Article extrait du Plein droit n° 138, octobre 2023
« Étrangers sous écrou »

Travailleurs sans papiers en prison : entre permission et exploitation

Lola Isidro

Université Paris Nanterre
Qu’en est-il du droit de travailler pour les sans-papiers détenus ? Derrière les barreaux, rien ne l’interdit. Ce traitement a priori plus favorable s’observe également en matière de couverture santé. Mais, avec la réforme du travail pénitentiaire, les étrangers sans papiers en prison ne seront bientôt plus couverts par la législation professionnelle en cas d’accident du travail. Une nouvelle illustration de la dégradation continue des droits en matière de risques professionnels.

La question du travail en prison a fait l’objet d’une actualité récente avec la réforme entreprise dans le cadre de la loi du 22 décembre 2021, complétée par le décret du 25 avril 2022 relatif au travail des personnes détenues et modifiant le code pénitentiaire. Cette réforme était attendue. Longtemps intrinsèquement lié à la peine, le travail pénitentiaire a cessé d’être obligatoire en 1987 [1]. À la fonction punitive a été officiellement substitué un objectif de réinsertion dans la perspective du retour à la vie libre. Pour autant, au xxie siècle, la mise au travail des personnes détenues « s’apparente davantage aux conditions du premier âge industriel qu’à celles de la France de ce jour » : tel est l’implacable constat dressé par le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) en 2013 [2]. Malgré la poursuite d’un objectif de réinsertion tourné vers le dehors, le travail carcéral reste très ancré dans le dedans [3], se présentant d’abord comme un outil de gestion du bon ordre en détention. Jusqu’à la réforme récemment entreprise, rien, dans le régime du travail, ne pouvait concourir à la réinsertion. En énonçant que « les relations de travail des personnes incarcérées ne font pas l’objet d’un contrat de travail », le code de procédure pénale écartait toute application du droit du travail, notamment des règles relatives au salaire minimum, à la durée du travail, au licenciement, aux droits collectifs (droit syndical, droit de grève).

La protection sociale des travailleurs en prison était également lacunaire (exclusion du droit aux indemnités journalières en cas d’arrêt de travail, faiblesse des droits à la retraite, etc.). Les droits sociaux des détenus travailleurs [4] étaient donc plus que dégradés, sans égard pour leur caractère fondamental et, pour certains d’entre eux, leur valeur constitutionnelle [5] ; à l’image toutefois du type d’activité professionnelle le plus souvent proposé, à savoir des tâches répétitives ne requérant pas de qualification particulière (manutention, façonnage, etc.). Une réforme s’imposait.

En mars 2018, à l’occasion d’un discours à l’École nationale d’administration pénitentiaire, le président de la République fait part de son souhait que « le droit du travail, en étant adapté évidemment à la réalité et aux contraintes de la prison, puisse s’appliquer aux détenus et, à tout le moins, que le lien qui unit l’administration pénitentiaire et le détenu travaillant en son sein soit un lien contractuel avec des garanties qui s’y attachent, et non plus un acte unilatéral avec la négation de tous les droits », ce qu’était l’« acte d’engagement » prévu par l’article 33 de loi pénitentiaire du 24 novembre 2009. Ce document était signé par le chef d’établissement et le travailleur au moment où celui-ci était affecté à un poste de travail et énonçait, à titre purement informatif et générique, les droits et obligations professionnelles, les conditions de travail et de rémunération tels que régis par le code de procédure pénale. Pas l’ombre d’un contrat protecteur.

C’est dans la suite de cette annonce que s’est inscrite la réforme du travail pénitentiaire, et plus largement des droits sociaux des personnes détenues, insérée dans la loi « pour la confiance dans l’institution judiciaire ». Assurément, la réforme est porteuse d’améliorations au travers, notamment, de la création d’un « contrat d’emploi pénitentiaire » ouvrant à une régulation plus rigoureuse de l’entrée et de la sortie de l’emploi, d’une réglementation plus stricte de la durée du travail ou encore, d’un renforcement des droits en matière de protection sociale. En ce sens, le nouveau régime du travail pénitentiaire participe davantage de la réinsertion. En revanche, la réforme ne modifie pas les minima de rémunération, qui restent fixés au mieux à 45 % du Smic [6].

Il reste qu’avant comme après la réforme, la possibilité d’exercer une activité professionnelle peut présenter un intérêt pour les personnes privées de liberté qui trouveront dans le travail une source de revenu pour faire face au coût que représente, contrairement aux idées reçues, la vie en prison [7] – sans parler des charges qui se maintiennent à l’extérieur (crédits, factures, loyers, indemnisation des parties civiles, etc.) –, ressources dont on mesure mieux l’importance si l’on sait que plus de 20 % des personnes détenues sont « indigentes [8] » (c’est-à-dire vivant avec moins de 50 € par mois). Or, parmi les détenus indigents, les étrangers sont sur-représentés. Selon une enquête conjointe d’Emmaüs France et du Secours catholique publiée fin 2021, un quart des personnes étrangères étaient sans ressource aucune avant leur entrée en détention (contre 13 % des détenu·es de nationalité française) [9]. Et parmi elles, on trouve un nombre important de sans-papiers. Ces derniers ont-ils le droit de travailler en prison ? Que dit leur situation du travail carcéral ?

Illégaux à l’extérieur, réguliers à l’intérieur

Rien dans les textes n’interdit aux sans-papiers de travailler en prison. « Au sein des établissements pénitentiaires, les personnes incarcérées qui en font la demande peuvent exercer une activité professionnelle ou bénéficier d’une formation professionnelle ou générale ou d’une validation des acquis de l’expérience, dans les conditions prévues par les dispositions du code pénitentiaire », énonce l’article 717-3 du code de procédure pénale [10]. La possibilité de travailler en prison est donc ouverte à celles et ceux qui « en font la demande » (manière de souligner que le travail n’est plus obligatoire), indifféremment de leur nationalité, bien sûr, mais également de leur situation au regard du séjour. Ni le code de procédure pénale ni le code pénitentiaire entré en vigueur le 1er mai 2022 ne soumet à autorisation l’activité professionnelle des détenus étrangers. Le monde de la prison apparaît ainsi plus libéral à l’égard des personnes étrangères : des sans-papiers de l’extérieur se retrouvent être des travailleurs réguliers à l’intérieur.

Le droit de travailler se double en outre d’une protection maladie améliorée. Alors qu’à l’extérieur, les sans-papiers ne peuvent prétendre au mieux qu’à l’aide médicale d’État (AME), notamment si leurs ressources ne dépassent pas un certain montant – ce qui exclut du dispositif régi par le code de l’action sociale et des familles la plupart des travailleurs –, en détention, les personnes étrangères bénéficient de la prise en charge des frais de santé de droit commun, à savoir la protection universelle maladie prévue par le code de la sécurité sociale [11].

Comment expliquer ce traitement favorable ? Pour le comprendre, il faut probablement revenir aux raisons d’être des conditions de régularité en matière de travail et de protection sociale. La politique d’autorisation de travail trouve ses racines dans la loi du 8 août 1893 relative « au séjour des étrangers en France et à la protection du travail national », et s’est définitivement ancrée avec la loi du 11 août 1926 « prise en vue d’assurer la protection du marché du travail national ». Comme les intitulés de ces lois l’indiquent, il s’agit de donner priorité aux travailleurs nationaux, les étrangers ne pouvant être autorisés à travailler qu’après un examen de la situation de l’emploi, qui peut leur être opposée, ou dans des métiers dits « en tension ». Il s’est toujours agi, pour l’État français, de prévenir la concurrence que pourraient constituer les travailleurs étrangers, supposés enclins à accepter des conditions de travail et d’emploi moins favorables, menaçant ainsi de tirer vers le bas les salaires et les autres conditions de travail. Cette analyse est difficilement transposable dans l’univers de la prison où les salaires sont pour toutes et tous très bas et où, sauf exception, les activités proposées, peu ou non qualifiées, sont bien souvent abrutissantes, voire dégradantes. En d’autres termes, en prison, même s’il peut exister une concurrence entre les potentiels candidats au travail en raison d’une demande de travail plus forte que l’offre [12], il n’y a pas de main-d’œuvre nationale à « protéger ». Quant à la condition de régularité du séjour en matière de protection sociale, elle vise à « maîtriser » l’immigration. Introduite au milieu des années 1970 dans un contexte de fermeture des frontières, elle a été généralisée à l’ensemble des prestations sociales (sauf exceptions, telles les prestations relatives aux accidents du travail et aux maladies professionnelles) en 1993, dans le cadre de la loi Pasqua, avec l’idée que rendre l’accès aux prestations plus restrictif pouvait contribuer à limiter la venue d’étrangers sur le territoire. Au fondement de ce raisonnement, on trouve une idée reçue bien connue : celle qui consiste à penser que les prestations sociales constituent un facteur d’attraction majeur, et que les migrations sont motivées par la perspective d’accéder à un certain nombre de droits sociaux, d’en « profiter ». C’est le fameux mythe de l’« appel d’air ». À l’évidence, un tel discours est intenable s’agissant de la prison : il est improbable que des personnes soient tentées par la perspective de se retrouver enfermées afin de bénéficier d’une protection sociale. La condition de régularité du séjour perd donc sa fonction et devient inutile. Un impératif sanitaire explique également ce régime dérogatoire : écarter de la protection maladie de droit commun une part non négligeable de la population carcérale pourrait présenter un risque en termes de santé publique dans un environnement particulièrement sensible.

En définitive, à l’intérieur, l’étranger n’est plus considéré comme une menace pour le marché du travail et l’État social. Privé de liberté, il se retrouve donc, à certains égards, paradoxalement mieux traité qu’à l’extérieur. Mieux traité, dans un environnement marqué cependant par une grande maltraitance. La récente réforme du travail pénitentiaire entend remédier à l’indignité du travail en prison en améliorant la condition des détenus travailleurs. En ce sens, elle comporte des avancées notables, sans pour autant modifier la philosophie du travail en prison. La situation des travailleurs sans-papiers est un reflet du caractère inabouti de la réforme.

Persistance de l’exploitation

La réforme engagée en 2021 poursuit un objectif de rapprochement du régime du travail pénitentiaire avec le droit commun. L’instrument phare est le nouveau contrat d’emploi pénitentiaire (CEP), régi par le nouveau code pénitentiaire. En vertu de l’article L. 412-10 de ce code, la personne détenue peut, après avoir été préalablement « classée au travail », c’est-à-dire autorisée à travailler, puis affectée sur un poste par le chef de l’établissement pénitentiaire, signer un CEP. Si la personne est appelée à travailler au service général de la prison (ménage, cuisine…), le CEP liera celle-ci avec l’administration pénitentiaire. Autrement, le CEP est signé avec une autre personne morale fournissant du travail en détention, notamment les entreprises privées implantées en prison dans le cadre du système de la concession de main-d’œuvre pénale. Le CEP peut être à durée indéterminée ou à durée déterminée, les motifs de recours à un CDD étant limités à trois (remplacement, accroissement temporaire d’activité, poste à caractère saisonnier). Le code pénitentiaire entend aussi encadrer la durée maximale de travail sur le modèle du droit commun [13]. En outre, une ordonnance, annoncée dans le cadre de la réforme et prise le 19 octobre 2022, renforce les droits sociaux des personnes détenues. Au titre des avancées remarquées, on peut relever le versement d’indemnités journalières en cas d’arrêt de travail dû à un accident du travail ou une maladie professionnelle, l’application des dispositions relatives au congé maternité, la prise en compte des périodes de travail carcéral pour l’ouverture des droits au chômage au sortir de la détention, la fixation d’une assiette minimale de cotisations en matière d’assurance vieillesse afin de permettre aux détenus travailleurs de valider des trimestres, la reconnaissance du droit à la retraite complémentaire. Toutefois ces dispositions ne sont pas encore applicables, dans l’attente de décrets d’application dont l’ordonnance prévoit qu’ils peuvent intervenir jusqu’en décembre 2024.

Malgré ces changements, la réforme ne remet pas en cause l’extrême flexibilité d’une organisation du travail toute entière tournée vers les intérêts des donneurs d’ordre. Elle ne prévoit aucune garantie, de ressources notamment, pour compenser la précarité induite par cette flexibilité. À titre d’exemple, la durée minimale de travail hebdomadaire est largement inférieure à celle fixée en droit commun – 10 heures contre 24 heures dans le code du travail. À l’inverse, le donneur d’ordre peut imposer au travailleur un nombre d’heures complémentaires bien plus élevé – jusqu’à la moitié de la durée de travail prévue au contrat, contre 10 % hors les murs. Autre exemple : un changement de planning peut être imposé au travailleur jusqu’à 24 heures à l’avance, contre trois jours dans le droit commun, ce qui ne se concilie pas nécessairement avec les impératifs de la vie en détention (parloirs, autres rendez-vous et activités, etc.). Les fins de CDD ne donnent pas lieu au versement d’une « prime de précarité » (10 % du salaire brut) et les baisses temporaires d’activité entraînant la suspension du contrat d’emploi n’ouvrent pas droit à une indemnisation des travailleurs qui supportent donc les risques de l’activité. Enfin, en cas d’arrêt maladie d’origine non professionnelle, les détenus n’ont droit à aucun revenu de remplacement.

Le nouveau régime du travail pénitentiaire, avec ses avancées et ses limites, concerne toutes les personnes détenues, qu’elles soient françaises, étrangères, sans-papiers. Toutes sont logées à la même enseigne, ou presque. En effet, l’analyse scrupuleuse des dispositions révèle une différence de traitement aux conséquences pratiques peut-être mineures, mais à la portée symbolique incontestable. Selon l’article L. 412-8, 5° du code de la sécurité sociale (CSS), dans sa version à venir d’ici le 1er décembre 2024 (et dans l’attente des décrets d’application), les étrangers sans-papiers en prison ne seront plus couverts par la législation professionnelle en cas d’accident du travail. Avant sa modification par l’ordonnance du 19 octobre 2022, ils n’en étaient en effet pas exclus. Non seulement ils ne bénéficient pas d’un point d’amélioration notable de la réforme – à savoir, le bénéfice d’indemnités journalières en cas d’arrêt de travail d’origine professionnelle –, mais leur traitement devient, sur ce point, moins favorable qu’à l’extérieur. En effet, selon l’article L. 411-1 du code de la sécurité sociale, « est considéré comme accident du travail, quelle qu’en soit la cause, l’accident survenu par le fait ou à l’occasion du travail à toute personne salariée ou travaillant, à quelque titre ou en quelque lieu que ce soit, pour un ou plusieurs employeurs ou chefs d’entreprise » : cette large définition permet de prendre en compte les salariés sans-papiers et n’a pas été remise en cause en 1993 lorsque la condition de régularité du séjour a été généralisée à l’ensemble des prestations sociales [14]. Hors les murs, les sans-papiers sont donc protégés en cas d’accident du travail ; il s’agit là de l’exception majeure à la condition de régularité du séjour en matière de protection sociale, motivée à la fois par un souci de conformité aux textes internationaux protecteurs des travailleurs, notamment les conventions de l’OIT, et par la volonté de dissuader les employeurs de recourir à des sans-papiers (les employeurs devant alors rembourser à la caisse de sécurité sociale l’équivalent des prestations versées). En outre, l’application de la législation professionnelle peut ouvrir la voie d’une régularisation. Selon l’article L. 462-5 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda), « l’étranger titulaire d’une rente d’accident du travail ou de maladie professionnelle servie par un organisme français et dont le taux d’incapacité permanente est égal ou supérieur à 20 % se voit délivrer une carte de séjour temporaire portant la mention “vie privée et familiale” d’une durée d’un an ». En d’autres termes, le sans-papiers victime d’un grave accident du travail ou de maladie professionnelle est régularisé de plein droit. Au terme de la réforme, cela ne concerne plus les travailleurs sans-papiers détenus ayant subi un accident professionnel. L’objectif de réinsertion attaché au travail carcéral est donc ici totalement illusoire, et pour ces travailleurs, c’est la triple peine : prison, exploitation, expulsion.




Notes

[1Loi du 22 juin 1987 relative au service public pénitentiaire.

[2Communiqué de presse du Contrôleur général des lieux de privation de liberté, 14 juin 2013.

[3Référence au titre de la revue de l’Observatoire international des prisons (OIP), Dedans-Dehors.

[4Philippe Auvergnon, Marie Crétenot, Nicolas Ferran, Cyril Wolmark, « Proposition juridique pour un statut du détenu travailleur », Droit social, 2019.

[5Voir le préambule de la Constitution de 1946.

[6Code pénitentiaire, art. D. 412-64.

[7OIP, « Tout est-il gratuit en prison pour les personnes détenues ? », 1er février 2021.

[8Laure Anelli, « Aux confins de la pauvreté, l’indigence en prison », Dedans-Dehors, n° 113, 2021.

[9Au dernier barreau de l’échelle sociale : la prison, octobre 2021, p. 64.

[10La formulation de l’article antérieure à la réforme était similaire.

[11Code de la sécurité sociale, art. L. 381-30, al. 3.

[12Cela peut être le cas dans les établissements surpeuplés ou dépourvus d’espaces dédiés.

[13Voir art. R. 412-50 et s.

[14Voir la circulaire DSS/AAF n° 95-11 du 17 février 1995 : « L’irrégularité de la situation d’un ressortissant ne fait pas obstacle au versement des prestations prévues au livre IV du code de la sécurité sociale. »


Article extrait du n°138

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Dernier ajout : vendredi 31 mai 2024, 16:16
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