Préfectures hors la loi, la fabrique de sans-papiers
Tribune collective parue dans Le Club de Mediapart le 18 janvier 2024
Voir en ligne : Le Club de Mediapart - 18 janvier 2024
Le cadre légal actuel prévoit la possibilité de régularisations de personnes sans-papiers au titre du travail et des attaches privées et familiales en France. Aujourd’hui, ces régularisations sont effectuées au compte goutte. En effet, sur le terrain, nos organisations constatent qu’entre ce qui est prévu par la loi et l’accès au droit effectif pour les personnes souhaitant faire une demande d’Admission Exceptionnelle au Séjour (AES), il existe un fossé indigne d’un État de droit.
Le premier obstacle auquel ces personnes sont confrontées est la difficulté d’obtenir un rendez-vous pour déposer leur demande. La dématérialisation des démarches, qui devait répondre au problème des files d’attente massives devant les préfectures, n’a fait que leur substituer des files d’attente bien plus longues et invisibles, car numériques. Aujourd’hui, pour obtenir un rendez-vous physique en préfecture, il est nécessaire de disposer d’un accès à internet, de savoir manipuler l’outil numérique, de bien comprendre le français… et de se préparer à vivre dans l’incertitude durant de longs mois.
Une fois la demande déposée, les délais de réponse de l’administration peuvent être très variables, mais sont le plus souvent inacceptables. Pour une première demande de titre de séjour, dans la majorité des préfectures d’Île-de-France, il faut de 6 mois à 2 ans pour se voir notifier une date de rendez-vous, fixée entre 1 et 16 mois après la réception de cette notification ; une fois le dossier déposé lors de ce rendez-vous, le délai d’instruction de la demande peut encore varier de 6 à 18 mois. Au total, dans la majorité des préfectures, le délai entre le début de la démarche et la réponse finale dépasse les 2 ans, avec des pointes à 3 ou 4 ans à Paris, à Créteil, à Bobigny et à Evry.
Nos associations se mobilisent ce lundi 22 janvier par un dépôt collectif de recours auprès des Tribunaux Administratifs d’IDF. Nous souhaitons par cette initiative que les Tribunaux Administratif enjoignent aux préfectures de délivrer des rendez-vous dans des délais raisonnables.
Faire renouveler un titre de séjour expose également à devoir subir des délais rédhibitoires. Pour une demande de renouvellement, il n’est pas rare d’attendre environ 6 mois avant d’obtenir une date de rendez-vous, le plus souvent fixée entre 4 à 5 mois après l’expiration du titre à renouveler. Lorsque enfin on peut retirer son nouveau titre, celui-ci n’est donc plus valable que pour 7 à 8 mois, et devra lui-même être renouvelé peu de temps après. Ces délais peuvent provoquer des ruptures de droits en spirale pour les personnes en demande de renouvellement : perte d’emploi, perte de logement, suspension des droits sociaux.
Les préfectures créent ainsi de fait des personnes sans papiers. Quant aux personnes engagées dans une procédure de première demande, elles sont privées de l’exercice de leurs droits, et de plus en plus criminalisées, alors même qu’elles souhaitent régulariser leur situation. Quelle que soit leur situation, lors de leur attente, les personnes étrangères n’ont accès à aucune information sur l’état de leur demande, ni à aucun interlocuteur de la préfecture.
H, en France depuis 2007, en a fait l’expérience. Après avoir tenté de prendre rendez-vous par ses propres moyens pendant deux ans et demi, il se tourne vers le Secours Catholique de Seine-Saint-Denis, qui l’aide à déposer un recours devant un tribunal administratif. En octobre 2022, sous l’injonction du juge, un rendez-vous lui est accordé par la préfecture pour novembre 2023. Aujourd’hui, H., travailleur sans-papiers, père de 3 enfants scolarisés, est toujours sans réponse de la préfecture pour son titre de séjour.
À cette maltraitance administrative s’ajoute le fait que les procédures préfectorales se trouvent entachées d’un certain arbitraire, voire de pratiques ouvertement illégales.
Certaines préfectures refusent d’accepter comme adresse de réception de courrier les domiciliations administratives, pourtant la seule manière sûre de recevoir son courrier lorsqu’on est hébergé de façon précaire. Cette pratique illégale a pour conséquence des retards possibles dans la réception des courriers, voire aucune réception, et donc dans bien des cas l’expiration des délais de recours.
Au mépris des textes de loi, certaines catégories de demandes de titre de séjour relevant du plein droit sont traitées par une majorité des administrations préfectorales en Île-de-France comme des demandes d’AES, ce qui prolonge considérablement leurs délais de traitement et diminue leurs chances de régularisation. On exige parfois des personnes qu’elles fournissent des documents non prévus par la loi pour instruire leur dossier. Certains dossiers sont classés sans suite de façon abusive, sans aucune cohérence dans les motifs invoqués, et sans possibilité de recours.
Voilà comment, en différant les régularisations, par la mise à distance des étrangers et des dysfonctionnements présents à chaque étape de la demande de titre, les préfectures d’Île-de-France fabriquent des sans-papiers ! Pour remédier à ces situations de non-droit, nous revendiquons dans l’urgence : la mise en place d’un accueil effectif, en présentiel et inconditionnel, tenu par des agents formés et en nombre suffisant ; la délivrance systématique d’un récépissé (ou d’une attestation de prolongation d’instruction) avec autorisation de travail dès le dépôt de la demande ; le respect de l’arrêt du Conseil d’État du 10 juin 2020 enjoignant l’État à respecter un « délai raisonnable » pour instruire les dossiers.
Signataires :
- Cathy CLAVERIE, Présidente de Dom’Asile
- Mylène CLEMENT, présidente de l’Accueil Goutte d’Or
- Maxence DELAPORTE, Directeur général adjoint d’Interlogement 93
- Christina DIRAKIS, avocate au barreau de Paris
- Jean-Michel DELARBRE, membre du Comité national de la Ligue des Droits de l’Homme
- Nacer EL IDRISSI, président de l’Association des travailleurs maghrébins de France (ATMF)
- Laurence FABART, co-présidente de la Cimade Île-de-France
- Iris SAINTE FARE GARNOT, avocate au barreau de Paris
- Dominique GRATTEPANCHE, RESF 75
- Elena DE GUEROULT D’AUBLAY, membre du SAF et avocate au barreau du Val d’Oise
- Valérie HANOTTE, présidente du Secours Catholique - Caritas France Île-de-France
- Geneviève JACQUES, présidente de Femmes de la Terre
- Magda JOUINI, élue à la Fédération des centres sociaux et socioculturels de Seine-Saint-Denis (FCS93)
- Aurélie LAGAVILLE, chargée du dossier des discriminations à la CFDT Île-de-France
- Gwénola LE TAILLANDIER, Déléguée Nationale en région de la Cimade Ile-de-France
- Cannelle LUJIEN, membre de la section de Nanterre de la Ligue des Droits de l’Homme
- Justine MALLET, avocate au barreau de Paris
- Fernanda MARRUCCHELLI, Coordinatrice de la Fasti
- Alexandre MOREAU, directeur adjoint de Droits d’Urgence
- Bruno MOREL, Président de la Fédération des acteurs de la solidarité Ile-de-France (FAS IDF)
- José QUAZZA, RESF 93
- Denis ROCHE, coprésident de Turbulences
- Vanina ROCHICCIOLI et Christophe DAADOUCH, Co-président⋅es du Groupe d’information et de soutien des immigré⋅es (Gisti)
- Marie DE SAINT PHALLE, membre de la gouvernance collégiale de Solidarité Jean Merlin
- Catherine TALEB, CCFD - Terre Solidaire 93
- Eléonore TAVARES DE PINHO, avocate au barreau de Paris
- Jean Pierre VOLKRINGER, président d’honneur de Solidarité Jean Merlin
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