Article extrait du Plein droit n° 136, mars 2023
« Étrangers mal jugés »

Le droit de vote des résidents étrangers : un combat sans fin

Mohamed Ben Saïd, Bernard Delemotte et Vincent Rebérioux

Fédération des Tunisiens pour une citoyenneté des deux rives ; Association de soutien à l’expression des communautés d’Amiens ; Ligue des droits de l’homme, animateurs du collectif J’y suis, j’y vote
Depuis les années 1970, la participation des personnes étrangères aux élections locales a été plusieurs fois promise mais toujours écartée par un pouvoir politique frileux ou hostile. Trois membres du collectif J’y suis, j’y vote retracent les étapes du long combat pour le droit de vote des étrangers qui, cinquante ans plus tard, n’est pas terminé.

En dehors de quelques exemples d’étrangers obtenant le droit de vote et d’éligibilité à Neuchâtel en Suisse dès 1848, en Nouvelle-Zélande dès 1926, en Irlande en 1963 puis dans les pays scandinaves, et si l’on excepte les courts moments où, en France – pendant la Révolution puis sous la Commune de Paris – les étrangers ont pu voter, il a fallu attendre le milieu des années 1970 pour qu’émerge la revendication de droits politiques pour les immigrés.

Cette revendication sera portée par des militants immigrés soutenus par quelques associations – dont la Fédération des associations de solidarité avec les travailleurs immigrés (Fasti)et la Ligue des droits de l’homme (LDH) – et par des partis dits d’extrême gauche, ainsi que le parti socialiste unifié (PSU) et le parti socialiste (PS). Le parti communiste (PCF), néanmoins, se montre au départ réticent face à une revendication vue comme une tentative d’assimilation des immigrés, alors que la priorité serait de leur donner la possibilité de participer aux élections dans leur propre pays.

L’arrêt de l’immigration permanente de travail, décidé en 1974, joue un rôle révélateur. Longtemps considéré comme temporaire, le séjour des immigrés se prolonge. Ils se voient accorder une série de droits constitutifs d’une forme de citoyenneté sociale : éligibilité aux instances représentatives du personnel dans l’entreprise, droit de vote et éligibilité partout où a été instituée la participation des usagers tels les établissements d’enseignement, les offices HLM ou les caisses de sécurité sociale. La participation aux élections locales paraît s’inscrire naturellement dans la continuité de cette évolution. La revendication mise en avant lors de l’élection présidentielle de 1974 l’est à nouveau aux municipales de 1977 et aux législatives de 1978.

À cette époque, beaucoup voient le droit de vote aux élections locales comme un moyen d’intégration parmi d’autres. Au point qu’en 1979 Jacques Chirac, maire de Paris et président du RPR, se déclare favorable à cette éventualité : puisqu’« un travailleur immigré est concerné par les structures sociales et économiques de cette cité, au même titre qu’un Français […], on pourrait parfaitement concevoir, déclare-t-il, que le droit de vote, pour l’élection des municipalités, soit donné tout naturellement aux résidents [1] ».

1981 : la proposition de François Mitterrand

Parmi les 110 propositions du candidat socialiste à l’élection présidentielle de 1981 figure « le droit de vote aux élections municipales après cinq ans de présence sur le territoire français ». Cette proposition ne suscite pas, au départ, de réaction particulière. Mais après l’arrivée de la gauche au pouvoir et plus encore à partir de 1983, l’anticipation d’une politisation du débat va donner un prétexte pour geler la situation. Si des progrès importants sont réalisés sur le terrain des droits sociaux, si les restrictions à la liberté d’association introduites par un décret-loi de 1938 sont supprimées, le droit de vote – pas même mis à l’ordre du jour du parlement – restera la promesse non tenue.

Les marcheurs pour l’égalité et contre le racisme de 1983, la Confédération française du travail (CFDT), la Fédération de l’Éducation nationale ou le Conseil des associations d’immigrés en France (CAIF) rappellent au président sa promesse : le 4 mars 1983, une Fête des futurs votants est organisée à Paris par le Collectif pour les droits civiques et le journal Sans Frontière ; l’Asti d’Orléans organise avec la LDH et le Syndicat des avocats de France (SAF) un colloque sur le droit de vote des immigrés. En 1985, le maire de Mons-en-Barœul prend l’initiative de faire élire des « conseillers associés » représentant les communautés étrangères, qui assistent aux séances du conseil municipal sans voix délibérative. La même année, la Marche pour les droits civiques, venant après la Marche de 1983 et Convergence 84, met le droit de vote au centre de ses revendications.

Mais aucune initiative n’est prise par la nouvelle majorité. En 1985, devant le congrès de la LDH, François Mitterrand réaffirme, certes, que « la participation des immigrés […] à la gestion locale pour disposer de droits correspondant à ceux des citoyens dès lors que leur vie en est affectée, [lui] paraît être une revendication fondamentale qu’il faudra réaliser », mais pour ajouter immédiatement… que l’opinion n’y est pas prête. Et dans sa Lettre à tous les Français, publiée à l’occasion de la campagne présidentielle de 1988, le candidat écrit encore : « Même si je sais que vous êtes dans votre grande majorité hostiles à une mesure de ce genre [le droit de vote des étrangers], je déplore que l’état de nos mœurs ne nous le permette pas. »

Cela n’empêche pas plusieurs municipalités – après Amiens (1987), Cerizay (1989), Longjumeau et Les Ullis (1990) – de suivre l’exemple de Mons-en-Barœul et de faire à leur tour élire des « conseillers associés ». En 1989, un colloque réunit à Amiens ces derniers et des conseillers municipaux de plusieurs pays européens (Pays-Bas, Suède, Norvège) où les étrangers ont le droit de vote et d’éligibilité aux municipales [2].

1989 : le premier collectif J’y suis, j’y vote

À l’occasion du bicentenaire de la Révolution française, SOS-Racisme lance la campagne « 89 pour l’égalité » visant à obtenir le droit de vote des immigrés aux élections locales. La LDH prend l’initiative d’une campagne « Liberté, égalité, citoyennetés » et suscite dans la foulée la constitution d’un collectif qui réunit plus de 250 associations derrière le mot d’ordre « j’y suis, j’y vote ! ». Un des moyens pour parvenir à cette fin est d’encourager la multiplication des initiatives locales visant à faire élire des conseillers municipaux étrangers associés, non pas comme la réponse au problème mais comme un levier permettant d’accélérer le mouvement vers une consécration législative.

Las, en mai 1990, le gouvernement socialiste de Michel Rocard annonce, à l’occasion du débat sur l’immigration à l’Assemblée nationale, qu’il renonce « dans l’immédiat » au projet d’instaurer le droit de vote des étrangers aux élections locales.

1992 : Maastricht, une occasion délibérément manquée

Le traité de Maastricht, adopté en 1992, met en place une « citoyenneté européenne » qui confère aux nationaux des États membres le droit de vote et d’éligibilité aux élections européennes et aux élections municipales dans l’État où ils résident. La droite, majoritaire à l’Assemblée nationale depuis mars 1993, va tout faire pour retarder l’application effective de ces dispositions en France : il faudra attendre 1998 pour que soient fixées les modalités de participation des citoyens dits « communautaires » aux scrutins municipaux, et 2001 pour qu’ils puissent exercer effectivement leurs droits.

Mais si Maastricht a ouvert une brèche, tous les efforts sont déployés pour verrouiller l’élargissement futur de ce droit aux ressortissants des États dits « tiers ». Dans un premier temps, le Conseil constitutionnel opte pour une interprétation de la constitution obligeant à passer par une révision constitutionnelle pour permettre cet élargissement [3]. Dans un second temps, le choix est fait d’introduire dans la constitution une disposition conçue comme une dérogation ponctuelle, sur le mode de la réciprocité et au seul profit des citoyens de l’Union européenne : ainsi, toute réforme concernant les ressortissants des États tiers nécessitera une nouvelle révision.

Années 1990 : trois nouveaux collectifs

La mobilisation ne s’en poursuit pas moins pour réclamer l’extension à toutes les étrangères et étrangers des droits reconnus aux citoyennes et citoyens de l’Union. À partir de 1993, la commission immigration du PSU, autour de Paul Oriol, et l’Association de soutien à l’expression des communautés d’Amiens (Aseca – à l’origine du colloque de 1989) diffusent régulièrement dans une publication bimestrielle, La Lettre de la citoyenneté, les résultats de sondages d’opinion sur la question. En octobre 1999, pour la première fois, le sondage donnera une majorité d’opinions favorables au vote des étrangères et étrangers non européens aux élections municipales.

À l’approche des élections européennes de 1999 et des municipales, trois nouveaux collectifs ont vu le jour : le collectif Même sol, mêmes droits, même voix, constitué à l’initiative du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP) et de la Fédération Léo Lagrange ; le collectif Un(e) résident(e), une voix, rassemblant des associations d’immigrés, avec le soutien des autres organisations ; le collectif Pour une véritable citoyenneté européenne, qui entend œuvrer, au-delà du droit de vote, pour le renforcement des droits du citoyen européen et la promotion d’une citoyenneté de résidence.

Des élus locaux se mobilisent également : l’appel de Nîmes, 2001, année de la citoyenneté, lancé le 17 octobre 1999, réclame, outre le droit de vote, l’ouverture des fonctions de maires et de maires-adjoints à tous les élus et l’extension de ces droits aux élections cantonales ; en novembre de la même année le Conseil consultatif des étrangers de la ville de Strasbourg et le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux de l’Europe, lancent l’appel de Strasbourg pour le droit de vote et d’éligibilité de tous les résidents étrangers au niveau local en Europe.

2000 : Un vote à l’Assemblée nationale

Si plusieurs propositions de loi sur le droit de vote des étrangers avaient été déposées au Parlement à partir des années 1980, jamais aucune n’avait été inscrite à l’ordre du jour. En mai 2000, le groupe des Verts va utiliser sa « fenêtre parlementaire » pour faire inscrire à l’ordre du jour une nouvelle proposition de loi. Elle est adoptée, moyennant quelques amendements restreignant le vote et l’éligibilité au seul niveau municipal. Mais la proposition ne sera jamais inscrite à l’ordre du jour du Sénat et sera donc enterrée.

2002-2011 : Les votations citoyennes

En décembre 2002, une nouvelle mobilisation interassociative voit le jour, sous le nom de Votation citoyenne [4]. Cette campagne consiste à organiser dans les lieux publics de mini-référendums sur le droit de vote des étrangers. Des collectifs locaux se mobilisent dans 70 municipalités, et 40 000 personnes participent à cette votation en 2002, qui sera suivie d’autres, dans une centaine de villes et mobilisant 66 000 participants en 2005, dans 130 villes et réunissant 80 000 votants en 2006. De fin 2010 à juin 2011, la votation réunit 60 000 personnes au sein d’une centaine de villes. Selon les années, entre 85 et 95% des bulletins déposés dans ces urnes disent « oui ». Si ces votations n’ont évidemment pas valeur de sondages, elles permettent de faire sortir cette revendication des cercles militants. Depuis 2006, tous les sondages réalisés pour la Lettre de la citoyenneté confirment qu’il existe une majorité d’opinions favorables au droit de vote de tous les étrangers aux élections municipales et européennes.

En décembre 2011, la majorité de gauche au Sénat adopte à son tour la proposition de loi constitutionnelle sur le droit de vote des étrangers

2012-2014 : Un nouveau renoncement

En 2012, le nouveau président François Hollande avait fait figurer le droit de vote des étrangers parmi ses promesses de campagne. La gauche dispose d’une majorité à l’Assemblée nationale et au Sénat, et l’adoption d’une telle réforme paraît facilitée par l’existence d’une proposition de loi constitutionnelle adoptée par chacune des deux assemblées [5].

Votation citoyenne se transforme alors en Collectif droit de vote 2014, mais dès septembre 2012, le doute s’installe. Le président de la République annonce qu’il n’utilisera pas la voie du referendum et en mars 2013, la mesure est écartée de la future réforme constitutionnelle, au motif qu’il serait trop difficile d’obtenir sur ce point la majorité des 3/5e au Congrès. Le ministre de l’intérieur, Bernard Cazeneuve, enterre définitivement la promesse au motif qu’« il n’y a pas de majorité constitutionnelle pour faire cela » et donc que « ce n’est pas la peine de poser des questions dont on sait qu’on n’a pas les moyens de les résoudre ».

Malgré la forte mobilisation des partis de gauche, des associations, de parlementaires et de personnalités, le sujet ne sera pas inscrit à l’ordre du jour du Parlement. Le Premier ministre, Manuel Valls, sonne le glas de la réforme le 4 novembre 2015 en déclarant qu’« il ne faut pas courir derrière les totems ».

Le retour du collectif J’y suis, j’y vote

Après une période de désillusion, plusieurs associations et organisations syndicales s’unissent en 2016, notamment autour de Mohamed Ben Saïd et d’associations tunisiennes, pour recréer un collectif dénommé J’y suis, j’y vote [6]. Les élections municipales de 2020 montrent l’absurdité de la situation actuelle à la suite du Brexit : contrairement à ce qui se passe dans d’autres pays de l’Union ayant passé accord avec le Royaume-Uni, les résidents britanniques sont du jour au lendemain radiés des listes électorales françaises et près de 400 conseillers municipaux sortants ne peuvent se représenter, tandis que les Français résidant outre-Manche avant le Brexit peuvent toujours y voter.

D’après les sondages réalisés pour la Lettre de la citoyenneté, une majorité de personnes restent favorables à ce que tous les résidents étrangers puissent participer aux élections municipales et européennes : deux tiers y étaient favorables en mai 2021, contre un tiers trente ans auparavant [7].

Depuis avril 2020, à l’initiative des militants allemands de FreiburgerWahlfkreis 100%, le réseau européen Voting Rights for All Residents (Vrar) regroupe des associations de six pays (l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, la France représentée par le collectif J’y suis, j’y vote, l’Italie et la Suisse) pour défendre le droit de vote et d’éligibilité des résidents non européens aux élections municipales et locales. Elles partagent régulièrement leurs expériences, notamment les votes symboliques des étrangers n’ayant pas le droit de vote au moment des élections officielles dans plusieurs villes allemandes. Les associations composant le Vrar organisent par ailleurs, chaque 26 avril, une journée internationale du droit de vote pour tous les résidents et résidentes. Le 26 avril 2022, Mme Carlina Rivera, conseillère municipale de New York, a relaté à cette occasion le vote historique de décembre 2021, par lequel la plus grande ville des États-Unis a décidé d’accorder le droit de vote municipal aux étrangers détenteurs de la Green Card – une carte de résident permanent – ou d’un permis de travail. Plus de 800 000 personnes sont concernées. Il s’agit là du dernier exemple en date de la progression constante du droit de vote des étrangers dans le monde.

Trois réseaux européens, Vrar, déjà évoqué, mais aussi la fondation belge European Citizen’s rights Investment and Trust (ECIT) et Voters Without Borders organisent des actions communes pour promouvoir le droit de vote de tous les étrangers sur le continent européen. Ainsi, des votes symboliques de résidents étrangers et des votations citoyennes ont eu lieu en avril 2022 à l’occasion de l’élection présidentielle en France, à l’initiative du réseau européen Voters Without Borders et de plusieurs associations issues de l’immigration [8]. Un projet de statut de la citoyenneté européenne, diffusé en octobre 2022, intègre dans ses revendications le droit de vote et d’éligibilité des ressortissants des pays tiers résidant de longue date en Europe.

En France, le débat a ressurgi au cœur de l’été 2022 avec le dépôt, par Sacha Houlié, député Renaissance et président de la commission des lois, d’une nouvelle proposition de loi constitutionnelle [9]. Son projet de relancer ainsi « un long et beau combat » a immédiatement suscité, y compris dans les rangs de son propre parti, une levée de boucliers qui ne lui laisse guère de chances de prospérer.




Notes

[1Déclaration faite à l’Association internationale des maires francophones à Bruxelles, le 15 octobre 1979, rapportée par Philippe Boucher, « Mazarin et les OS », Le Monde, 18 octobre 1979.

[2Albano Cordeiro, « À Amiens, un colloque fait le point sur le vote des immigrés », Hommes & Migrations, n° 1128, 1990, p. 47-51.

[3Les sénateurs étant élus au suffrage universel indirect par un collège composé à 95% de conseillers municipaux, le Conseil constitutionnel en a induit qu’en votant pour désigner les élus locaux les étrangers participaient indirectement à la désignation des sénateurs, donc à l’exercice de la souveraineté du pays réservée aux nationaux.

[4L’idée d’emprunter à la Suisse le terme et le procédé, utilisés régulièrement pour consulter la population, est venue de Saïd Bouziri, qui a été jusqu’à sa mort, en 2009, l’un des militants les plus actifs de la campagne pour le droit de vote (voir « De la clandestinité à la reconnaissance », Plein droit, n° 11, juillet 1990).

[5Le texte sénatorial incluant toutefois deux amendements par rapport à celui adopté par l’Assemblée nationale, il fallait préalablement organiser une « navette » avant de faire entériner la réforme soit par le Congrès à la majorité des 3/5e, soit par référendum.

[6Pour en savoir davantage : https://jsjv.fr/

[7Historique des sondages d’opinion sur la Lettre de la Citoyenneté, n° 166, 2e trimestre 2021 et n° 169,1er trimestre 2022, voir sur https://jsjv.fr/

[8Notamment l’Association des Tunisiens de France, l’Association des Marocains de France, la FTCR, etc.

[9Assemblée nationale, Proposition de loi constitutionnelle n° 178 visant à accorder le droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales aux étrangers non ressortissants de l’Union européenne résidant en France, 2 août 2022.


Article extrait du n°136

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Dernier ajout : mercredi 24 mai 2023, 15:34
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