administratif, le juge administratif étant lui doté d’un pouvoir contraignant à l’égard du préfet (voir infra).
Forces et limites du droit souple et de la médiation
De prime abord, la saisine du Défenseur des droits s’offre comme une voie de droit pertinente pour l’usager confronté à l’impossibilité matérielle d’accéder au service public du fait de l’imposition – sans autre alternative effective – d’une voie dématérialisée défaillante. Dans ce cas en effet, l’illégalité du refus ne fait pas réellement débat. Les réponses qui ont pu être apportées par les différents préfets interrogés par le Défenseur des droits dans ce cadre le confirment. Le droit des personnes à déposer une demande de titre de séjour ou de naturalisation n’est jamais discuté dans son principe. Les préfets invoquent plutôt des difficultés d’organisation ou un manque de moyens, renforcés par la crise sanitaire et qui ne leur permettent pas d’offrir un nombre de rendez-vous suffisant au vu de l’ampleur de la demande. Ainsi, le contrôle de légalité que peut opérer le juge sur ces refus de guichet n’est pas le premier enjeu de ces dossiers et les modes de résolution alternatifs au contentieux, tels que la saisine du Défenseur des droits, représentent une opportunité d’autant plus intéressante que, pour les étrangers en situation précaire et sans titre de séjour, le bénéfice de l’aide juridictionnelle n’est pas acquis quand il s’agit de contester un refus d’accès au guichet.
Pourtant, ainsi qu’il a été développé plus haut, le déni de droit qui a pu résulter, dans certains départements, du déploiement des plateformes de prise de rendez-vous en ligne, tend à confronter le Défenseur des droits aux limites de la médiation (le Défenseur des droits peut « procéder à la résolution amiable des différends portés à sa connaissance, par voie de médiation [8] »). En effet, les tentatives de résolution amiable matérialisées par la mention aux préfets des personnes ne parvenant pas à obtenir un rendez-vous en ligne apparaissent à certains égards comme un jeu de dupes. Quand elles aboutissent, la victoire est toute relative puisqu’elle tend en même temps à ajouter une étape supplémentaire pour l’accès aux guichets préfectoraux. Les délégués du Défenseur des droits qui continuent à obtenir gain de cause auprès des préfectures ont parfois le sentiment d’endosser malgré eux un rôle de « coupe-file » sans réel rapport avec la mission de défense des droits qui est la leur. D’un autre côté, les départements dans lesquels les préfectures ne répondent même plus aux signalements individuels ou, du moins, persistent à ne pas délivrer de rendez-vous, soulignent les limites du mode de résolution alternatif des conflits que peut représenter le Défenseur des droits. Dans ces cas où la médiation n’est plus une option efficiente pour rétablir l’usager dans ses droits, l’institution n’a pas d’autre option que de réorienter vers la voie contentieuse, certes plus lourde et plus coûteuse que la saisine gratuite du Défenseur des droits, mais devenue, dans certains départements, la seule à même de permettre au réclamant d’obtenir effectivement un rendez-vous.
Pour autant, malgré ce bilan en demi-teinte s’agissant du règlement des situations individuelles, la médiation continue d’offrir, à titre complémentaire des actions contentieuses, des perspectives intéressantes dans le cadre d’une approche plus globale.
Qu’elles se situent sur le terrain de la médiation ou du contentieux, les interventions au soutien de situations individuelles se heurtent en effet à cette même limite qu’elles ne s’attaquent pas véritablement à la source du problème. Au niveau de l’ensemble des acteurs de l’accès aux droits – associations, avocats, Défenseur des droits – la nécessité de ne pas se borner à l’accompagnement des situations individuelles mais d’agir également à une échelle plus globale semble ainsi faire consensus. Depuis quelques mois, de nombreux recours en excès de pouvoir ont été déposés devant les juridictions administratives afin d’attaquer directement les décisions préfectorales d’organisation du service public des étrangers. Ces recours mettent en cause le choix d’imposer des voies d’accès dématérialisées au service sans prévoir d’alternatives, qu’il s’agisse des plateformes de prise de rendez-vous en ligne ou de celles permettant le dépôt d’un dossier en ligne. Saisi de certains de ces contentieux, le Défenseur des droits pourrait présenter, devant les juridictions concernées, des observations. Parallèlement, l’institution a multiplié, ces derniers mois, les rencontres entre ses services et les services préfectoraux avec lesquels des difficultés d’échanges ou des problématiques de non-réponse aux sollicitations du Défenseur des droits ont pu être constatées. Souvent, ces rencontres ont eu lieu en présence du délégué général à la médiation du Défenseur des droits, situant donc explicitement l’échange dans le cadre de cette compétence propre dévolue à l’institution.
La conviction qui porte ces rencontres est que la médiation peut, jusqu’à un certain point, contribuer à l’évolution des pratiques et des organisations de services défaillantes. Le Défenseur des droits a d’ailleurs pu le constater à plusieurs reprises dans le cadre des échanges écrits que l’institution a pu avoir avec les préfets en charge de services dans lesquels étaient apparues des défaillances. Dans une décision de février 2021, la Défenseure des droits [9], saisie de plusieurs réclamations révélant des difficultés à prendre rendez-vous auprès d’une préfecture pour un dépôt de demande de naturalisation, a ainsi pris acte des mesures adoptées par la préfecture en cause pour améliorer la qualité du service : mise en place d’alternatives à la saisine par voie dématérialisée, et notamment d’un accueil physique ; conventionnement des échanges avec les services de police pour accélérer l’obtention des rapports préalables à la tenue de l’entretien d’assimilation ; prise en compte des situations urgentes et particulières via une procédure d’octroi de rendez-vous dérogatoire. La Défenseure des droits a constaté l’efficience des alternatives à la saisine dématérialisée, toutes les personnes ayant saisi l’institution s’étant finalement vue octroyer un rendez-vous [10]. Ces ajustements confortent l’existence d’une marge de manœuvre non contentieuse réelle s’agissant de l’amélioration de l’accessibilité et de la qualité du service public des étrangers. Néanmoins, la Défenseure des droits déplore l’absence d’initiative ministérielle s’agissant de la garantie de voies d’accès non dématérialisées au service public de la naturalisation, notamment dans le cadre de la mise en place progressive du dépôt dématérialisé de la demande de naturalisation sur le site de l’Anef depuis juillet 2021. À défaut, les alternatives au dépôt dématérialisé des dossiers se déploient dans l’urgence, de façon disparate et souvent dérogatoire [11].
En matière de séjour également, les différentes réponses écrites apportées par les préfets aux sollicitations du Défenseur des droits permettent de constater des avancées ou bonnes pratiques mises en place par certaines préfectures : amélioration de la disponibilité des plannings pour certaines demandes de titres, envoi de convocations automatiques pour les renouvellements de titres, réouverture de voies d’accès non-dématérialisées pour certaines demandes de titres, etc. [12].
Parallèlement, les rencontres intervenues entre les services du Défenseur des droits et ceux de certaines préfectures, quand elles n’ont pas permis de faire évoluer l’organisation des services défaillants, ont néanmoins contribué à renouer le dialogue interadministratif quand il était rompu, et à rationaliser les échanges entre la préfecture et les délégués du Défenseur des droits, améliorant ainsi de fait l’efficacité des actions en médiation engagées par ces derniers. Dans plusieurs préfectures, les délégués du Défenseur des droits peuvent en effet signaler ces situations à un correspondant identifié, ou à défaut, sur une adresse courriel dédiée. En retour, les délégués du Défenseur des droits, massivement sollicités, ont peu à peu revu leurs modalités d’intervention de façon à faciliter le traitement de leurs saisines par les préfectures. Plusieurs d’entre eux adressent les situations révélant des difficultés d’accès aux guichets des étrangers de façon groupée, sous forme de tableaux synoptiques permettant d’identifier d’emblée les différents types de situations (premières demandes, renouvellements) et les situations urgentes (absence de récépissés, rupture de droits, etc.).
Ces modalités d’échanges rationalisées permettent un gain d’efficacité indéniable s’agissant du rétablissement des usagers dans leurs droits, elles améliorent le taux et la qualité des réponses préfectorales et, in fine, rétablissent une marge de manœuvre sur le terrain du règlement amiable. Cependant, elles présentent aussi un risque de dérive contre lequel le Défenseur des droits demeure vigilant. En effet, la frontière est ténue entre ce qui relève effectivement d’une optimisation des échanges interadministratifs au service de l’usager et ce qui pourrait s’apparenter à une forme d’instrumentalisation de l’institution du Défenseur des droits au service non plus de l’usager mais des préfectures. Ainsi, dans certains départements, des usagers ont indiqué aux délégués du Défenseur des droits qu’ils avaient été orientés vers eux par la préfecture elle-même, après l’avoir sollicitée pour obtenir un rendez-vous. Ce faisant, ces préfectures tendent à faire de la voie d’accès intermédiée au guichet une voie de droit commun, au détriment du droit de toutes et tous à saisir directement l’administration. De même, certaines préfectures ont pu être tentées, lors de leur rencontre avec les services du Défenseur des droits, de demander à ses délégués territoriaux de limiter leurs signalements aux situations identifiées comme prioritaires ou particulièrement urgentes. Or, il s’agirait là d’un contre-emploi particulièrement malheureux de l’institution du Défenseur des droits. Celle-ci a en effet vocation à défendre également et sans distinction les droits et libertés de tous les administrés qui la saisissent. Toute atteinte au droit caractérisée appelle ainsi une intervention de sa part et en aucun cas elle ne saurait opérer de hiérarchie dans les atteintes pour modérer le nombre de ses signalements. Pour cela, le Défenseur des droits réaffirme avec force son choix de signaler systématiquement aux préfets, sans pré-examen du fond de la demande, toute personne confrontée à l’impossibilité d’accéder au guichet de la préfecture ou à un délai de convocation ou de traitement excessif, tous les étrangers et étrangères ayant, quelle que soit leur situation, un droit égal à voir examinée leur situation au regard du séjour ou de la nationalité.
Le droit souple au renfort du droit dur
Par ailleurs, lorsque la médiation échoue, le Défenseur des droits dispose de deux pouvoirs lui permettant de rendre publics les points d’achoppement persistants et d’affirmer l’indépendance de ses positions juridiques : d’une part celui de formuler des recommandations à l’attention des autorités en cause et, d’autre part, lorsqu’un contentieux est élevé, celui de présenter ses observations devant la juridiction saisie [13]. S’agissant de l’accès des étrangères et étrangers au service public dématérialisé, il y a eu largement recours.
En matière de naturalisation d’abord, le Défenseur des droits a rendu, depuis 2017, six décisions publiques portant recommandations. Ces décisions, qui mentionnent tant les difficultés de prise de rendez-vous [14] que les délais de traitement excessifs, rendent compte de l’ampleur des difficultés d’accès au service public de la naturalisation et rappellent les droits procéduraux dont peuvent se prévaloir les prétendants à cette « faveur » discrétionnaire de l’État français. Très récemment, le Défenseur des droits a par ailleurs rendu public un rapport sur le sujet, pour rendre compte, dans un document unique, des constats qu’il forme depuis maintenant plus de cinq ans et réitérer un certain nombre de recommandations [15].
En matière de séjour des étrangers ensuite, la décision cadre n° 2020-142 du 10 juillet 2020 présente les différentes interventions effectuées par l’institution auprès des préfets en cause. Le Défenseur des droits y expose son appréciation juridique de la situation et formule de nombreuses recommandations à l’attention du ministre de l’intérieur. Par la suite, la Défenseure des droits a actualisé ces constats dans un avis 21-03 du 28 avril 2021, rendu à la suite de son audition par les rapporteurs spéciaux de la commission des finances de l’Assemblée nationale sur la mission Immigration, asile et intégration de la loi de finances. Plus récemment, la publication d’un nouveau rapport consacré à la dématérialisation des services publics a été l’occasion de réitérer un certain nombre de recommandations [16].
Enfin, en 2021, la Défenseure des droits a porté devant les tribunaux administratifs une cinquantaine d’observations relatives à la situation d’étrangers ne parvenant pas à obtenir un rendez-vous en ligne [17]. Massivement saisie de la saturation des plateformes de prise de rendez-vous en ligne, la juridiction administrative a en effet progressivement dessiné les contours d’un droit au guichet opposable. Par une importante décision du 10 juin 2020, le Conseil d’État a jugé que : « si l’étranger établit qu’il n’a pu obtenir une date de rendez-vous, malgré plusieurs tentatives n’ayant pas été effectuées la même semaine, il peut demander au juge des référés, saisi sur le fondement de l’article L. 521-3 du code de justice administrative, d’enjoindre au préfet de lui communiquer, dans un délai qu’il fixe, une date de rendez-vous [18]. » Ainsi, dans plusieurs départements, associations et avocats se sont saisis de cette jurisprudence pour déployer d’importants contentieux de masse.
Dans ces instances, la légalité des refus de guichets en cause faisait peu débat. La quasi-totalité des observations présentées par le Défenseur des droits dans ce cadre ont d’ailleurs été suivies de décisions ordonnant l’octroi de rendez-vous. L’enjeu n’était donc pas tant d’apporter à la juridiction un éclairage en droit sur les situations particulières concernées que de rendre compte de l’appréhension et de l’expérience spécifique que le Défenseur des droits pouvait avoir des difficultés globales en cause, du fait de la position sui generis qui est la sienne. D’une part, son statut d’autorité indépendante en charge du traitement de réclamations individuelles lui permet d’attester du caractère non isolé et de la dimension systémique des difficultés invoquées, et de rendre compte des préconisations générales adressées au ministre de l’intérieur pour mettre fin à cet état de fait. D’autre part, les observations présentées par le Défenseur des droits, en rendant publiques la tentative de médiation engagée par le Défenseur des droits, attestent à la fois de la variété des diligences accomplies par le demandeur ou la demandeuse et du refus de la préfecture d’entrer en médiation. En effet, l’institution ne présente d’observations types devant le juge des référés que lorsqu’elle a au préalable saisi le préfet dans le but d’aboutir à un règlement amiable du différend. Ainsi, complémentaires aux preuves des tentatives de connexions infructueuses apportées par le requérant – dont l’établissement s’avère compliqué du fait de l’absence d’accusés de connexion nominatifs et datés – les observations du Défenseur des droits apportent au juge une information supplémentaire, à savoir que, pour le requérant, le contentieux reste la seule perspective ouverte puisqu’au-delà de ses tentatives de connexions répétées, il a tenté sans succès de venir à bout de ses difficultés par la mobilisation d’une voie de règlement alternative au contentieux.
En complétant l’information du juge, investi du pouvoir de contraindre, le droit souple que constituent les observations présentées par le Défenseur des droits peut ainsi influencer la production d’un droit dur. Plus généralement, s’il est vrai que le Défenseur des droits a pu éprouver, dans un contexte de déni de droit généralisé, les limites d’un pouvoir de recommandation qui, sans force contraignante, peine à atteindre directement l’objectif de rétablissement des droits qu’il poursuit, se borner à mesurer à cette seule aune l’efficacité du droit souple produit par l’institution serait réducteur. Car précisément, c’est par des voies alternatives à celle de la contrainte que le droit souple à vocation à agir. S’il n’a pas le pouvoir de contraindre, il est en revanche un vecteur de diffusion, de déclinaison et de densification d’un droit dur et contraignant [19]. Il agit par persuasion, en explicitant, en démontrant, en illustrant ou encore en dénonçant. Il en va ainsi des décisions du Défenseur des droits. Publiques et publiées sur le site de l’institution, elles font doctrine et constituent un corpus d’outils mobilisables – et largement mobilisés – par les influenceurs du droit dur : les associations dans leurs actions de plaidoyer et les avocats dans leurs productions contentieuses, mais aussi par les faiseurs du droit dur : les magistrats comme les élus. Plusieurs rapports parlementaires se réfèrent d’ailleurs aux travaux publiés par le Défenseur des droits en matière de dématérialisation, notamment ceux plus spécifiquement consacrés à la dématérialisation du service public des étrangers [20].
Enfin, il faut préciser que si les recommandations du Défenseur des droits sont dépourvues d’effet contraignant à proprement parler, l’article 25 de la loi organique n° 2011-333 du 29 mars 2011 prévoit néanmoins que : « Les autorités ou personnes intéressées informent le Défenseur des droits, dans le délai qu’il fixe, des suites données à ses recommandations.
À défaut d’information dans ce délai ou s’il estime, au vu des informations reçues, qu’une recommandation n’a pas été suivie d’effet, le Défenseur des droits peut enjoindre à la personne mise en cause de prendre, dans un délai déterminé, les mesures nécessaires.
Lorsqu’il n’a pas été donné suite à son injonction, le Défenseur des droits établit un rapport spécial, qui est communiqué à la personne mise en cause. Le Défenseur des droits rend publics ce rapport et, le cas échéant, la réponse de la personne mise en cause, selon des modalités qu’il détermine ».
Ainsi, c’est en appréhendant simultanément sous l’angle de ses différentes possibilités d’intervention – médiation, recommandations et observations devant les tribunaux – les difficultés soulevées par la dématérialisation du service public des étrangers que le Défenseur des droits réajuste ses stratégies d’intervention en la matière, pour gagner en efficacité mais aussi renforcer la complémentarité de son action avec celle des autres acteurs du droit et de l’accès au droit. Au-delà, les problématiques soulevées engagent l’institution à envisager ses interventions non seulement sous l’angle de sa compétence de défense des droits des usagers du service public mais aussi sous l’angle de la lutte contre les discriminations.
L’enjeu de l’égal accès au service public
L’article 4 de la loi organique relative au Défenseur des droits le charge expressément de lutter contre les discriminations. De ce point de vue se dessinent encore, pour l’institution, des attendus spécifiques en matière d’accès des étrangers à leur service public. En effet, l’enjeu pour l’institution n’est pas seulement de rétablir dans leurs droits les usagers exclus du service public du fait de la dématérialisation des procédures mais aussi de veiller à ce que l’accès au service public dématérialisé soit garanti sans discrimination ou, à tout le moins, dans des conditions conformes au principe d’égalité.
D’ores et déjà, le Défenseur des droits a pointé les difficultés que soulève la dématérialisation du service public des étrangers au regard des principes d’égalité et de non-discrimination. À plusieurs reprises, dans ses décisions portant sur l’accès à la naturalisation, le Défenseur des droits a qualifié d’atteintes au principe d’égalité devant le service public les difficultés d’accès résultant de la dématérialisation des procédures. De même, dans sa décision 2020-142 relative à l’accès au séjour, le Défenseur des droits souligne l’illégitimité de la différence de traitement opérée en fonction du titre de séjour par le déploiement des plateformes de rendez-vous en ligne, puisque bien souvent, toutes les demandes de titres de séjour ne sont pas concernées par l’obligation de prendre rendez-vous en ligne, ou bien la saturation des plannings ne concerne que certaines demandes. En général, les demandes les plus affectées sont les demandes d’admission exceptionnelle au séjour, ainsi que la demande de titre pour raison médicale. Dans la même décision, le Défenseur des droits identifie ainsi la dématérialisation de l’accès aux préfectures comme une source possible de discrimination. En effet, la différence de traitement instituée entre usagers selon le matériel informatique et le type d’accès à internet qu’ils détiennent – rattachable à la notion de « fracture numérique » – affecte de fait les étrangères et étrangers les plus précaires, lesquels sont largement représentés parmi les prétendants à l’admission exceptionnelle au séjour ou au séjour pour raison médicale. Dès lors, l’accès différencié au service public imposé au regard de la nature du titre sollicité pourrait caractériser une discrimination fondée, selon les cas, sur l’état de santé ou la vulnérabilité économique apparente ou connue [21].
Alors que s’accélère, avec le déploiement de l’Anef, la deuxième phase de la dématérialisation du service public des étrangers, cette question de l’accès égal et non discriminatoire au service public des étrangers pourrait se poser de façon accrue. En effet, l’obligation d’effectuer l’entièreté de la démarche en ligne implique de posséder un bon équipement et de maîtriser les outils informatiques. Le risque de fracture numérique apparaît donc renforcé. Quant au calendrier gradué fixé par décret pour le déploiement progressif de l’Anef, il accentue de fait les différences de traitement à raison de la nature du titre de séjour. Les demandes d’admission exceptionnelle – qui déjà du temps des plateformes de prises de rendez-vous en ligne faisaient office de variable d’ajustement dans la régulation de la saturation des plannings – seront les dernières à intégrer à l’Anef, dans des conditions encore inconnues. Il y aura donc un fort enjeu pour le Défenseur des droits, dans ce nouveau contexte, à mettre ses différents pouvoirs au service du rétablissement et de la défense du plein et égal accès de tous les étrangers et étrangères au service public, conformément au droit de chacune et chacun à voir sa situation examinée par l’administration.
Notes
[1] L’article 4 de la loi organique n° 2011-333 du 29 mars 2011 relative au Défenseur des droits charge l’institution de « défendre les droits et libertés dans le cadre des relations avec les administrations de l’État, les collectivités territoriales, les établissements publics et les organismes investis d’une mission de service public ».
[2] Défenseur des droits, Dématérialisation et inégalités d’accès aux services publics, janvier 2019.
[3] Défenseur des droits, Les droits fondamentaux des étrangers en France, mai 2016.
[4] Défenseur des droits, décision n° 2019-015 du 3 avril 2019. Toutes les décisions du Défenseur des droits sont publiques et consultables sur le site internet de l’institution.
[5] Défenseur des droits, décision n° 2020-142 du 10 juillet 2020.
[6] Défenseur des droits, décisions nos 2019-015 du 3 avril 2019, 2019-266 du 13 novembre 2019, 2021-014 du 23 mars 2021, 2021-040 du 23 mars 2021.
[7] Sur ce point, voir Défenseur des droits, décision n° 2020-142 du 10 juillet 2020.
[8] Loi n° 2011-333 du 29 mars 2011 relative au Défenseur des droits, art. 26.
[9] En juillet 2020, Claire Hédon a été nommée Défenseure des droits.
[10] Défenseur des droits, décision n° 2021-030 du 26 février 2021.
[11] Défenseur des droits, Devenir français par naturalisation, février 2022, p. 18.
[12] Voir notamment, Défenseur des droits, Avis 21-03 du 28 avril 2021.
[13] Loi n° 2011-333 du 29 mars 2011 relative au Défenseur des droits, art. 25 et 33.
[14] Défenseur des droits, décisions nos 2017-266 du 9 novembre 2017, 2019-015 du 3 avril 2019, 2019-266 du 13 novembre 2019, 2021-014 du 23 mars 2021, 2021-030 du 26 février 2021 et 2021-040 du 23 mars 2021.
[15] Défenseur des droits, Devenir français par naturalisation, op. cit.
[16] Défenseur des droits, Dématérialisation des services publics : trois ans après, où en est-on ?, février 2022, p. 51 et suiv.
[17] Voir par exemple les décisions nos 2020-210 ; 2020-252 ; 2021-077 ; 2021-098 ; 2021-135.
[18] CE, 10 juin 2020, n° 435594.
[19] En ce sens : Anca Ailincai et al., « La soft law dans le domaine des droits fondamentaux », Revue trimestrielle des droits de l’Homme, n° 105, 2016, p. 187.
[20] Jean-Noël Barrot et Stella Dupont, annexe n° 28 « Immigration, asile et intégration », in Laurent Saint-Martin, Rapport fait au nom de la commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire sur le projet de loi de règlement du budget et d’approbation des comptes de l’année 2020, Assemblée nationale, 26 mai 2021 ; Sébastien Nadot et Sonia Krimi, Rapport fait au nom de la commission d’enquête sur les migrations, les déplacements de populations et les conditions de vie et d’accès aux droits des migrants, réfugiés et apatrides en regard des engagements nationaux, européens et internationaux de la France, 10 novembre 2021.
[21] Défenseur des droits, décision n° 2020-142 du 10 juillet 2020.
Partager cette page ?