Il faut protéger sans exception tous les demandeurs d’asile soudanais
Tribune collective parue dans Le Monde du 3 avril 2024
Près de huit millions de personnes déplacées, une population civile victime de violences ciblées et indiscriminées : depuis presque un an, le Soudan souffre d’une guerre qui s’étend à l’ensemble du pays et le fait sombrer dans une crise humanitaire d’une ampleur sans précédent. La France a fermé son ambassade et évacué ses ressortissants dès le début du conflit, mais, contre toute attente et au mépris des risques pour la sécurité et la vie des personnes de nationalité soudanaise, elle organise des expulsions vers le Soudan. Paroxysme d’une politique assumée de rejet des exilés, en violation du droit international.
Depuis le 15 avril 2023, les forces armées du Soudan (armée régulière) et les paramilitaires des Forces de soutien rapide s’affrontent dans un conflit armé sanglant. Prises en étau, les populations civiles fuient massivement les violences.
Certaines des violations recensées par une enquête d’Amnesty International constituent des crimes de guerre. Des dizaines de milliers de civils ont été ciblés en raison de leur appartenance ethnique, en particulier au Darfour Ouest, comme le rapporte Human Rights Watch, où entre 10 000 et 15 000 personnes auraient été tuées, selon l’ONU.
En totale déconnexion avec la gravité de la situation, la France a procédé, en décembre 2023, à l’expulsion, via l’Egypte, d’un Soudanais vers son pays d’origine. Les autorités françaises ont aussi continué d’enfermer, en vue de leur expulsion, des demandeurs d’asile soudanais, dont six ont été placés en centre de rétention administrative entre octobre 2023 et janvier 2024. Plusieurs laissez-passer consulaires ont été délivrés afin de permettre leur expulsion vers le Soudan via Le Caire. Si ces six personnes ont finalement été libérées fin janvier, trois d’entre elles restent menacées d’un renvoi forcé vers le Soudan en guerre. Ciblage sur une base ethnique
Alors que certains juges constataient, depuis avril 2023, l’impossibilité de prendre des mesures d’éloignement vers certaines localités du Soudan, d’autres – et c’est le cas ici – ont validé l’enfermement et l’expulsion de ressortissants soudanais malgré la dégradation de la situation sur le terrain, et ce sans justifier ce changement de paradigme surprenant.
La gravité de la situation sécuritaire et humanitaire sur place est bien documentée par les organisations internationales. Une étude menée fin 2023 par Médecins sans frontières dans les camps de réfugiés soudanais au Tchad a constaté, parmi ceux qui étaient originaires d’Al-Geneina, la capitale du Darfour Ouest, une multiplication par vingt de la mortalité, causée dans plus de 80 % des cas par la violence, avec, en particulier, un ciblage des hommes sur une base ethnique.
Dans le reste du pays, certaines communautés se disent ciblées par les deux belligérants. Plusieurs organisations ont rapporté des cas multiples de disparitions, des exécutions extrajudiciaires, des détentions arbitraires, des violences sexuelles et des actes de torture. A ces graves violations du droit international s’ajoute une crise humanitaire extrêmement préoccupante.
Partout dans le pays, les rares acteurs humanitaires encore présents constatent des restrictions accrues sur l’approvisionnement en denrées alimentaires et en médicaments vitaux, mais aussi sur les mouvements de leur personnel et des civils soudanais en général. En dehors des millions de déplacés, beaucoup de Soudanais, souvent les plus pauvres, sont pris au piège dans des zones de combat.
Le seul aéroport encore ouvert est celui de Port-Soudan. Mais, contrairement à ce qu’avance l’administration française pour justifier son zèle à expulser des Soudanais, un retour à Port-Soudan, forcé ou non, n’est pas sans danger. Les routes qui relient l’aéroport et l’est du Soudan au reste du pays, notamment l’Ouest, le centre et la capitale abandonnée par les autorités de Khartoum, sont de plus en plus fermées. Une personne du Darfour ou de Khartoum qui atterrirait à Port-Soudan serait, de facto, dans l’incapacité de regagner sa région d’origine, condamnée à devenir un déplacé interne. Attente de cohérence
Aucune zone du pays n’est épargnée par l’extension du conflit. Cette réalité n’a pas échappé à la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) qui, depuis juillet 2023, a jugé que l’Etat de Khartoum et trois des cinq Etats de la région du Darfour étaient en proie à une situation de « violence aveugle d’exceptionnelle intensité ».
Conformément à son mandat, la Cour a ainsi annulé des rejets de demandes d’asile par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides, et estimé que la situation, dans les parties du Soudan dont les requérants sont originaires, justifie que l’Etat français donne à tous les demandeurs d’asile qui en viennent un droit automatique à une protection subsidiaire immédiate. Ces décisions, censées faire jurisprudence, ont été précédées par des décisions similaires concernant d’autres parties du Soudan, avant même la date du 15 avril.
Pourtant, la réalité prise en compte par la CNDA est ignorée par les mesures d’expulsion de demandeurs d’asile soudanais. Au lendemain de l’adoption d’une énième loi répressive sur l’immigration, tout indique que la volonté politique d’expulser davantage prime sur la protection que le droit est censé offrir à ceux qui fuient la guerre. Les droits fondamentaux – notamment le droit à la vie et le droit de ne pas subir de traitements inhumains et dégradants – sont mis en danger pour satisfaire l’objectif d’une augmentation des expulsions.
Nous demandons aux autorités françaises une cohérence entre le constat partagé de la gravité du conflit au Soudan et leurs pratiques en matière d’asile, d’enfermement et d’expulsion : il faut protéger sans exception tous les demandeurs d’asile soudanais en France. Il est urgent que la France remette les droits fondamentaux au cœur des politiques migratoires et se conforme aux obligations qu’impose le droit international.
Les signataires de la tribune :
- Ziad Abdel Tawab, directeur exécutif de l’Institut du Caire pour les études des droits de l’homme
- Fanélie Carrey-Conte, secrétaire générale de La Cimade
- Christophe Daadouch et Vanina Rochiccioli, coprésident⋅es du Gisti
- Isabelle Defourny, présidente de Médecins sans frontières France
- Elvire Fondacci, coordinatrice de plaidoyer à Human Rights Watch
- Jean-Claude Samouiller, président d’Amnesty International France
- Jérôme Tubiana, chercheur spécialiste du Soudan
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