Édito extrait du Plein droit n° 38, avril 1998
« Les faux-semblants de la régularisation »
Indigne !
ÉDITO
On nous avait annoncé une politique de l’immigration « ferme et digne ». On a eu la fermeté, parfois même la brutalité. Mais de dignité, point.
Au nom de la fermeté, et au nom d’un hypothétique consensus avec la droite, le gouvernement, soutenu de plus ou moins bonne grâce par sa majorité, a choisi de conserver les dispositions les plus répressives des lois Pasqua et Debré. Au nom de la fermeté il a même eu l’audace — une audace que Debré n’avait pas eue — de proposer un allongement supplémentaire de la durée de la rétention.
Mais suffit-il de baptiser ce consensus de « républicain » pour masquer le reniement que ces choix impliquent — un reniement en pure perte, au demeurant, puisque la droite a refusé d’entrer dans le jeu du consensus ?
Au nom de la fermeté aussi, le gouvernement a cru habile de proposer une opération de régularisation limitée, en prenant bien soin de préciser que ceux qui ne seraient pas régularisés devraient repartir. Les célibataires ont ainsi été délibérément sacrifiés. Comment ne pas trouver indigne le calcul cynique qui a guidé ce choix ? De toute évidence, on a pensé que l’opinion étant moins prête à s’apitoyer sur leur sort, il serait plus facile de les reconduire à la frontière.
C’était indigne, et c’était aussi une stratégie à courte vue. Car il était évident qu’une régularisation conçue de façon si étroite placerait tôt ou tard le gouvernement devant la même alternative en forme de dilemme que ses prédécesseurs : fermer les yeux et être accusé de laxisme, ou reconduire massivement à la frontière les déboutés de la régularisation, pour montrer qu’on est ferme. « Que deviendront les sans-papiers dont le sort n’aura été réglé ni par une régularisation conçue de façon bien trop restrictive, ni par des textes à peine modifiés ? » écrivions-nous dans ces colonnes en septembre 1997. « Fermera-t-on les yeux ? ce serait contraire à l’esprit du rapport Weil. Affrétera-t-on des charters pour les reconduire chez eux ? Et si de nouvelles grèves de la faim se déclenchent ? »
A vrai dire, le gouvernement n’a guère hésité. Au nom de la fermeté toujours, il n’a même pas attendu la fin de l’opération de régularisation pour reconduire à la frontière ceux qui avaient en vain tenté leur chance. Et il l’a fait sans grand égard pour la dignité de ceux qu’il expulsait. Au demeurant — l’expérience l’a montré — il n’y a pas de façon digne, avec ou sans charters, d’expulser des hommes qui ont de bonnes raisons, parfois même d’impérieuses raisons, de refuser ce rapatriement forcé.
C’est sans doute aussi au nom de la fermeté que le gouvernement n’a pas tenu sa promesse de libéraliser la délivrance des visas pour les Algériens, tout en rejetant parallèlement le moratoire réclamé de tous côtés sur les expulsions vers l’Algérie. Comment ne pas crier son indignation ? Comment ne pas se scandaliser, surtout, de cette fausse bonne conscience par laquelle le gouvernement est conduit à minorer systématiquement les risques encourus par les Algériens expulsés, à la fois pour dissuader ceux-ci de tenter de trouver un refuge en France et pour ne pas déplaire au gouvernement algérien ?
Ni le reniement des engagements pris, ni ces démonstrations de « fermeté » n’ont convaincu la droite, on l’a vu, d’entrer dans le jeu du consensus. Malgré l’échec de cette stratégie, l’ennemi, aux yeux du ministre de l’Intérieur, n’est pas à droite, c’est clair : il est à gauche, à l’intérieur de son propre camp. Ce n’est pas avec la droite qu’il entend croiser le fer, mais avec les « extrémistes », les « irresponsables » qui contestent le bien-fondé d’une politique qui a fait la preuve de son échec et de ses méfaits depuis des années et qui ne consentent pas à taire leurs critiques simplement parce que c’est un gouvernement de gauche qui la met en œuvre. Il y a quinze ans désormais — depuis les municipales de 1983 — que la politique de l’immigration se détermine sous l’ombre portée du Front national, quinze ans que son audience électorale s’accroît inexorablement. Mais pour notre ministre de l’Intérieur, ceux qui font le jeu du Front national, ce sont les sans-papiers qui, en désespoir de cause, recommencent à occuper les églises comme du temps de Debré, les curés qui les accueillent, les intellectuels qui les soutiennent, et les militants qui tentent — pacifiquement — de s’opposer aux reconduites à la frontière.
Et de quel côté est « l’incivisme » ? Est-il vraiment du côté de ceux qui se sont bornés à distribuer des tracts ou du côté des passagers qui ont — eux — estimé indigne de voyager à côté de gens menottés, parfois scotchés et drogués, encadrés par des policiers ? N’est-il pas plutôt du côté de ceux qui brandissent des menaces contre ces « fauteurs de troubles », des menaces qui, disons-le clairement, si elles avaient été proférées par un ministre de droite, auraient aussitôt fait descendre dans la rue des milliers de personnes ?
Qui contribue « à la perte des repères dont la République a besoin » ? Est-ce vraiment ceux qui se solidarisent avec les sans-papiers ? N’est-ce pas plutôt notre ministre de l’Intérieur, toujours lui, qui, poursuivant la dérive entamée par ses prédécesseurs, nous propose un modèle de République décidément plus proche de l’État policier que de la démocratie ? Car, dans une démocratie, les citoyens n’ont pas à être les auxiliaires de la police. Et si « les lois doivent être appliquées » — y compris, n’est-ce-pas, les lois naguère jugées scélérates... —, c’est aussi le droit des citoyens d’user de leur liberté d’expression pour dénoncer des textes qu’ils estiment injustes, des pratiques qu’ils jugent arbitraires. Or, c’est cette liberté qu’on tend progressivement à leur dénier. Depuis quelques années, en effet, la mobilisation générale a été décrétée contre « l’immigration clandestine » : chacun, fonctionnaire ou simple citoyen, est prié, sommé même, d’y apporter son concours. Qui refuse de collaborer, qui émet des réserves, a fortiori des critiques, se voit menacer à son tour et s’expose à des représailles. Dans un premier temps, ce sont les fonctionnaires que l’on a incités à dénoncer les étrangers en situation irrégulière ; puis ce sont de simples citoyens que l’on a poursuivis et parfois condamnés pour le crime d’avoir hébergé un ami, un frère, voire un mari en situation irrégulière ; la loi Debré avait prétendu à son tour « responsabiliser » les personnes hébergeant des visiteurs étrangers en les obligeant à déclarer le départ de leurs hôtes à la mairie. L’émotion qui s’était emparée d’une partie de l’opinion avait contraint le gouvernement d’alors à reculer. [Voir le manifeste des 66 cinéastes.] Or, le gouvernement actuel, par la voix de son ministre de l’Intérieur, franchit un pas supplémentaire en menaçant de poursuites les distributeurs de tracts qui ont osé « bafouer les lois ».
On ne saurait s’étonner — mais on doit d’autant plus s’inquiéter, dans ce contexte — que le gouvernement ait obstinément refusé de subordonner la répression du délit d’aide au séjour irrégulier à l’intention lucrative de ceux qui fournissent cette aide. Et, pire encore, qu’il ait introduit dans sa propre loi un amendement de dernière minute de façon à restreindre les immunités initialement prévues pour les associations à celles dont le ministre de l’Intérieur fixera lui-même la liste. Au-delà de l’atteinte patente portée à la liberté d’association, au-delà de la violation grossière de la séparation des pouvoirs qu’implique l’attribution au ministre de l’Intérieur de compétences normalement dévolues au législateur et au juge, il y a là, plus insidieusement, un avertissement et une menace : une façon de laisser entendre que toute aide apportée aux étrangers en situation irrégulière, y compris sous la forme du conseil juridique, tombe virtuellement sous le coup de la loi et peut être punie.
Contre ces dérives de l’esprit démocratique, il est urgent, il est indispensable de réagir. Et il est rassurant qu’il y ait des voix pour s’élever contre une politique brutale et indigne, d’autant plus indigne qu’elle est le fait d’un gouvernement de gauche qui dévoie les valeurs républicaines dans lesquelles il se drape. [Voir le communiqué Après le délit d’hospitalité, le délit de solidarité]
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